«
Celui qui demande des preuves prouve par là même qu'il ne croit
pas. » Tel est l'axiome du théologien danois Kierkegaard
(1813-1855),
par lequel, au XIXe siècle,
commença la première remise
en cause fondamentale du christianisme historique et
institutionnel,
celui des théologies de la domination.
Kierkegaard
vit à l'époque de l'effondrement des rêves messianiques
de
la Révolution française, à l'époque où régnait sur l'Europe
la
« Sainte-Alliance » des princes pour écraser tous les germes du
futur.
Il
rejette à la fois la prétention hégélienne de donner un sens
achevé
à l'histoire conçue comme un développement dialectique et
nécessaire
de l'esprit, et celle des maîtres et de leurs clergés
s'érigeant
en fonctionnaires de l'absolu, pour réaliser un retour au
passé
et ensevelir les récentes espérances terrestres, mortes pour un
temps,
dans le cimetière des dogmes traditionnels.
Il
formule, dans le langage de son temps, les questions qui se
sont
posées à toutes les époques de décadence par l'éclipsé du sens
de
la vie : « Le monde, écrit-il, me donne la nausée. Il n'a ni sel, ni
sens
[...] Le monde, qu'est-ce que cela veut dire? Qui m'a joué le
tour
de m'y jeter et de m'y laisser? [...] Pourquoi n'ai-je pas été
consulté?
[...] Qui suis-je? [...] A quel titre ai-je été intéressé à
cette
vaste entreprise qui s'appelle la réalité ? »
On
reconnaît là les thèmes majeurs de ce qui renaîtra, un siècle
plus
tard, sous le joug d'une autre oppression, celle de Hitler, dans
«
l'existentialisme » laïcisé de Heidegger ou de Sartre, conduisant
à
ce constat de faillite : l'homme rêvant d'être Dieu et n'y
parvenant
pas (car « l'idée de Dieu est contradictoire >^est « une
passion
inutile », L'Être et le Néant, p. 717).
Au
dernier chapitre de son Traité du désespoir Kierkegaard essaie
de
découvrir, au-delà de la théologie traditionnelle, qui a lénifié le
message,
la réponse de Jésus aux questions vitales, mortelles.
Il
médite, à travers Jésus, « cette impuissance de Dieu même »
(p.
243), ce « scandale que l'on ne peut écarter » (p. 246).
«
Qu'est-ce que le christianisme ? C'est, du commencement à la
fin,
un scandale, le scandale du divin. »
Long
pèlerinage au terme duquel Kierkegaard parvient à
séparer
la foi de la religion, c'est-à-dire des promesses offertes, dans
Ou bien... ou bien.
Il
passe par l'étape « esthétique » de celui qui vit dans l'instant
et
ses jouissances ; par l'étape « morale » celle où revient le joug de
la
« loi » ; et enfin, par celle du « chevalier de la foi » parvenu à
l'étape
de la « religion », ou plutôt de son dépassement, puisque
cette
foi ne se définit pas par le dogme et ses certitudes mais par le
doute et ses
questions.
La
foi comme décision, comme postulat, comme choix : ou bien
le
monde, ou bien Jésus.
Kierkegaard
approche ici, dans « l'angoisse », avec « crainte et
tremblement
», du renoncement à toutes les promesses, fussentelles
faites
à Abraham, pour retrouver l'expérience première, celle
du
face-à-face entre la subjectivité et la transcendance. Aux
dernières
lignes du Traité du désespoir, ses formules ont la résonance
de
celles des Upanishads : « Dans son rapport à lui-même, le moi
plonge
à travers sa propre transparence dans la puissance qui l'a
posé.
Telle est la définition de la foi. » (P. 252.)
Le
grand iconoclasme, la lutte contre les idolâtries de la foi, commence
avec Kierkegaard qui fait la critique du christianisme historique
et institutionnel à partir de l'individu, et se poursuit
avec
Marx, qui en fait la critique du point de vue de la société.
Karl
Marx ne fait jamais une critique théologique ou philosophique
du
christianisme : vivant lui aussi dans l'Europe dominée par
l'esprit
de la « Sainte-Alliance », son point de départ est le refus
des
justifications idéologiques, religieuses, de l'oppression.
Refus
sociologique d'abord, et tributaire du moralisme ambiant.
Marx
appartient à la même génération que Kierkegaard (il a cinq
ans
de moins).
A
vingt-cinq ans, en 1843, i l devient socialiste par un choix
éthique,
par un acte de foi : « l'impératif catégorique de bouleverser
tous
les rapports où l'homme est un être dégradé, asservi,
abandonné,
méprisable. » (Critique de la philosophie du droit de Hegel,
Gallimard, « L a Pléiade », p.
