Paris-mars 1945
Rédigé par Roger Garaudy, alors
membre de la section
d’Education du Comité central du
Parti communiste français
(dans "Peut-on être communiste aujourd'hui ?", Roger Garaudy évoque le projet finalement avorté d' Encyclopédie de la renaissance française. A lire ici)
La France est
meurtrie dans sa chair et dans son âme. Un
million de
maisons et de foyers détruits, des milliers d'enfants
morts ou
anémiés, des millions de consciences déroutées par
trop de
faillites spirituelles, c'est le bilan de ces années de
trahison, de
défaite et de servitude.
La libération
de la France sera celle de l'âme nationale,
aussi bien
que celle du sol de nos pères. Cette reconstruction
totale de la
patrie exige un effort complet et coordonné de tous
les bras et
de tous les cerveaux.
Nous faisons
appel à tous les intellectuels français, savants,
artistes,
écrivains, ingénieurs et techniciens, instituteurs et
professeurs,
médecins et architectes, pour qu'ils prennent
leur place
dans ce chantier gigantesque de notre histoire
nationale.
La France n'a
pas fini de donner au monde ce qu'elle
peut donner. Après avoir
été le lieu de la chrétienté où saint
Thomas
d'Aquin a pu écrire sa Somme, qui contient tout ce
que le regard
des hommes pouvait alors embrasser, elle a porté
en elle et
mis au jour le mouvement encyclopédique du
XVIIIe
siècle, dont l'Europe a jusqu'ici vécu. Elle est le creuset
des grandes
synthèses et l'atelier où se forgent les pensées qui
servent à
construire.
Il s'agit
aujourd'hui de donner une impulsion décisive
à la
recherche et à la création dans tous les domaines de la
pensée, de la
technique et des arts.
Les Français
savent très exactement ce qu'ils veulent: ils
veulent que
la culture française serve à son rang la cause de la
renaissance
de la patrie.
La certitude
de vaincre dans ce grand combat repose sur
la confiance
dans le peuple. Ce peuple au coeur ardent et à la
tête froide
vient encore de donner au monde des exemples
admirables
d'héroïsme et de discipline, de conscience lucide
et
d'indomptable volonté, c'est l'exemple de ce peuple qui a
permis aux
meilleurs de nos intellectuels de poursuivre leur
tâche
traditionnelle, de préparer, malgré les ténèbres de l'occupation,
l'aube d'un
nouveau jour. Dans les crises et les remous
où tant de
choses sombraient, où une vie nouvelle luttait pour
venir au
monde, la culture française ravagée et physiquement
atteinte,
dans ses maîtres même, pour survivre à l'orage avait
besoin d'un
sang généreux et fort que ce peuple, qui vient de
renaître, n'a
pas épargné à sa défense.
Nous voulons
unir l'intelligence et le travail.
Nous voulons
enraciner l'intellectuel dans le terreau
humain.
Aux artistes
nous disons : Ne vous croyez pas liés à un
« courant »
étroitement politique et actuel ; nous avons besoin
de votre
grand art et de la sauvegarde de ses meilleures tendances.
Mais demeurez
liés à la nation, à ses" besoins et à ses
douleurs, à
ses colères et à ses espoirs. Vous en avez besoin
comme l'arbre
de la terre qui le nourrit. Soyez-fidèles à la plus
haute
tradition de l'art français qui traduit les expériences
de ce peuple,
dont Rabelais et Molière ont fait sonner le grand
rire, ce
peuple que Diderot et les encyclopédistes ont conduit
à l'assaut
des Bastilles, ce peuple pour qui souffrit Lamennais,
pour qui
chantait Hugo, pour qui moururent Jaurès et Gabriel
Péri, ce peuple
loin duquel ne se conçoit rien de grand, sans
lequel on ne
bâtit rien de fort. La réalité d'un monde en désordre
était
impitoyable pour vos rêves et vous acculait au doute, à la
solitude et
au désespoir. Un homme nouveau est né dans la
lutte
nationale ; par sa victoire il a réhabilité la foi dans le
triomphe
du-bien. Musiciens ou architectes, romanciers ou
poètes,
peintres ou dramaturges, vous êtes devant
la nation
comme devant
un gisement de pierres précieuses : transportez
dans l'art
les problèmes, les actes et les images des
hommes de
notre époque. Soyez unis intimement aux questions
passionnantes
de notre siècle. Soyez les hérauts, des jours
que nous
vivons. Soyez animés par l'effort créateur des Français.
