LES ESSAIS AVORTÉS
DU SOCIALISME
Il
a fallu deux siècles, après la Révolution française, pour dénoncer
ce
que Marx a appelé, dès le milieu du siècle dernier, les « orgies
du capitalisme», pour prendre conscience du retour
à la jungle
constituée
par l'idéologie et la pratique de la « liberté du marché »
qui
a conduit aujourd'hui à la cassure du monde en deux : Nord et
Sud,
avec les conséquences du modèle occidental de croissance : i l
coûte
au Tiers Monde, de morts autant qu'un Hiroshima tous les
deux jours... et l'écart ne cesse de grandir.
A
l'intérieur même des pays riches ne cesse de croître une cassure
semblable
entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas : la montée
inexorable
du chômage, de l'exclusion, de l'inégalité... et l'écart ne
cesse
de grandir.
Actuellement
un tiers de 2 800 millions de travailleurs sur la
Terre
sont chômeurs. Entre 1990 et 1993 la production des pays du
Tiers
Monde a baissé de 10 %.
Il
en fut de même avec la restauration du capitalisme dans les
pays
de l'Est : en 1992, 73 % des foyers bulgares avaient un revenu
inférieur
au salaire minimum officiel, contre 42 % en 1990. En 1992
plus
de 50 % des foyers polonais atteignaient le niveau de pauvreté
contre
40 % en 1991. Il en était de même en Union Soviétique où
100
millions de personnes avaient des revenus inférieurs au seuil de
la
pauvreté en 1991.
Dans
les pays subsahariens le taux de chômage atteignait 51 %,
le
double des années 50.
En
Amérique Latine le chômage, dans les secteurs urbains, est
passé
de 13,4 à 18,6 %.
Alors
que 350 personnes disposent d'un revenu égal à 2 milliards
et
demi d'habitants dans le monde.
La
Révolution française avait remplacé les hiérarchies du sang
par
les hiérarchies de l'argent, en prenant soin, par la loi « Le
Chapelier
» (17 juin 1791), d'interdire l'organisation ouvrière. Elle
désarmait
par avance les couches sociales défavorisées susceptibles
de
mettre en cause les nouvelles hiérarchies. Cette interdiction
durera
un siècle, jusqu'à la création des syndicats (1887). Babeuf
(1760-1797)
avait montré les limites de cette révolution créant de
nouveaux
rapports fondés sur la défense de la propriété, et la
«
liberté » pour elle de s'accroître au détriment des non-propriétaires.
Dans
le n° 34 de son « Tribun du peuple », Babeuf, écrit
déjà
: « Qu'est-ce que la Révolution française ? - Une guerre déclarée
entre les patriciens et les
plébéiens, entre les riches et les pauvres.»
Contre
l'anarchie économique du régime thermidorien, en 1795,
dans
son « Manifeste des plébéiens », paru dans le numéro 35 de son
« Tribun du peuple » il dénonce « la loi barbare
dictée par le capital .»
Il
se suicida avant d'être exécuté à Vendôme le 28 mai 1797.
Napoléon consolida par la dictature le système
créé au nom de
la
« liberté ». L'un de ses ministres, Champigny, représentant
typique
de la nouvelle aristocratie d'argent, écrivait au comte
d'Antraigue,
« légitimiste » resté fidèle à l'Ancien Régime : « Il nous
faut un Roi qui soit Roi parce que je
suis propriétaire. » (Lettre
du 21
août
1801)
Napoléon avait en effet codifié de la manière
la plus lucide et la
plus
systématique, dans le « Code Napoléon » de 1804, les principes
de
propriété et de « laissez-faire » instaurés depuis 1789.
Louis Blanc (1812-1882) dans son « Histoire
de 10 ans», a discerné
cette
idée maîtresse : « Napoléon, dit-il , a continué l'oeuvre de
l'Assemblée Constituante. La tyrannie
cachée dans le principe du «laissez-
faire », il l'a favorisée. En un mot,
il a fortifié tout ce qui sert de base,
aujourd'hui, à la domination
bourgeoise. »
Napoléon donnait en effet le premier exemple
de cette vérité,
vérifiée
depuis lors, de Louis-Philippe à Napoléon III, et à
Pinochet, que le « libéralisme économique »
loin de se confondre
avec
la liberté de l'homme, s'accommode aussi bien d'un régime
politique
dictatorial que d'une « démocratie » camouflant cette dictature
de
l'argent.
