DE QUELQUES SAVANTS MÉDIÉVAUX
A) : LES SAVANTS ARABOPHONES
Rappelons
qu’en 476 ap. JC, l’Empire romain d’Occident s’effondre. En 529,
Justinien, l’empereur de Byzance, ferme l’École néoplatonicienne
d’Athènes. Les philosophes Damascius, Simplicius, Eulamios, Priscien,
Hermias, Diogène, Isidore se réfugient dans l’Empire persan des
Sassanides, puis à Harrân (Mésopotamie, Irak). Un acte aussi grave sonna
le thrène de l’extinction du savoir en Europe. La philosophie et la
science prirent la route de l’Orient. C’est ce que les historiens
appellent la translatio studiorum, le transfert des centres
d’études. On comprend pourquoi le Moyen-Âge occidental s’ouvre sur la
noirceur. Il en est autrement en Asie, plutôt heureuse de profiter des
grandes connaissances des intelligences mises en fuite par Justinien.
Bagdad et Damas sont devenus les principaux centres du haut savoir et de
la haute connaissance.
1.-
Al-Kindi (801-873) figure parmi les premiers philosophes et les savants
du monde arabe. En témoignent ses livres de science : Deux d’entre eux
méritent d’être mentionnés : L’Optique et la Catoptrique, un
commentaire critique des travaux d’Euclide d’Alexandrie (325-265),
repris par son successeur Apollonios de Perga (262-180), et un Traité d’optique, le De aspectibus, ainsi traduit en latin par Gérard de Crémone, supra cité. Les œuvres scientifiques d’Al-Kindi ont inspiré plus tard l’Épître sur les miroirs ardents d’Ibn al Haythan (965-1039). La célébrité d’Al-Kindi est due à une autre publication, le Traité sur les degrés, traduit plus tard en latin avec pour titre le De gradibus. Pour la première fois, il y montre l’importance des mathématiques en pharmacologie.
2.- Ibrahîm Ibn-Habib Al-Fazâm, un astronome persan du VIIIe siècle après JC, construisit le premier astrolabe (du grec astros, astre, et de lambanein,
prendre) arabe, une invention du savant grec Hipparque (-190 à -120),
développée par Ptolémée (368/366 - 283) ou Archimède (287-212). Pour une
latitude donnée, l’astrolabe permet d’obtenir une représentation plane
simplifiée du ciel à une date quelconque. Il a été très utile pour la
navigation en haute mer, surtout du XVe au XVIIe siècle. L’astrolabe
pouvait aussi mesurer la hauteur des astres. Un autre savant arabe,
Al-Fargâni (800 - 870), a écrit un livre sur l’astronomie et sur la
construction des astrolabes.
À Ibn Sina (Avicenne) on doit la première description clinique de la méningite dans l’histoire de la médecine. En passant, mentionnons face à Ibn Sina le grand Abû Al-Qâsim ou Albucasis (936-1013), un prince de la chirurgie, inventeur de forceps, connu à l’époque autant en Orient qu’en Occident.
4.- Omar Khayyâm (1048 - 1131), poète, philosophe néoplatonicien, mathématicien, fut le premier spécialiste du calcul de la probabilité. Il en est le Père lointain.
Tel est le cas d’Abû al Kâsim (936-1013), gynécologue, inventeur de forceps, et chirurgien dentiste, d’Al-Rrâzi (865-925), un éminent chercheur, le premier qui utilisa les narcotiques comme agents anesthésiques. Il a écrit un livre sur la varicelle, et sur la peste. Ses travaux de recherche portaient aussi sur la chimie et la minéralogie. Al-Râzi est un incroyant très anti-religieux. Quant à Ibn Zuhr (1092-1161), encore appelé Abenzoar, il est le Père de la trachéotomie. La première description de l’endocardite est de lui.
6.-
Comment oublier le grand Qustâ Ibn Lûqâ (830-912), le premier des
neurobiologistes connu. Quelle avancée remarquable pour l’époque !
Développée dans son Traité sur la différence de l’âme et de l’esprit/De differentia animaeet spiritus,
cette neurobiologie évoquait l’activité du vermis cérébelleux, une
valve, croyait Qustâ, entre les deux hémisphères de cet organe de la
fosse postérieure du crâne.
Selon Qustâ Ibn Lûqâ, le vermis cérébelleux était tenu responsable de la plus ou moindre diffusion du pneûma, le souffle vital, dans le sang. La diffusion sanguine du pneûma se traduisait par un effet hypo ou franchement anesthésique.