390.)
Il
assigne alors à la classe ouvrière « la mission historique » de la
«
reconquête totale de l'homme ». Il le fait encore en termes
hégéliens
: le capitalisme est la négation de l'homme, le prolétariat
est
la négation de la négation.
Marx,
qui s'est toujours déclaré modestement « un disciple
critique
de Hegel », demeure encore très près de cette conception
nécessitaire
de l'histoire. Mais un cheminement continu de sa
pensée,
des Manuscrits de 1844 au Capital et aux lettres de la fin de sa
vie,
l'amènera à mettre de plus en plus fortement l'accent sur le
rejet
d'un déterminisme historique dont il dira, à propos du livre de
son
gendre Paul Lafargue sur le « déterminisme économique » :
«
Si c'est cela le marxisme, moi Karl Marx, je ne suis pas
marxiste.
» (Lettre d'Engels et Bernstein, 3 nov. 1882.)
Marx
rompt avec le « déterminisme historique » sur quatre
points
fondamentaux.
1°
L'émergence, avec l'homme, de la finalité consciente. Dans le Capital,
se
référant à Vico, il souligne la différence radicale entre l'évolution
biologique
et l'histoire humaine, faite par les hommes eux-mêmes.
Il
marque le point d'émergence de la première initiative historique
en
différenciant le travail « sous sa forme spécifiquement
humaine
» du travail de l'animal : « Ce qui distingue le plus
mauvais
architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a
construit
la cellule dans sa tête avant de la construire dans la
ruche.
Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement
dans
l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement
un
changement de forme dans les matières naturelles ; i l y
réalise
du même coup son propre but dont i l a conscience, qui
détermine
comme loi son mode d'action, et auquel il doit
subordonner
sa volonté '. »
Ainsi,
pour Marx, l'homme, l'histoire humaine, commence avec
l'émergence
du but conscient, du projet, qui domine désormais,
sans
la rompre, la trame des chaînes causales.
2°
La transcendance de l'homme par rapport à la nature. « L'histoire de
l'homme
se distingue de l'histoire de l'évolution de la nature en ce
que
nous avons fait celle-là et non celle-ci », proclame Marx dans
le
Capital. Il redit, de manière plus précise encore, dans Le 18
Brumaire de Louis Bonaparte : « Ce sont les hommes qui font leur
propre
histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les
conditions
choisies par eux, mais dans des conditions directement
données
et héritées du passé2.
»
3°
L ' « autonomie relative des superstructures ». Lorsque certaines
formulations
de leurs ouvrages de jeunesse risquent de conduire à
une
interprétation déterministe de leur oeuvre, Marx et Engels
n'hésitent
pas à en faire l'autocritique. Par exemple, dans L'Idéologie
allemande (en
1845), lorsqu'ils énonçaient ce principe : « Ce n'est
pas
la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la
conscience
», ils ajoutaient ce commentaire malheureux : « de ce
fait
la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de
l'idéologie,
ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent,
perdent
toute apparence d'autonomie. Elles n'ont pas
d'histoire,
pas de développement1 ».
Dans sa lettre à Joseph Bloch
du
21 septembre 1890, Engels corrige très fermement: «C'est
Marx
et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité
du
fait que, parfois, les jeunes donnent plus de poids qu'il est
dû
au côté économique. Face à nos adversaires qui le niaient, il
nous
fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous
ne
trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l'occasion de donner
leur
place aux autres facteurs qui participent à l'action réciproque.
Mais
dès qu'il s'agissait de présenter une tranche d'histoire, c'està-
dire
de passer à l'application pratique, la chose changeait, et i l
n'y
avait pas d'erreur possible2. »
4°
Le « côté actif » de la conscience (2e
et 3e
thèse sur Feuerbach). De
cette
« action réciproque » de la base et des « superstructures », et
de
l'autonomie des superstructures, Marx donne une illustration
éclatante
à propos des arts : « La difficulté, écrit-il, n'est pas de
comprendre
que l'art grec et l'épopée sont liés à certaines formes
du
développement social. L a difficulté réside dans le fait qu'ils
nous
procurent encore une jouissance esthétique et qu'ils ont
encore
pour nous, à certains égards, la valeur de normes et de
modèles
inaccessibles3.
»
C'est
dans cette perspective que l'on peut comprendre pleinement
l'attitude
de Marx à l'égard de la religion, en situant dans son
contexte
historique et philosophique, la formule : « La religion est
l'opium
du peuple », à quoi l'on a prétendu réduire la pensée de
Marx.