Le
système peut également trouver dans la religion ses justifications
aussi
bien que dans l'athéisme. Là encore, Napoléon est un
précurseur.
Roederer, dans ses « Mémoires » rapporte cette confidence
de
Napoléon : « Une société ne peut exister sans l'inégalité des
fortunes, et l'inégalité des fortunes
ne peut exister sans religion. Quand
un homme meurt de faim à côté d'un autre
qui regorge, il ne lui est pas
possible d'accéder à cette différence
s'il n'y a pas une autorité qui lui dise :
Dieu le veut ainsi, il faut qu'il y ait
des pauvres et des riches, mais ensuite
et pendant l'éternité ce partage se
fera autrement.»
C'est
pourquoi cet athée tint à être couronné par le Pape.
C'est
exactement le langage que, pendant la Restauration, tenait
Chateaubriand : « Un État politique où des individus ont
des milliers de
revenus, tandis que d'autres individus
meurent de faim, peut-il subsister,
quand la religion n'est plus là avec
ses espérances hors de ce monde pour
expliquer le sacrifice ? »
(Mémoires d 'Outre Tombe.T.VL, p.
451, Ed.
Brie).
Au
milieu du XIXe
siècle Louis Veuillot (1813
-1883) proclame :
Quand on ne croit pas en Dieu, il faut être
propriétaire pour croire à l a
propriété. » (C'est dans ce contexte qu'il faut
situer la formule de
Marx
de 1845 : « La religion est l'opium du peuple ».)
Le
socialisme est né d'abord de la révolte contre l'inhumanité du
système
de la « liberté économique » dont prenaient conscience des
chrétiens
qui refusaient de s'en rendre complice. Le Père
Lacordaire, par exemple, formulait le principe
même de cette
déshumanisation
de l'homme : « Entre le fort et le faible, c'est la liberté
qui opprime et la loi qui libère. »
Le
socialisme est né de la recherche de cette « loi » qui permettrait
à
l'homme de devenir humain. Il y a, jusqu'ici, échoué trois
fois
: en 1848, n'étant qu'une révolte, i l fut vaincu en trois jours. En
1871,
la Commune de Paris ne vécut que trois mois et fut écrasée
par
les forces conjointes de Bismarck et de Thiers, l'armée
prussienne
encerclant
Paris et rendant à Thiers les soldats faits prisonniers
à
Sedan par la trahison de Bazaine, demandant au chef des
armées
prussiennes de laisser son armée assiégée sortir de Sedan
pour
prévenir une insurrection possible à Paris.
En
Union Soviétique l'espérance renaissait avec la Révolution
d'Octobre
1917 pour succomber 70 ans plus tard : elle vécut en état
de
siège dès sa naissance, par la volonté de Clemenceau et de
Churchill inventant les premiers « la politique
du fil de fer barbelé
»,
ancêtre du « Mur de Berlin » qui tentait d'y répondre.
L'encerclement
capitaliste, depuis le soutien accordé, dès 1918,
aux
contre-révolutionnaires, comme Denikine ou Wrangel, par
tous
les gouvernements capitalistes d'Europe, jusqu'à la « guerre
froide
» contre l'« Empire du mal », jusqu'à la « guerre des étoiles »
de
Reagan, ne s'interrompit que quatre ans : après avoir vu en
Hitler le meilleur « rempart » contre le
bolchevisme, et avoir favorisé
sa
montée en puissance en lui fournissant, jusqu'en 1938 l'acier,
l'argent
et les concessions nécessaires (comme Munich en 1938)
pour
lui permettre d'exercer cette fonction.
Alors
qu'Hitler, comme préalable à l'exécution de cette fonction,
veille
à n'être pas pris en tenaille entre l'Est et l'Ouest, envahit la
France
et bombarde l'Angleterre, le seul salut pour elles fut l'Union
Soviétique
et ils durent faire alliance avec elle.