2.- LES SAVANTS DE LA SCOLASTIQUE LATINE
À partir du Xe siècle, le savoir revint en Occident grâce aux invasions arabes. Gérard de Crémone (1114-1187), Jean Avendauth, alias Abraham Ha-Levi Ibn Dawûd, (1110-1187), et Dominicus Gundisalvi (1105-1181) de l’École de Tolède (Espagne) assurèrent la traduction latine des œuvres venues de l’Orient, mais dans une perspective chrétienne.
Selon Alain de Libera, Dominique Gundissalinus (qu’on appelait couramment Gundisalvi), fut au XIIe siècle « l’un des promoteurs de l’acculturation philosophique chrétienne à la Tolède reconquise en 1085. »[2] Quoiqu’il en soit, pendant longtemps Tolède demeura un grand centre culturel de l’Islam occidental hispano-maghrébin.
Quant à Thomas d’Aquin, saint Thomas, le Docteur à l’intelligence angélique, un aristotélicien réformateur, il a lu toutes les traductions latines disponibles des philosophes et des savants arabes. Avec beaucoup de révérence saint Thomas appelle Averroès Le Commentateur (toujours avec un C majuscule) d’Aristote.
La psychologie de l’Aquinate est « franchement orientée vers l’expérience », indique M. Barbado.[3] Dans le Super Boetium De Trinitate/Sur le De Trinitate de Boèce l’Aquinate écrit: « L’expérience sert de pierre de touche pour contrôler la légitimité des conséquences déduites. »[4] Dans le Contra Gentiles/La Sommes contre les Gentils il affirme que « l’expérience est l’alpha et l’oméga dans la philosophie de la nature, qui emprunte surtout les démonstrations a posteriori. »[5] Saint Thomas serait-il le Père lointain de la science expérimentale ? En outre, la philosophie de la nature inclut en grande partie l’étude de l’âme. « Il est dans le rôle du physicien de considérer une certaine espèce d’âme, à savoir celle qui n’est pas sans matière », précise Aristote.[6] Sur ce point, le Docteur angélique rejoint le Père du péripatétisme. Cette « espèce d’âme » n’est autre que l’âme intellective. Elle dépend des facultés sensitives en tant qu’elle reçoit de ces dernières les objets sur lesquels elle travaille. Toutefois, c’est ici que saint Thomas se démarque du Stagirite, le travail de l’âme intellective s’exécute sans le concours des organes du corps. Bien plus, le saint Docteur, « avec un grand bon sens scientifique, se sépare d’Aristote dans le problème des localisations cérébrales et il place dans le cerveau les quatre sens internes: sens commun, imagination, mémoire et cogitative; et il insiste particulièrement sur la localisation de cette dernière faculté, à laquelle, précisément parce qu’elle est la plus parfaire dans l’ordre sensitif et se trouve sur les confins de la spiritualité, il attribue de très hautes fonctions que quelques Scolastiques postérieurs n’ont pas osé concéder à une fonction organique. »[7]
Thomas d’Aquin a donc dépassé Aristote. C’est d’ailleurs l’opinion du professeur de neurologie à la Faculté de Médecine de Paris, Jean Lhermitte. Il l’exprime dans Les fondements biogiques de la psychologie : « Avec Aristote qui semble n’avoir jamais vu un cerveau humain adulte, la route qui conduisait, par la physiologie expérimentale, sa connaissance de plus en plus approchée des fonctions encéphaliques, se trouve brusquement barrée pour de longues années. De quel poids lourd n’a-t-elle pas pesé sur la science et la philosophie médiévales, cette doctrine du Stagirite, jusqu’à en étouffer le jaillissement? Comment eût-on osé tenter des expériences quand Aristote avait décidé, contre toute évidence cependant, que chez aucun animal le sang n’est sensible quand on le touche, non plus que ne le sont les sécrétions des intestins, non plus que l’encéphale et la moelle? Et quel mépris du ridicule ne fallait-il pas pour faire front contre le pontife de la philosophie spéculative qui n’hésitait pas à écrire qu’il suffisait du plus simple coup-d’œil pour voir que le cerveau n’a point la moindre connexion avec les parties qui servent à sentir. »[8]
En effet, si Thomas d’Aquin « hésite un peu en se demandant si l’organe du mouvement doit se placer dans le cœur ou dans la tête, il semble ne point douter quand il s’agit de l’influence du cerveau sur les fonctions de la connaissance, laissant de côté toutes les arguties aristotéliciennes pour se ranger du côté des médecins. »[9] Le Docteur angélique connaissait les œuvres des médecins arabophones, telles que : l’Urjûza fi t - tibb (Le Poème sur la Médecine) d’Ibn Sina (Avicenne, 980-1037), le Colliget (Le Livre des Généralités sur la Médecine) d’Ibn Rushd (Averroès, 1126-1198), le Fusul Moussa (Les aphorismes médicaux) du Juif-espagnol Moshé Ben Maïmon (Moïse Maimonide, 1135-1204).