Lorsque
Marx, en 1843, alors âgé de vingt-cinq ans — c'est-àdire
au
moment de son choix moral du socialisme — dénonce la
religion
comme « opium du peuple » et caution idéologique des
répressions
de la « Sainte-Alliance », i l souligne, dans la même
page
(Critique de la philosophie du droit de Hegel, Pléiade, p. 383) que la
religion
est « à la fois le reflet de la détresse humaine et la
protestation contre
cette détresse ». Comme « protestation » elle peut
donc,
dans certaines situations historiques, n'être pas un
«
opium », mais au contraire un ferment de révolte.
Marx
et Engels ont parfaitement conscience de « laïciser
l'espérance
chrétienne du Royaume de Dieu » en marquant leur
filiation
avec Joachim de Flore à travers son disciple le pasteur
Thomas
Munzer qui dirige, au x v i e siècle, le soulèvement des
paysans
de Souabe, avec ce mot d'ordre inscrit sur leurs bannières
:
« Seigneur, soutiens ta justice divine. » Engels parle de lui
comme
d'un « prophète de la révolution ». Il ajoute : « Le
Royaume
de Dieu était pour lui une société sans classes, sans
propriété
privée et sans Etat. » Ce programme politique, conclut
Engels,
« frisait le communisme », et cette « anticipation géniale »
constituait
« un arsenal historique » plus riche que celui de toutes
les
sectes communistes jusqu'en 1848 (c'est-à-dire jusqu'au Manifeste
communiste de
Marx et d'Engels).
L'inspirateur
de Thomas Munzer (qu'Ernst Bloch appellera « le
premier
théologien de la révolution ») était Joachim de Flore,
moine
calabrais du x n e siècle,
que Dante, dans sa Divine Comédie
(Paradis
X I I , 141), considère comme « doué d'un esprit prophétique
».
Pour Joachim de Flore, l'exégèse n'est pas seulement une
manière
de lire les Évangiles, mais de les vivre. C'est discerner, à la
lumière
de la révélation, les « signes du temps », le sens des
événements
contemporains, dans leur rapport actuel avec cette
révélation.
Pour
comprendre le Nouveau Testament, Joachim de Flore ne
part
ni des Epîtres de saint Paul, ni des Évangiles synoptiques qui
en
sont inspirés, mais de l'Apocalypse. Ce retour à la vision
apocalyptique
du christianisme, radicalement opposée à la conception
du
constantinisme, libère la lecture des Évangiles de ses
perversions
judaïsantes ou hellénisantes.
Le
« millénarisme », refoulé depuis saint Augustin (Cité de Dieu
X
X , 5 et 7), parce qu'il considérait l'Église comme cité parfaite et
détentrice
du pouvoir jusqu'à la fin des temps, retrouve, avec
Joachim
de Flore, sa signification militante : un appel à l'espérance
pour
lutter, dès aujourd'hui, pour un Royaume de Dieu qui est
«
déjà là », en tout acte d'amour, mais encore à venir pour que
cette
relation d'amour devienne la régulatrice de toutes les
structures
sociales.
Cette
irruption du futur dans le présent est le ferment de
l'histoire.
Joachim
de Flore fait de la Trinité la clé du déchiffrement de
l'histoire
humaine. « Les trois personnes de la Trinité sont trois
états
du monde que les mystères de la Sainte Écriture nous
attestent
: le premier, lors duquel nous fumes sous la loi ; le second,
lors
duquel nous fûmes sous la grâce; le troisième, que nous
attendons
et lors duquel nous jouirons d'une grâce plus parfaite.
La
soumission fut la caractéristique du premier état ; le régime de
la
sagesse, celle du second ; la plénitude de l'intelligence, celle du
troisième.
Le premier fut placé sous les auspices de la dépendance
servile, le
second sous ceux de la dépendance f i l i a l e ; le troisième sous
ceux de la liberté.
La
« troisième alliance » ne sera plus celle d'Abraham avec
Israël,
ni de Jésus, le Fils, avec l'Église, elle sera le règne de l'esprit,
où
Dieu sera tout en tous, sans médiation d'une Église.
Elle
sera, par rapport au christianisme actuel, ce que fut Jésus
par
rapport au judaïsme : au terme de ce « dépassement », le
«
Saint-Esprit » sera le sujet de la nouvelle initiative historique,
libérant
les hommes, personnes ou institutions, de tout ce qui les
enchaînait
au passé. Cet appel à la création d'une cité nouvelle
aura
des échos dans tous les mouvements révolutionnaires de
l'Europe,
de Jean Hus à Thomas Munzer et à Karl Marx.