Elle
subit l'invasion et l'occupation massive des deux tiers de
l'armée
allemande et, finalement libéra l'Europe, à partir de
Stalingrad
et jusqu'à Berlin, en brisant l'armée allemande.
Lorsqu'elle
eut payé dans cette guerre le plus lourd tribut d'héroïsme
et
de sacrifices (17 millions de morts), le cercle se referma sur
elle
dès le « discours de Fulton » de Churchill (1946) inaugurant la
nouvelle
croisade.
L'Union
Soviétique succomba, non par une défaite militaire mais
par
une implosion économique et politique ; non parce qu'elle avait
suivi
les doctrines de Marx, mais parce qu'elle les avait trahies.
Marx avait reconnu dans la Commune de
Paris la «forme enfin
trouvée » d'un régime socialiste. Or, ce qui
caractérisait la Commune
de
Paris, c'était, sur le plan économique, la gestion par les travailleurs
eux-mêmes
des entreprises abandonnées par leurs propriétaires
capitalistes
qui avaient rejoint la contre-révolution versaillaise
de
Thiers.
C'est
ce que Lénine appellera plus tard, dans son dernier article
dans
la « Pravda », le « système coopératif » qui était pour lui
l'essence
du
socialisme, et que l'on appellera, en 1968, « l'autogestion».
Sur
le plan politique, Marx n'avait cessé, depuis la fondation,
par
lui, de la Première « Internationale » (1864), de refuser tout
principe
de « parti unique » : il entendait au contraire y réunir tous
ceux,
quelle que soit leur idéologie, qui entendaient briser le système
capitaliste.
Lorsqu'il salue, comme « forme enfin trouvée »
d'un
régime socialiste, la Commune de Paris, les 60 membres du
Comité
central de la Commune comptent une large majorité de
«
proudhoniens », une minorité de « blanquistes » et un seul
«
marxiste ».
Sur
le plan national, la Commune est fondée sur un principe de
«
fédéralisme » très décentralisé (qui ne peut se réaliser dans les
faits
que parce que Paris était isolé du reste de la France par les
armées
prussienne et versaillaise).
L'éphémère
« Commune de Marseille », avec Crémieux, s'était
créée
sans la moindre intervention de celle de Paris.
Le
système soviétique s'est constitué à l'inverse de ces principes
:
avec un centralisme planificateur qui excluait non seulement
toute
« autogestion » ou un véritable système coopératif mais lui
substituait
une coercition souvent sanglante à partir de la direction
centrale.
Un
parti unique excluant lui aussi toute initiative de la base, et
imposant,
en tous domaines, de l'économie à la religion et aux arts,
un
dogmatisme étouffant et meurtrier.
Une
« fédération » rendue purement formelle et fictive par les
deux
institutions précédentes : la planification centralisée et le
«
parti unique ».
Quelle
est la racine de cette déviation ?
Sans
oublier les causes externes : l'interférence, dès le départ,
des
problèmes de la construction du socialisme et des problèmes du
sous-développement
dans un pays dont le capitalisme était déjà
retardataire
par rapport à ceux de l'Europe occidentale ; l'encerclement
des
pays capitalistes, leurs boycotts et leurs interventions qui
contraignirent
l'Union Soviétique à tenter de franchir à marches
forcées
les étapes de développement industriel depuis longtemps
dépassées
à l'Ouest de l'Europe ; la saignée humaine et matérielle
d'une
guerre contre Hitler dont elle supporta le poids le plus
lourd
; l'émulation forcée d'une épuisante course aux armements
imposée
par celle des États-Unis et de ses vassaux pendant la guerre
froide,
l'on ne peut sous-estimer les causes internes.
D'abord
une lecture littéraliste et intégriste de Marx qui préten-
dit
imposer à un pays sous-développé un modèle de croissance
dont
Marx avait dégagé les lois à partir d'une situation historique
tout
à fait différente.
1
- Marx avait formulé les lois de croissance optimale du capitalisme
le
plus avancé de son temps, le capitalisme anglais, en établissant
une
relation algébrique entre les investissements destinés à
la
production des instruments de production et ceux consacrés à la
production
des biens de consommation. Seule théorie de la croissance
qui
ait vécu plus d'un siècle.
