Marc Chagall, Le soleil rouge-1949 (oeuvre analysée dans " 60 oeuvres qui annoncèrent le futur". RG, p.246)
devant l'homme ; un seul a triomphé et c'est celui-là qu'a enregistré l'histoire.
Les
autres possibles n'ont plus d'autres témoins que des
oeuvres
qui annonçaient l'avenir. Non seulement celles des mondes
colonisés
qui n'eurent, jusqu'à des temps proches, leur place que
dans
des Musées d'ethnologie, comme « primitifs », comme les
masques
africains ou polynésiens jusqu'au cubisme auquel ils donnèrent
l'éveil,
ou aux arts amérindiens qu'admirait Dührer et que
l'évêque
Diego De Landa fit brûler en « autodafé » comme impies
lorsqu'il
s'agissait de poèmes sacrés, comme le Popol Vuh , détruire
comme
idoles lorsqu'ils étaient de pierre, ou que les soudards de
Pizarre
fondaient en lingots lorsqu'ils étaient d'or.
Même
à l'intérieur de l'Europe le cloisonnement en nations se
répercute
à l'école. Il ne permet pas de revivre les oeuvres qui ont
posé
le problème du sens de la vie : il faut avoir choisi l'option russe
pour
revivre les drames des « Possédés » de Dostoïevski, ou des
Karamazov
ou du sublime « Idiot », Jésus ressuscité dans un
monde
invivable, comme le Don Quichotte de Cervantes, le chevalier
Prophète
qui croyait que l'idéal est plus vrai que le réel. Il
faut
avoir choisi l'option anglaise pour revivre les drames de la
«
Renaissance » à travers Shakespeare, ou l'allemande pour revivre
le
« Wilhelm Meister » de Goethe ou les poèmes d'Hôlderlin.
Même
dans la littérature française bien des manuels donnent
autant
ou plus de place à Jean Genêt qu'à Romain Rolland , à
Bernanos
ou à Mauriac.
Rares
sont ceux qui osent crier devant les aberrations du Centre
Beaubourg,
le plus médiatisé et le plus visité : le Roi est nu !
Comme
le font courageusement le peintre Mathieu ou le professeur
Fumaroli
, dénonçant les « marchés de l'art ».
Combien
osent dire, pour ne pas se marginaliser, que les « discos
»
à 120 décibels s'inscrivent dans l'histoire du bruit et non de la
musique
?
Le
XXIe siècle
durera-t-il assez longtemps pour qu'un historien à
l'abri
de la mode, de la pensée unique, de la terreur intellectuelle et
de
la déréliction, puisse juger notre dernier tiers d u XXe siècle
du
point
de vue de la culture comme celui dont la télévision, la pub et
les
galeries ont p u faire croire que Nikki de Saint-Phalle était un
sculpteur,
Bernard-Henri Lévy un philosophe, que de Kooning
était
un peintre ?
Cela
devient un attentat, sous prétexte de modernité, lorsque
des
enfants vieillots défigurent à Paris la Cour du Louvre, le Palais
Royal
ou le Pont-Neuf avec l'appui des ministères de l'anticulture.
La
véritable formation esthétique de l'homme doit se faire à
l'école,
dès l'enfance. Apprendre à dessiner ou à danser doit avoir
autant
de place, pour les premières années, que la lecture, l'écriture,
le
calcul et l'usage de l'ordinateur, pour désencombrer les
mémoires
et laisser toute sa place à l'esprit créateur au-delà de la
machine.
Celle-ci peut exercer, mieux que nous, toutes les
démarches
de mémoire et de combinatoire, à l'exception de l'acte
créateur
d'assigner à toutes nos actions des fins universelles.
Mais
dans sa structure même, l'éducation ne peut se faire ni uniquement
à
l'école, n i seulement au début de la vie .