Dans
cette perspective, Jésus n'est pas venu pour accomplir
l'histoire
du salut des hommes, mais pour ouvrir le futur à de
nouveaux
possibles.
Marx
apprend de Thomas Munzer, et, au-delà, de Joachim de
Flore,
le sens de la rupture « apocalyptique » nécessaire à toute
révolution.
Si,
en effet, le déterminisme historique est souverain, l'avenir ne
peut
être qu'un prolongement du passé et du présent. C'est
l'axiome
majeur de tout conservatisme. Alors que la transcendance,
et
non le déterminisme, est le postulat nécessaire de toute
révolution.
Marx,
comme Kierkegaard, prend ainsi du recul par rapport à la
philosophie
de l'histoire de Hegel, qui fait de l'homme un moment
et
un instrument d'une logique prétendant exprimer un plan divin.
Marx
dénonce cette orientation du judaïsme et du christianisme
historique
: « Du moment que juif et chrétien ne reconnaissent plus
dans
leur religion respective que des étapes distinctes du développementde
l'esprit humain, des peaux de serpents rejetées parl'histoire,
leur " rapport " cesse d'être religieux et devient purement critique,
scientifique, humain. » (La Question juive, Éd.
Gallimard, « L a Pléiade », p.
549.)
L'
« abolition de la religion », dont il parle dans la même page,
prend
son vrai sens lorsqu'il écrit : « L'Etat soi-disant chrétien est
la
négation chrétienne de l'État, et ce n'est nullement la réalisation
politique
du christianisme. » (Ibid., p. 363.)
L'État
dont Marx rêve alors, « ce n'est pas le christianisme, c'est
le
fond humain du christianisme qui [en] est le fond. » (Ibid.,
p.
368).
Ce
« fond humain », dans L'Idéologie allemande, Marx le définit
comme
il définit le socialisme : « Une société créant les conditions
économiques,
politiques, culturelles, pour que chaque enfant
portant
en lui le génie de Mozart ou de Raphaël puisse devenir
Raphaël
ou Mozart. » (Idéologie allemande, IX, 14.)
A
partir de cette conception de 1' « homme total », Marx montre
comment
l'économie de marché et ses concurrences font de
l'homme
un loup pour l'homme, créent une jungle où « l'avoir »
engendre
une aliénation fondamentale : « Plus tu as et moins tu
es
», écrit-il dans ses Manuscrits de 1844. Toute son oeuvre ultérieure
consistera
alors, par une critique scientifique du mécanisme de
l'aliénation
dans la société de marché, à découvrir la force capable
de
surmonter ce chaos. L a fin morale posée, il étudie les moyens
scientifiques
pour concevoir une société échappant aux aliénations
du
marché et de 1' « avoir », pour changer le monde en substituant
aux
affrontements aveugles un plan conscient et concerté entre tous
les
membres d'une communauté, où chacun ne se considère pas
comme
le centre, la mesure et la fin de toute chose, mais comme
personnellement
responsable du destin de tous.
Nietzsche,
dans la critique du christianisme historique, est allé au-delà
de Kierkegaard et de Marx, parce qu'il a atteint les racines
de
toute dégénérescence de la foi en religion.
Ces
racines sont le mythe grec de 1' « Être », et le mythe juif de la
Loi.
Le mythe grec de l'Etre qui a fait du christianisme un
«
platonisme pour le peuple ». Le mythe juif de la Loi qui a fait du
christianisme
« un judaïsme plus libéral ».
L'un
et l'autre consistent à « inventer une autre, une seconde
existence».
(Le Gai Savoir, I, 1.) C'est en quoi consiste, pour
Nietzsche,
« la décadence ». La décadence de la culture, c'est la
séparation
de la pensée et de la vie. «J'ai reconnu en Socrate et
Platon
des symptômes de la " décadence ". L a dégénérescence de
la
philosophie commence avec Socrate. » (Ecce homo, p. 83.).
Rompant
en effet avec la vie « dionysiaque », celle de la philosophie
des
« présocratiques » qui ne séparaient pas, dans leurs
grands
poèmes cosmiques, la pensée de la vie, Socrate est à
l'origine
d'une triple réduction, d'une triple négation de la vie : i l
réduit
le concept au mot; i l réduit l'être au concept; i l réduit la
morale
à la logique.
Le
dogmatisme premier de l'être, et ce despotisme du concept,
s'aggravent
avec l'invention platonicienne de l'Idée comme Etre
réel,
avec ce corollaire de l'Être en soi : l'idée du Bien.
Ce
dualisme a créé des « arrière-mondes », des fatalités extérieures
à
l'homme.