Des
disciples dogmatiques firent, de cette loi descriptive du
développement
du capitalisme anglais au XIXe
siècle, une loi normative
du
développement du socialisme russe du XXe siècle.
Erreur
fatale
qui empêchait désormais de penser le socialisme à partir de
ses
fins, et faisait un dogme de la priorité absolue de l'industrie
lourde,
reproduisant ainsi l'inhumanité de l'industrialisation sauvage,
au
début du XIXe
siècle, en Angleterre et en France.
Dans
les conditions de retard économique de la Russie en 1917,
puis
de la reconstruction après les ruines de la Seconde Guerre
mondiale,
la primauté de l'impératif de croissance industrielle put
apparaître
comme une nécessité historique pour n'être pas écrasé
par
l'encerclement des puissances capitalistes.
Les
ravages humains ne devinrent évidents qu'après le décollage
industriel
(1937 et les grands procès), mais furent occultés par la
nécessité
de faire face, pendant la guerre, et ne suscitèrent les premières
révoltes,
en Allemagne, en Hongrie, puis en
Tchécoslovaquie
notamment, qu'après la reconstruction.
2
- La deuxième perversion consista à confondre socialisation et
étatisation.
Marx se moquait déjà de ceux qui définissaient le socialisme
par
les nationalisations. « Bismarck, disait-il, serait le plus grand
socialiste de l'Europe pour avoir
nationalisé les Postes ! »
Lénine,
dans son dernier article dans la « P r a v d a » sur « le mou-
vement
coopératif », définissait la socialisation comme création
d'un
réseau de coopératives autogérées. A la campagne, disait-il, le
passage
durera dix ou vingt ans, et devra se réaliser sur la base
d'expériences
réussies, sans anticiper sur la prise de conscience, par
les
paysans, de la valeur du système. Lorsque Staline prétendit collectiviser
l'agriculture
en quelques mois et par voie autoritaire, i l
porta
à cette agriculture un coup dont aujourd'hui encore elle ne
s'est
pas relevée.
La
« socialisation des moyens de production », dans un pays de
capitalisme
retardataire, conduisait à réaliser l'industrialisation,
non
à partir de coopératives autogérées, mais « par en haut », c'est-à-
dire
par étatisation et centralisation. Le « plan », au lieu d'être un
instrument
d'humanisation de l'économie, d'orientation de la production
en
fonction des besoins humains et non du profit, devint
une
institution hiérarchisée de manière quasi militaire, sans « participation
»
de la base, où technocrates, bureaucrates et membres de
l'appareil
du Parti détenaient tous les pouvoirs et décidaient au
nom
des travailleurs, qui n'étaient pas consultés, ou de manière
purement
formelle, sans influence sur les directions centrales.
Cette
conception du rôle de l'État est en contradiction radicale
avec
celle de Marx.
3
- La troisième perversion majeure a consisté à confondre la planification,
qui
n'a qu'un rôle d'orientation, avec une méthode de
gestion
par en haut, déterminant les investissements, les prix, les
normes
de production, la distribution commerciale, les dévolutions
de
pouvoir, à partir d'une bureaucratie centrale et des appareils
locaux
désignés par elle.
Cette
triple perversion a conduit l'économie au chaos, et la liberté
au
cachot. Ce qu'il y avait de pire dans le développement de ce
«
socialisme », ce sont ces emprunts aux postulats de base du capitalisme,
à
la croyance occidentale en un modèle de développement
unique
confondu avec la croissance quantitative assurée par les
sciences
et les techniques de l'Occident.
Ce
qui est mort avec l'Union Soviétique, ce n'est donc pas le
marxisme
mais sa tragique caricature.
Jamais,
au contraire, la prospective de Marx n'a été vérifiée avec
plus
d'éclat.
Comme
jamais n'a été vérifiée avec plus d'éclat la fausseté de la
prospective
d'Adam Smith et de son « libéralisme économique ».