Ce visage
nouveau du héros qui est le ferment vivant de
votre oeuvre,
sculptez-le. Aidez-nous à transformer chaque jour
le rêve en
réalité. La France attend des pensées faiseuses
d'hommes et
des chants faiseurs d'hommes; elle attend des
poètes dont
la voix fasse lever des armées.
Aux savants
et aux techniciens nous disons: le monde
des crises de
« surproduction » et des chômeurs affamés, le
monde des
rapacités impérialistes et de l'obscurantisme hitlérien
vous
rebutait, vous bâillonnait, vous excluait. L'ingénieur
découvrait-il
un perfectionnement de la navette, on lui achetait
son invention
pour ne pas l’appliquer : il y a déjà trop d'étoffes
en ce monde
où les planteurs de coton sont nus et les tisserands
en loques.
Interdiction
était faite au philosophe de sortir de ses nuées
et à
l'économiste de ses statistiques : le monde est en désordre,
arrière les
penseurs, arrière l'esprit critique, arrière l’intelligence
et la
science, afin que durent les privilèges, la tyrannie
et la
trahison des oligarques.
Aujourd'hui,
pensez librement et pensez grand : pensez à
l'échelle de
nos ruines, de la détresse et des besoins du peuple
qui les
habite. La patrie exige que nos
géologues trouvent
dans notre
sol de nouveaux trésors, que nos médecins sauvent
la chair d'un
peuple aux millions d'enfants anémiés et de prisonniers
affaiblis,
que nos physiciens découvrent de nouvelles
sources de
forces motrices, que nos instituteurs rendent la
santé,
spirituelle à nos enfants, que nos agronomes rendent la
vie à notre
terre, que la science et la technique accomplissent
les miracles
qui déplacent les montagnes, qu'elles hâtent,
l'heure de
notre résurrection.
Nous voulons
unir l'intelligence et le travail.
Nous voulons
faire de chaque Français un intellectuel.
La guerre a
prouvé que les plus fortes armées ne sont
pas celles
des robots et des fanatiques sans âme, mais celles
des soldats
qui pensent. Les premières étapes de la reconstruction
ont prouvé
déjà que le travail d'un homme qui pense
est le plus
fécond, il faut, par exemple, que chaque ouvrier
puisse situer
sa tâche, si humble soit-elle, dans le tout de son usine,
son usine
dans le tout de l'effort national, l’effort de sa
nation dans le
tout de la civilisation en marche.
Alors,
seulement,
il cessera
d'être une machine de chair, une force de la
nature aux
prises avec d'autres forces de la nature, et il deviendra
un technicien
et un philosophe, un collaborateur conscient ,
de la
grande création continuée de l'homme par l'homme,
une personne
humaine, avec sa part de responsabilité dans le
combat et sa part de gloire dans le triomphe.
La science et
la technique ont aujourd'hui atteint une
complexité et
une ampleur telles que leur progrès ne peut plus
être l'oeuvre
de petites équipes d'hommes, de quelques dizaines
de
spécialistes, mais de milliers et de millions de citoyens
pensants et
créateurs.
L'Encyclopédfe
de la renaissance française, non pas collection
de livres,
non pas oeuvre de propagande ou de vulgarisation,
constituera
un mouvement de réanimation de notre
culture. Elle
sera l'état-major de cette formidable Armada
spirituelle
que la France peut et doit aujourd'hui lancer à la
reconquête de
sa grandeur.
Il existe
aujourd'hui une méthode capable de dominer et
d'orienter
l'ensemble des connaissances et de l'action de
l'homme : ce
que Diderot a réalisé avec le matérialisme mécanique
de nos
philosophes français du XVIIIe siècle, il est
possible de
le refaire au XXe siècle, avec le matérialisme dialectique,
en une
nouvelle Encyclopédie de la renaissance
française.