Les
développements des sciences et des techniques, des rapports
entre
individus et entre peuples à l'échelle d u monde, sont devenus
si
rapides qu'un homme qui a aujourd'hui 80 ans est né au milieu
de
l'histoire humaine : il s'est passé plus de choses en ce siècle que
dans
les 6 000 ans d'histoire écrite. Pour ne retenir qu'un exemple,
u
n grand maître de la médecine, arrivé à
cet âge, pouvait me dire :
« Je n'ai pas appris, comme étudiant,
3% de ce que j'utilise aujourd'hui . »
Un
physicien du nucléaire de même âge est aujourd'hui contemporain
de sa science, comme un informaticien de 50
ans est contemporain
de
la sienne. Sans parler de ce que les étudiants de 68 appelaient
avec
juste raison, dans une pancarte au fronton de la
Sorbonne : « Faculté des lettres
et des sciences inhumaines. »
L'école
ne peut donc être cantonnée au début de la vie, mais, à
une
époque où les besoins proprement humains pourraient être
satisfaits
par trois heures de travail par jour, elle devrait être coextensive
à
la vie entière pour enfanter des poètes de tous les arts et
répondre
à leurs plus hauts besoins de création.
L'apprentissage,
depuis les besognes ouvrières de l'industrie jusqu'à
celles
des cadres ou des chercheurs, doit se faire là où le savoir faire
est
en constante métamorphose : à l'usine, dans les centres de
direction
o u de recherche, au front créatif et sans cesse nouveau du
travail
humain. L'école telle qu'elle est encore aujourd'hui, est une
institution
périmée qui a correspondu aux besoins d'une époque de
l'histoire,
mais q u i ne répond plus aux exigences actuelles. La colère
des
lycéens et des étudiants, comme la désespérance des enseignants
a
cette cause première. Aucune « réforme » du système ne
permettra
d'en faire un instrument de formation du futur.
L'initiation
à l'acte créateur a son lie d'excellence dans les arts,
lorsqu'ils
ne sont, à l'heure de leur décadence, ni reflet du désordre
ambiant,
n i révolte négative contre lui .
Il
importe de rappeler l'art à sa vocation première : créer des
possibles
nouveaux pour l'avancée de l'unité humaine. Il cesse
d'être
l'art lorsqu'il perd conscience de cette mission prophétique,
de
cet appel à la transcendance de l'humain, à son intériorité solidaire
et
créatrice, comme les poètes du Mahabarata, les peintres du
Tao chinois, comme les moines traduisant
l'élan mystique par le
dessin
et la couleur, comme Roubliew créant l'icône de la Trinité,
comme
les bâtisseurs du Temple de Boroboudour, de la mosquée
de
Cordoue ou de la cathédrale de Chartres, comme Van Gogh, le
crucifié
de la peinture, ou comme les maîtres de l'abstraction
lyrique,
comme Manessier ou Mathieu.
Qui
nous redonnera en sculpture l'élan de Prométhée dans les
« Esclaves enchaînés » de Michel-Ange ou la
concentration sur le
«
soi » pour le grand « éveillé vivant » du Bouddha de Mathura ?
Là
encore, en dehors de l'école, i l est possible, avec les techniques
de
reproduction actuelles, de mettre aux mains de tous,
pour
les désintoxiquer d u non-sens et d u néant, les chefs-d'oeuvre
de
la peinture de tous les mondes sans en désaccorder les couleurs,
ou
ceux de la sculpture de tous les mondes avec les moulages en
résine
synthétique qui permettent une précision d u modelé de
l'ordre
d u micron.
De
telles oeuvres, coûtant le prix d'un repas, sous les yeux, tous
les
jours, permettraient de nous désintoxiquer d u déferlement
d'horreurs
des « effets spéciaux » et des violences d ' Hollywood sur
nos
petits écrans. Ce genre de spectacle détruit l'esprit critique
devant,
non le rêve, mais le cauchemar américain, avec les illusions
cupides
de ses Dallas ou les épouvantes de ses Dinosaures ou de ses
polars,
ou les effets spéciaux de ses « Independance Day », vides de
toute
humanité.
Pages 145 à 149