L’âme fonctionne conjointement avec le corps, siège des sens. C’est pourquoi chez les êtres corporels, l’âme, forme substantielle, est unie au corps, matière, assemblage d’éléments biochimiques. Cette forme substantielle, de plus, subsistante, incorruptible, chez l’homme, est une essence rigoureusement unie au corps. Cette essence est l’actualité première du composé humain. Ce n’est pas mon corps qui, d’un côté, vieillit, et mon âme qui, de l’autre côté pense; c’est moi tout entier. Une psychologie de l’essence que celle de saint Thomas.
Tel est l’essentiel de l’hylémorphisme ou théorie hylémorphique, un emprunt de Thomas d’Aquin à Aristote. Cette théorie constitue la base de toute la psychologie actuelle.
Thomas d’Aquin fut l’élève d’Albert le Grand (1200-1280), en même temps qu’Ulrich de Strasbourg (1225-1277), Dietrich de Freiburg (1250-1310) et Jean Eckhart (1260-1324), tous, des prêtres dominicains, et surtout des sommets de la Scolastique latine.
Savant plus que philosophe », dit de lui Paul Foulquié (Le problème de la connaissance, op. cit., p. 61), Albert le Grand était bien imbu de l’œuvre scientifique d’Avicenne, et très redevable de cette doctrine de la biologie cellulaire cérébrale. Il s’est intéressé à toutes les sciences de la nature, la botanique, la zoologie, la physiologie, la biologie générale, la botanique, la météorologie, la minéralogie, l’anthropologie. Il avait aussi beaucoup de penchant pour ce qu’on appelle de nos jours la géologie. Il représente à lui seul une vraie encyclopédie des sciences naturelles. Il a réalisé des enquêtes auprès de médecins, de sages-femmes, voire de prostituées. Il a rédigé le premier traité de sexologie du Moyen Âge. Il s’est intéressé à l’alchimie. Pour ce Maître, comme pour son lointain prédécesseur, Jâbir Ibn Hayyân (721-815), l’alchimie, science de conversion des métaux, finira par déboucher sur une science exacte, la chimie. Albert le Grand annonce Lavoisier.
Rappelons aussi que, passionnée par l’art d’Esculape, la première mystique catholique allemande, Hildegarde de Bingen (1098-1179), a publié un Livre de médecine simple ou médecine naturelle et un autre Livre de causes et des remèdes.
Je
termine avec cette pensée du physicien Pierre Duhem (1861-1916) qui
partage la même foi que moi : « La science moderne a été allumée par une
étincelle jaillie du choc entre la théologie du paganisme hellénique et
la théologie du christianisme. »[11]
[1].- La petite circulation pulmonaire a été décrite par l’Arabe Ibn al-Nafis (1210-1288). Son oeuvre passa inaperçue. Realdo Columbo (1516-1559) émit l’idée d’une circulation pulmonaire. Les études de Michel Servet (1511-1553) l’officialisèrent. Servet fut brûlé vif par Calvin. Il avait contredit le corpus médical gréco-arabe. Plus grave, il avait osé affirmer que « la Sainte Trinité est un chien des Enfers à trois têtes. »
[2].- La philosophie médiévale, PUF, 1993, p. 157.
[3].- Introduction à la psychologie expérimentale, P. Lethielleux Éditeur, 1931, p. 150.
[4].- Q. 6, a. 2.
[5].- Introduction à la psychologie expérimentale, op. cit., p. 163.
[6].- Métaphysique Ε (VI), 1, 1026a, 5.
[7].- Introduction à la psychologie expérimentale, op. cit., pp. 167-168.
[8]. -Ibidem, p, 169.
[9]. -Ibidem, p. 168.
[10].- Ibid., p. 397. Albert le Grand aurait fabriqué un « androïde » en 30 ans de travail. L’épisode est retrouvé dans les Rheinland Sagen du Deutscher Sagenschatz.
« Irrité par son trop grand babil et caquet », Thomas d’Aquin, l’élève
d’Albert, aurait détruit cette statue merveilleuse qui pouvait
accueillir par un triple Ave mécanique. Réf. Albert le Grand et la Philosophie,
Alain de Libera, Librairie Philosophique J. Vrin, 1990, p. 13. De même,
si Albert le Grand tolérait la pratique talismanique, son élève, saint
Thomas d’Aquin, en fut un adversaire intraitable.
[11].- Cité par Claude Tresmontant in La métaphysique du christianisme et la naissance de la philosophie chrétienne, Seuil, 1961, p. 92.
Michel-Ange MOMPLAISIR
sur le blog de Camille Loty-Malebranche
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