Chaque
fois qu'une crise historique conduit à douter de ces
idéaux,
ce dualisme engendre le « nihilisme » qui est leur image
inversée.
« Que signifie le nihilisme ? »
Il
signifie que les valeurs les plus élevées perdent leur valeur. Ce
qui
manque, c'est le but, la réponse au « pourquoi » ?
La
décadence du dualisme de l'Être et de la Loi débouche ainsi
sur
l'affirmation de l'absurde, de l'absence de sens : plus de
totalité,
plus de sens, plus de but.
La
tâche que s'est assignée Nietzsche, « défaire l'oeuvre de
Socrate
», consiste d'abord à déraciner le préjugé de l'Être. De
l'Être
qui est le Bien. Le Mal étant l'erreur.
Cette
lutte contre l'abandon de la vie au profit de projections
idéales
(l'Être et la Loi), l'amène à une nouvelle vision de Jésus,
«
le joyeux messager » de la Bonne Nouvelle.
Ce
«joyeux messager mourut comme i l vécut [...], non pour
"
racheter les hommes ", mais pour montrer comment i l faut
vivre.
» (L'Antéchrist, § 35.)
Contre
« la fable grossière du rédempteur et faiseur de miracles
»
(Ibid., § 37), contre le « Dieu des armées » et de la toutepuissance,
Jésus
« a nié qu'aucune faille ne séparait Dieu de
l'homme,
i l vécut cette unité de Dieu et de l'homme comme sa
"
bonne nouvelle " ». (Ibid., § 41.)
On
voit ce qui prend fin avec la mort sur la Croix : « une
ébauche
neuve [...] de la paix bouddhiste, du bonheur sur la terre »
(Ibid., §
42).
Jésus est
pour Nietzsche « le joyeux messager » (L'Antéchrist, §
33.)
Il a apporté la «bonne nouvelle» (Eu angelia = l'Évangile).
Contre
toutes les formes du nihilisme repoussant la vraie vie dans
un
au-delà d'autres mondes, d'arrière-mondes, Jésus est celui qui a
dit
oui à la vie, contre la Loi ancienne, contre les pouvoirs et les
dogmes.
Évoquant
la parole de Jésus sur l'inobservance du sabbat pour
accomplir
des oeuvres de vie (cueillir du blé ou guérir un malade),
Nietzsche
ajoute : « C'est une parole pour tous ceux qui rompent la
loi
» (Z p. 391, § 68), et plus loin : « Partout où l'on jugeait il a pris
partie
contre ceux qui jugeaient : i l voulait être le destructeur du
moralisme.
» (p. 411, § 134).
L'
« aphorisme » suivant éclaire cette vision : « On vous appellera
les
destructeurs de la morale, mais vous n'êtes que les
inventeurs
de vous-mêmes. » (§ 135).
Bouddha, souligne
Nietzsche, « ne dit plus combattre le péché, mais,
donnant
son plein droit à la réalité, combattre la souffrance » (§ 20).
La
critique des religions, chez Nietzsche, s'inspire de la même
démarche
: de ceux qui font de Dieu un « bouche-trou », une
compensation
aux défaillances de leur savoir ou de leurs « vertus »,
il
dit : « l'Esprit de ces sauveurs était fait de lacunes, mais dans
chaque
lacune ils avaient placé leur folie, leur bouche-trou qu'ils
ont
appelé Dieu ». « Ils ont appelé Dieu ce qui leur était contraire
et
ce qui leur faisait mal : en vérité, il y avait beaucoup d'héroïsme
dans
leur adoration! mais ils n'ont pas su aimer leur Dieu
autrement
qu'en crucifiant l'homme » (Ainsi parlait Zarathoustra,
"
Des péchés ", p. 108.)
Ce
que Nietzsche combat en toute religion, c'est le dualisme,
l'extériorité
: un dieu séparé de l'homme et non vivant en lui
comme
l'acte même de la création. Cette critique radicale de
F
« aliénation religieuse » est le passage nécessaire pour atteindre
la
foi. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, le vieux pape « hors service »
décèle
cette vérité : « O Zarathoustra, lui dit-il [p. 299], tu es plus
pieux
que tu ne le crois, avec une telle incrédulité. Je ne sais quel
Dieu en toi t'a
converti à ton impiété. N'est-ce pas ta piété même qui
t'empêche
de croire à un dieu ? Et ta trop grande loyauté finira par
t'entraîner
par delà le Bien et le Mal [...]. Auprès de toi, quoique tu
veuilles
être le plus impie, je sens un secret parfum d'encens et de
bénédictions
: je le sens à la fois avec douleur et délice [...] Laissemoi
être
ton hôte, ô Zarathoustra, pour une seule nuit ! Nulle part
sur
la terre je ne me sentirai mieux qu'auprès de toi. » Zarathoustra
lui
répond : « En vérité, j'aimerais t'y conduire moi-même,
homme
vénérable, car j'aime tous les hommes pieux. » Dans ses
Aphorismes, il
ajoute : « C'est la théologie qui a étouffé Dieu, et le
moralisme
la morale. » (§ 59.)