La
thèse majeure d'Adam Smith : « si chacun poursuit son intérêt
individuel le bien-être général sera
assuré », a été réfutée par deux
siècles
de polarisation de la richesse aux mains d'une minorité et la
misère,
chômage et l'exclusion pour une part croissante de l'humanité,
non
seulement dans les pays anciennement colonisés mais
aussi
chez les anciens et nouveaux colonisateurs.
La
thèse majeure de Marx c'est que le capitalisme crée des
richesses
(et sur ce point i l ne lui ménageait pas ses éloges) mais
qu'en
même temps i l crée la misère par les inégalités qu'il engendre
nécessairement.
Le
bilan tragique du provisoire triomphe, à l'échelle mondiale, du
«
libéralisme économique », peut se caractériser en deux formules :
*
U n monde cassé, où la « croissance » des Occidentaux coûte un
Hiroshima
tous les d'eux jours aux quatre cinquièmes du monde ;
*
U n monde cassé où, dans les pays occidentaux, ne cesse de
croître
le nombre de chômeurs, d'exclus, de désespérés.
Qui avait raison ? Adam Smith ou Karl
Marx ?
L'histoire
a jugé : ce qui aura caractérisé le XXe siècle,
c'est la
faillite
du « libéralisme » économique et non du socialisme.
Le
XXIe siècle
ne survivra que s'il abandonne radicalement le
premier
et s'il sait créer une forme nouvelle du socialisme (quel que
nom
qui lui soit donné) pour sortir de la préhistoire animale où
l'homme
est un loup pour l'homme et entrer dans une histoire « à
visage
humain et divin. »
Un
tel socialisme, ayant vocation de créer l'unité symphonique
du
monde à partir de la fécondation réciproque de toutes les cultures,
ne
peut naître de la seule civilisation occidentale.
Lénine rappelait, avec juste raison, que la
pensée de Marx avait
trois
sources :
*La
philosophie allemande,
"L'économie
politique anglaise,
*.Le
socialisme français.
Marx
lui-même avait conscience que la trajectoire historique
qu'il
dessinait (communisme primitif, esclavage, féodalité, capitalisme,
puis
socialisme et communisme) ne s'appliquait à la rigueur
qu'aux
civilisations du monde méditerranéen, et devait déjà
prendre
en compte les particularités germaniques.
Il
n'a cessé de critiquer les lectures dogmatiques (nous dirions :
«
intégristes ») de son oeuvre. S'élevant, par exemple, contre une
telle
interprétation de ses écrits par un journaliste russe,
Mikhaïlovski, i l écrivait, en 1877, au directeur
de la revue : « mon
critique se sent obligé de métamorphoser
mon esquisse historique de la
genèse du capitalisme en Europ e
occidentale en une théorie historico -
philosophique de la marche générale imposée
par le destin à chaque
peuple, quelles que soient les
circonstances historiques où celui-ci se trouve,
de façon à ce qu'il puisse
ultérieurement parvenir à la forme d'économie
qui assurera avec la plus grande expansion
des pouvoirs productifs du
travail social le développement le plus
complet de l'homme. Mais je lui
demande pardon. C'est me faire trop d'honneur
et trop de honte.»
Dans
une lettre à Vera Zassoulitch, du 8 mars 1881, i l disait ne
pas
connaître les prétendus « marxistes » russes qui ne tenaient pas
compte
du développement historique propre de leur pays, notamment
de
l'existence des communes rurales à partir desquelles pou-
vait
peut-être se créer un socialisme qui ne naîtrait pas des contradictions
d'un
capitalisme hautement développé comme en
Angleterre.
Il rappelait que son schéma était « expressément restreint
aux pays de l'Europe occidentale. »
A
plusieurs reprises, et notamment dans la préface de sa
« Contribution à la critique de
l'économie politique»,
il évoque la
spécificité
d'un « mode de production asiatique » qu'il étudiait à
partir
d'une étude sur la société indienne, notion que les théoriciens
soviétiques
ont officiellement écartée comme « antimarxiste » (!), au
cours
des discussions de Tiflis et de Leningrad, en 1930 et 1931,
alors
que Marx (à partir des connaissances très pauvres que l'on
pouvait
avoir de son temps sur les civilisations non-occidentales)
avait
amorcé l'étude des « formes précapitalistes de la production
et
des types de propriété » dans ses « Principes d'une critique de
l'économie politique» de 1857-1858. (Voir : Marx. OEuvres.