L'Encyclopédie du XVllle siècle a constitué l'arsenal
idéologique
de la Révolution française. Il est urgent, aujourd'hui,
avec une
méthode plus compréhensive encore et plus
riche, de
produire l'outillage intellectuel de la reconstruction
française.
Dans cette
entreprise, il ne faut pas craindre de voir grand :
travaillons à
l'échelle de la grandeur française. Il s'agit là, par
l'unité d'une
méthode de pensée, d'orienter, de coordonner et
d'éclairer
les recherches de la science et de la technique, par
les
possibilités nouvelles de communion avec la nation que le
mouvement
encyclopédique multiplie, de susciter un renouveau
des arts et
de la beauté ; par le grand éveil de conscience
qu'il
provoque, d'aider l'homme à naître et à grandir. Préparons
en tous les
domaines une nouvelle floraison de
l'esprit
français.
En parlant de
« matérialisme dialectique », il ne saurait être
question
d'imposer d’une manière dogmatique la doctrine
d'une « secte
» à la pensée française. Être matérialiste et dialecticien
aujourd'hui,
c'est penser scientifiquement, exactement
comme au XVIIe
siècle
et au XVIIIe siècle être cartésien,
ce n'était
pas se ranger dans une école ou dans une secte,
c'était
penser scientifiquement contre les routines, les scolastiques,
les préjugés
et les persécutions du passé.
Dans les
conditions de son laboratoire, le savant agit en
matérialiste,
même s'il ne pense pas toujours comme tel. Et
tous les
hommes de pensée, quelle que soit leur interprétation
philosophique
de la vérité, s'accordent indiscutablement sur
un ensemble
de méthodes efficaces et de résultats valables.
La
dialectique permet de réunir en un tout harmonieux ce qui
demeure
objectif pour tous
Et c'est
pourquoi l'Encyclopédie de la renaissance
française est
ouverte à tous les libres chercheurs, à
tous les
créateurs, a tous ceux qui aiment l'avenir.
Il serait
ridicule de demander leur credo à tous ceux qui
veulent y
apporter leur pierre. Toute découverte scientifique
ou technique
véritable, toute oeuvre d'art authentique y trouve
spontanément
sa place. On ne peut imposer d'autre condition
à la pensée
du savant que d'être vraie, au projet du technicien
que d'être
efficace, à l'oeuvre de l'artiste que d'être humaine.
Il faut,
continuer la France sans la dépouiller d'aucune,
de ses
dimensions spirituelles. Nous savons tous, ce que
l'esprit
français doit au passé ; que pourrait-on faire de valable
sans en
accepter le complet héritage? Il ne saurait donc y
avoir
d'exclusive a l'égard d'une quelconque des familles spirituelles
de la France.
Il serait criminel de laisser tarir les
grandes
sources où le génie de notre peuple puise et renouvelle
sa force.
Source
chrétienne à laquelle l'esprit français, de.la chanson
de Roland à
Victor Hugo et de Pascal à Péguy, emprunte
le souci de
faire de sa vie un problème en la subordonnant à
un idéal qui
la dépasse.
Tradition
romaine de l'ordre à laquelle nous devons l'architecture
spirituelle
de l'Université de Paris, l'équilibre de la
raison
classique, la « philosophie des lumières ».
Courant
d'esprit critique et d'ironie aiguisée par des siècles
de lutte de
la bourgeoisie et du peuple entier contre le monde
féodal, de
Rabelais à Molière et de Voltaire à Anatole France.
Montée
historique de la classe ouvrière, croissant sans
arrêt depuis
un siècle, en force, en organisation et en
conscience,
et devenue aujourd'hui le moteur et le guide de
toutes les
énergies nationales progressives.
La tâche est
géante. L'Encyclopédie de la renaissance
française
répond à un triple besoin:
Orientation
de la culture;
Coordination
de la recherche ;
Participation
de tous à la recherche et à la création.