Tous
les « livres sacrés » rendent témoignage de l'alliance de
Dieu
avec l'homme : ceux de l'Orient au nom d'une sagesse,
d'autres
au nom d'une révélation. L a vie des prophètes, d'Abraham
à
Moïse, et de Jésus à Mohammed, montre comment ont
transcendé
l'histoire ceux dont la vie a été vécue en fonction du
Tout
et de l'éternité.
Ainsi
sont abolis l'extériorité, l'antagonisme même entre l'idéal
et
le réel, toute forme d'au-delà, de «jugement dernier, d'attente
ou
de promesse » (§ 31).
L'éternité,
pour Nietzsche, c'est la totalité de ce que nous
appelons
l'histoire, celle du monde et des cultures des hommes.
Cette
présence du Tout, dans l'acte de l'homme, c'est ce que Jésus
annonce
comme le « royaume » qui est au-dedans de nous et audehors
de
nous, la « présence d'immensité », dit Nietzsche. Telle
est
la véritable « divinisation de l'homme » qui ne fait qu'un avec
le
tout. L a résurrection, c'est tous les jours, c'est l'éveil, la prise de
conscience
de cette présence et de ses possibles. L'incarnation, c'est
tous
les jours, c'est Dieu se mêlant à la vie de l'homme,
indivisiblement
uni à l'homme.
La
foi n'est pas alors l'adhésion à telle ou telle croyance, à telle
ou
telle vision du monde.
La
foi est en tout homme qui s'interroge sur le sens de sa vie. En
tout
homme qui réalise l'extinction de son égoïsme personnel, de
ses
visées partielles, pour laisser en lui la place à la présence et à
l'acte
du Tout.
l
a foi, pour Nietzsche, n'est pas une croyance, mais une volonté,
un
acte : « l'acte de créer et de se disposer à surmonter ». (Ainsi
parlait Zarathoustra, Notes
et aphorismes.)
«Je
suis remonté aux origines : ainsi suis-je devenu étranger à
tous
les cultes. » (Ibid., 9.) Ainsi a-t-il pu entrevoir la foi comme un
«
éveil », comme les « éveillés vivants » de la tradition hindoue :
«j'ai
pour précurseur la philosophie du Vedânta et Heraclite».
(Ibid., §
47.)
«
Mes aïeux : Heraclite, Empédocle, Spinoza, Goethe » (Ibid., p.
215.)
Comme
pour eux tous il s'agit « de ne pas confondre le sentiment
du
moi avec le sentiment organique de l'unité ». (Ibid., p. 38.)
Le
moi, c'est la vie dans sa totalité, au-delà de tous les
«
hasards » et de toutes les illusions du partiel.
Il
atteint ainsi la véritable liberté en consacrant sa vie à l'action
de
ce qui en est la source et la réalité dernière. « Que veut dire la
Bonne
Nouvelle ? La vraie vie, la vie éternelle, on ne la promet pas,
elle
est là, elle est en vous [...] un monde vrai, un monde éternel : le
royaume
de Dieu est en vous. » (§ 29.)
Et
voici aussitôt la « mauvaise nouvelle » : celle de Paul,
l'homme
de la restauration des dualismes anciens. « A la Bonne
Nouvelle
succéda sur-le-champ la plus mauvaise de toutes, celle de
Paul
[...] Le contraire du «joyeux messager », le « dysangéliste »
[...].
La vie du rédempteur ne pouvait lui être d'aucune utilité [...],
il
se fabriqua une histoire du premier christianisme. Mieux encore :
il
falsifia l'histoire d'Israël pour en faire la préhistoire de sa
mission
: avec lui, Jésus n'est plus que l'accomplissement, dans une
variante
nouvelle, de la vieille promesse. Tous les prophètes ont
annoncé
son rédempteur. » (§ 42.)
Celui
qui accepte, sur le gibet, la mort de l'esclave rebelle,
redevient
le dieu de puissance, le Seigneur.
Paul
fut ainsi le fondateur du christianisme historique. Et
Nietzsche
conclut : « Le christianisme, c'est tout ce que Jésus a
condamné.