Économie,
vol.
II, p. 312 à 355. La Pléiade)
Quelle
que soit l'opinion que l'on puisse avoir sur l'extrapolation
de
ces thèses par Mao-Tsé-Tung substituant, implicitement ou
explicitement,
aux « trois sources » occidentales de Marx, la dialectique
du
Tao à côté de celles de la philosophie allemande, le moralisme
confucéen
en opposition au « libéralisme marchand »
d'Adam
Smith, les « révoltes paysannes chinoises au socialisme
français
», l'on ne saurait les considérer comme « antimarxistes »
mais
au contraire comme un essai de ne pas considérer le marxisme
comme
une philosophie de l'histoire du genre de celle de Hegel
qui,
dans son histoire de la philosophie, ne traite nulle part de la
pensée
non-occidentale et commence directement par la philosophie
grecque.
Est
aujourd'hui nécessaire la remise en cause fondamentale de la
culture
et de la civilisation de l'Occident, de leurs postulats, de leur
rôle
destructeur des autres cultures à partir de l'idée maudite de
«
peuple élu » (qui implique le refus de l'autre et même son extermination).
L'Occident
s'en est emparé pour nier ou détruire l'altéri-
té
des autres formes d'humanité. Sa décadence finale, met en péril
l'avenir
même de l'homme.
Le
temps est révolu du monologue culturel de l'Occident. De ses
sécessions
et de son hégémonie.
Le
temps est venu du dialogue des civilisations si l'homme veut
franchir
sans mourir le troisième seuil de son Histoire.
Le
premier seuil fut la naissance de l'homme avec l'outil.
Le
second fut la naissance de la civilisation avec l'agriculture.
Le
troisième est celui de la manipulation de l'atome au coeur de
la
matière et de la manipulation des gènes au coeur de la vie.
L'homme
a désormais le pouvoir d'annuler toutes ses conquêtes
antérieures.
Il a le pouvoir technique, par la manipulation des
gènes,
de ramener l'homme à l'animal qu'il fut avant l'outil. Il a le
pouvoir
technique, par la manipulation de l'atome, d'abolir toute
trace
de vie sur la terre.
Les
rêves de domination de la nature de Descartes et de Faust
conduisent
à la souillure du monde et à l'épuisement des ressources
naturelles.
Les
dogmes d'Adam Smith ont conduit à la transformation de
l'homme
en un robot avide et à la manipulation des cerveaux et des
coeurs.
D'autres
civilisations, celles de l'Asie, de l'Amérindie, de
l'Afrique,
de l'Islam, ont conçu et vécu d'autres rapports avec la
nature,
avec l'homme, avec le divin.
Les
problèmes ainsi posés à l'échelle planétaire exigent des
réponses
à l'échelle planétaire.
Nous
ne résoudrons ces problèmes que si nous parvenons à
recréer
le tissu humain désintégré par quatre siècles de colonialisme
et
d'hégémonie occidentale. Nous ne les résoudrons que si nous
parvenons
à développer, entre toutes les cultures du monde, un
véritable
dialogue des civilisations.
L'objectif
principal du dialogue des civilisations est d'aider à la
prise
de conscience - non pas seulement par quelques spécialistes
ou
quelques philosophes, mais par les masses populaires profondes
-
de ce que les problèmes mondiaux qui se posent aujourd'hui, et
dont
les plus importants ont été engendrés par une trop longue et
exclusive
hégémonie occidentale, ne peuvent être résolus que par
un
dialogue avec les civilisations non-occidentales afin de concevoir
et
de vivre des rapports nouveaux entre l'homme et la nature,
entre
l'homme et l'homme, entre l'homme et le sacré.
Ainsi
seulement peut être ouverte la perspective d'une culture
planétaire,
fondant une véritable unité humaine non pas sur un
mélange
éclectique, mais sur une conception non plus hégémonique
mais
symphonique de la culture.
Roger Garaudy
Les Etats-Unis avant-garde de la
décadence, 1997, ED. Vent du large,
Pages 93 à 106