Trop de
chercheurs, en effet, n'ont pas la possibilité d'aborder
la solution
de questions scientifiques, techniques, littéraires
ou
artistiques, indispensables et urgentes pour la nation, parce
qu'il
n'existe actuellement en France "aucun organisme d'orientation
de la
culture. C'est un gaspillage de l'intelligence française.
Trop de
Français et surtout d'ouvriers spécialisés et de
techniciens
n'ont pas la possibilité d'apporter leur contribution
intellectuelle
à la reconstruction de la patrie, parce qu'il
n'existe ni
ouvrage synoptique permettant de situer dans le tout
de la science
une recherche particulière, ni mise au point
simple et
solide permettant à chacun d'assimiler assez vite
et par
lui-même l'essentiel de ce qui est déjà découvert et de
ce qui est à
trouver dans la spécialité qui est la sienne. C'est
un gaspillage
de l’intelligence française.
L'Encyclopédie
de la renaissance française constituera
à la fois un
bilan et un programme : elle étudiera
les procédés
par lesquels l'homme, avec ses mains et avec
son esprit,
s'est emparé du monde, en est devenu le maître
et le
créateur ; non seulement elle embrassera la culture en
un tout
unique, elle donnera une vision d'ensemble de la nature
et de
l'homme, mais, en chaque domaine, elle fera la mise au
point de
l'état des problèmes, elle dressera la carte de nos
provisoires
ignorances, elle suggérera les recherches indispensables
pour combler
une lacune ou pour répondre à un
problème
pratique.
- A travers
l'Encyclopédie, le physicien fera appel au mathématicien
pour lui
demander d'étudier telle fonction algébrique,
indispensable
à ses recherches ; l'ingénieur ou le médecin
trouveront
dans les besoins de la nation le stimulant pour leur
découverte ;
l'artiste aura à coeur de répondre à l'appel d'un
peuple qui
attend de lui qu'il incarne ses problèmes, ses
angoisses,
ses espérances dans les harmonies vivantes de là
beauté ; écrivain
et philosophe veilleront à ce que ne soit pas
déformé le
merveilleux outil de connaissance, qu'est la langue
française et
que le détournement des mots de leur sens ne
permette de
retourner cette arme contre la nation qui l'a forgée.
Ce travail ne
peut être réalisé avec une méthode individualiste,
artisanale. L'industrie
française, sans perdre la
qualité et
le fini de son exécution, a renoncé depuis un siècle
et demi à la
méthode artisanale, mais un Individualisme excluront
des fruits
dignes de ceux que le monde attend de la
France.
Telle est
l'oeuvre à accomplir. Il en est peu de plus grande,
mais aussi de
plus indispensable, pour que la France retrouve
le
rayonnement spirituel qu'elle a connu à toutes ses époques
d'apogée.
L'Université de Paris, qui dominait l'Occident chrétien
au XIIIe
siècle,
le-prestige de la pensée cartésienne et de
notre art
classique, la philosophie française des lumières qui
régentait
l'Europe, nos penseurs révolutionnaires, nos poètes
et nos
savants du XIXe siècle, les peintres français qui sont,
de tout
temps, une bonne part de notre prestige aux yeux du
monde,
doivent être continués. Il y va du destin de la patrie.
Il y va du
destin de l'homme dont la France a été si souvent la
conscience la
plus lumineuse et le guide le plus hardi.
Parmi les PREMIERS MEMBRES du COMITÉ DIRECTEUR
ARAGON, Ecrivain.
Colonel A. ANTOINE et Marcel BERGERON, Présidents de l'Union des Ingénieurs et Techniciens Français.
Général DASSAULT, Grand Chancelier de la Légion d'Honneur.
Paul ELUARD, Ecrivain.
Jacques IBERT, Compositeur.
JOLIOT-CURIE, Membre de l'Institut, Professeur au Collège de France. Prix Nobel.
Paul LANGEVIN, Membre de l'Institut, Professeur au Collège de France. Prix Nobel.
LE CORBUSIER, Architecte urbaniste.
Henri MATISSE, Peintre.
PICASSO, Peintre.
Henri WALLON, Professeur au Collège de France
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