»
Tel
fut le « christianisme de Paul » (§ 24) : à l'inverse de Jésus
crucifié,
aussi différent du dieu des Grecs que de celui des Juifs.
«
Le Nouveau Testament ne serait que le vieux geai judaïque paré
des
plumes du paon grec. » (René Girard, Des choses cachées depuis le
commencement du monde, p.
287.)
«
On a bâti l'Église avec l'opposé de l'Évangile [...], l'opposé de
ce
qui fut l'origine, le sens [...]. On a sanctifié ce que le joyeux
messager
ressentait comme au-dessous de lui, derrière lui — c'est
en
vais que l'on chercherait une plus grande ironie de l'histoire
universelle.
» (§ 36.) « I l n'y eut qu'un chrétien, i l mourut sur la
croix
[...]. La pratique chrétienne, une vie comme la vécut celui qui
mourut
sur la croix, cela seul est chrétien. » (§ 39.)
Ce
mode de vie exige la destruction de toutes les ^idoles, et
d'abord
de toutes les projections hors de l'homme, de l'Être ou de
la
Loi, de la conception linéaire de l'histoire qui, de l'Ancien
Testament jusqu'à
Hegel, fait de l'homme un instrument d'un plan
conçu
en dehors de lui et sans lui.
A
ce dualisme et à cette aliénation, Nietzsche oppose « l'éternel
retour
» .
Le
lien entre le dogmatisme de l'Être et de la vérité d'une part,
du
Bien et de la morale d'autre part, est intime : ils reposent l'un et
l'autre
sur le postulat d'un ordre existant en dehors de nous et sans
nous,
qu'on l'appelle « être » ou « chose en soi », « souverain
bien
» ou « volonté de Dieu ».
Ce
dualisme est l'âme d'une conception esclavagiste de la
religion
comme de la science et de son prétendu « progrès », qui
laïcise
la conception linéaire de l'histoire propre à l'Ancien Testament
: temps
qui sépare la promesse de son accomplissement.
«
L'éternel retour » de Nietzsche est le refus de ces dérives
orientées
selon des finalités imposées à l'homme du dehors et d'en
haut,
et qui le font rêver d'une fausse immortalité, prolongement
sans
fin des fausses vies d'aujourd'hui. Ce qui importe, ce n'est pas
cette
éternisation, c'est ce que l'on a à éterniser, cette création
extatique
que l'on voudrait, dans la joie, expérimenter encore et
encore,
dont on souhaiterait de toute la force et de toute la joie de
sa
vie, conquise par la souffrance, l'éternel retour.
«
L'annihilation du monde de l'être », du dogmatisme en
logique,
du formalisme en morale, est la condition nécessaire pour
reconquérir
l'unité de la vie.
«
M a tâche, écrit Nietzsche, est de préparer à l'humanité un
instant
suprême de conscience de soi, un grand midi, où i l pose
pour
la première fois dans sa plénitude [libéré des « aliénations »
antérieures,
R. G.] la question du : pourquoi ? Quelle cause ? Quel
but?»
Dans
ce monde « semblable à une maison de fous », dit
Nietzsche,
« nous justifierons rétrospectivement tous les morts et
nous
donnerons un sens à leur vie ». Ce dépassement porte en lui
tout
le passé, i l est gros de tout l'avenir, retour éternel de l'éternel
présent.
«
Car je t'aime, ô éternité ! »
Affirmer
« l'éternel retour », c'est d'abord exclure l'idée d'une
création
première, à l'origine des temps, qui nous mettrait en
présence
d'un monde déjà fait, déjà là, comme une fatalité.
L'objectif
premier de Nietzsche est précisément « l'annihilation de
l'être
» , de ce fantôme oppressif qui cautionne toutes les dominations.
L'éternel
retour exclut aussi la conception du temps linéaire, de
quelque
nom qu'on l'appelle : providence, évolution, progrès,
s'imposant
lui aussi comme une fatalité extérieure pour nous fixer
notre
place dans un plan prédéterminé, par Dieu, par la nature ou
par
quelque despotisme humain. Cette finalité extérieure est
mutilante.
Nietzsche veut « libérer les hommes de la servitude de la
finalité
». Il s'agit de la finalité externe. « Le créateur est celui qui
crée
une fin pour les hommes. » Alors que les fins ont toujours été
assignées
à l'homme de l'extérieur, ou bien dessinées en creux par
des
besoins insatisfaits, et donc par la vengeance ou le « ressentiment
».
La
finalité externe, ou subie, prive l'homme non seulement de sa
liberté,
mais de sa responsabilité. Elle substitue à l'une et l'autre
l'angoisse
de la faute, du manquement à la foi, du péché.
Contre
toutes ces formes de dualisme et d'extériorité, l'éternel
retour
veut nous délivrer du temps. Cette délivrance n'est possible
que
par le dépouillement de tout ce qui nous limite à notre petit
moi
: à nos désirs partiels, à nos passions exclusives, à nos préjugés
historiquement
déterminés. L a « volonté de puissance » de Nietzsche
n'est
pas celle d'un conquérant ou d'un dominateur. Ce sont
les
idéologues de l'hitlérisme qui ont ainsi interprété la pensée de
Nietzsche
pour l'annexer à leurs rêves de domination. L a volonté
de
puissance n'est pas une volonté individuelle. Elle exige au
contraire
une ascèse, pour laisser émerger en nous la volonté du
tout.
« Pour être le créateur, i l est besoin de peine et de bien des
métamorphoses.
» (Ainsi parlait Zarathoustra, II, " Aux îles fortu-
' S) \
nées
.)
L'éternel
retour est d'abord un retour à soi. La prise de
conscience,
comme dans les sagesses de l'Orient ou dans le
témoignage
de Jésus, que ce qu'il y a de plus intime en moi, ce n'est
pas
le petit moi individuel, mais le tout qui l'habite et auquel i l
appartient.
Le
sentiment de cette présence, Nietzsche l'appelle « l'amour de
l'éternité
» : « Imprimez à votre vie le sceau de l'éternité. »
(Fragments, Gallimard,
Tome V , 11, 264, p. 396.)
L'éternel
n'est pas un être extérieur à l'homme. L'éternel
travaille
le présent. L'invention du futur n'est pas un rejet du passé
mais
son dépassement. Se « surmonter », c'est porter en soi tout le
passé
et un présent gros de tout l'avenir. Dieu se révèle en chaque
acte
de création, de sacrifice, de dépassement.
Dieu
n'est pas dans l'extériorité des religions : « Ce n'est
qu'après
la mort de la religion que l'invention du divin retrouvera
toute
sa luxuriance. » (Werke, XI, 2, p. 440.)
Dieu
n'est pas un être mais un acte.
L'acte
par lequel l'homme se révèle trop grand pour se contenter
de
ce qu'il fut.
«
Vous parlez du déchirement de Dieu par lui-même, mais i l
s'agit
seulement de sa mue. I l change de peau, de peau morale.
Vous
allez bientôt le voir ressurgir par-delà le bien et le mal. » Ce
sera
l'homme habité par l'éternel.
Cet
athéisme est peut-être, par-delà toutes les aliénations
«
religieuses », la dernière étape avant la foi, comme l'écrivait
Kierkegaard.
Une étape inévitable et salutaire.
Nietzsche
lui-même, qui le premier annonça : « Dieu est mort »,
suggère
ce passage, cette « métamorphose du divin », cas particulier
et
exemple suprême du divin, cas particulier et exemple
suprême
de sa « transmutation des valeurs ». Il accuse le christianisme
historique
de « faire perdre à l'homme le sens du divin ».
Ce
christianisme-là (dans lequel i l ne met nullement en cause
Jésus)
est, selon lui, culturellement non crédible et moralement
inacceptable.
Il est « l'arôme spirituel » (comme disait Marx)
d'une
civilisation en « décadence ».
La
pensée ne peut être que l'expression poétique de l'incessant
devenir
de la vie et de son éternelle activité créatrice. Sans quoi elle
devient
justification mercantile et servile du chaos social et de ses
hiérarchies.
Le mérite essentiel de cette théorie de la connaissance
de
Nietzsche — ou plutôt de sa négation — est d'obliger tout
savoir,
et d'abord celui de la science et celui de la morale, à prendre
conscience
des postulats sur lesquels i l se fonde.
Nietzsche
fut l'athée le plus radical et le plus profond, et, comme
tel,
le pionnier de la foi éternelle et toujours nouvelle.
Son
oeuvre est le fleuve de feu que traverse sans risque toute foi
vivante,
c'est-à-dire non pas une religion apportée du dehors,
comme
un cathéchisme, mais une foi enracinée dans l'expérience
quotidienne
de l'homme.
Une
religion qui n'est pas de l'ordre d'une réponse, comme la
croyance,
mais de l'ordre d'une question, comme la foi.
De
quelles expériences naissent ces questions ?
Des
expériences qui nous permettent de dire, avec Nietzsche :
«
Le christianisme est encore possible à tout instant. Il n'est lié à
aucun
des dogmes éhontés qui se sont parés de son nom [...]. »
«
Le christianisme est une pratique et non une doctrine. I l nous
prescrit
comment agir et non ce qu'il faut croire. » (§ 39.)