"Pour les
capitalistes, écrit Hervé Kempf, la société est un une collection d’individus
qui se trouvent dans une boule et son unique mission consiste à en tirer un
maximum de profit. Pour les capitalistes, l’individu est séparé des autres, est
en concurrence permanente avec eux. Dans cette vision, ce qui est commun n’est
plus le peuple, mais le marché. Pour cette raison les gens ont tant de
difficultés à se sentir un citoyen qui participe à un processus commun à
tous. »
Michel Peyret
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« L’autorité publique est aux mains du système financier » Hervé Kempf
19 février
2013
Vous
démontrez avec des exemples innombrables comment le monde glisse vers une sorte
de régime autoritaire dont l’intention unique est de maintenir les privilèges
d’une caste, l’oligarchie. Cela vous amène à une conclusion socialement et
politiquement dramatique : la fin possible de la
démocratie.
L’oligarchie est la
définition d’un régime politique. L’oligarchie est un concept inventé par les
grecs aux IVe et Ve siècle av. J.-C. Les grecs ont défini les façons selon
lesquelles les sociétés humaines pouvaient être gouvernées : la dictature,
le despotisme, la monarchie, la tyrannie, la démocratie, qui est le pouvoir du
peuple pour le peuple et par le peuple, et ensuite ils ont défini une autre
forme de gouvernement qui est précisément l’oligarchie. L’oligarchie est le
pouvoir aux mains de peu de personnes. Ce que je dis alors c’est que, au moins
en Europe, nous glissons vers l’oligarchie. Le système politique actuel fait
qu’un groupe de peu de personnes imposent ses critères au reste de la
société.
Vous suggérez
que nous sommes dans une phase de post-démocratie dans laquelle, avec l’objectif
de se maintenir au pouvoir, l’oligarchie maintient une fiction
démocratique.
Bien sûr.
L’oligarchie répète sans cesse que nous sommes dans une démocratie et que tout
est parfait. C’est une fiction. Même les intellectuels ont oublié le concept
d’oligarchie et contribuent à nourrir la fiction. Tous les intellectuels en
syntonie idéologique avec le capitalisme ont maintenu l’idée selon laquelle
existaient seulement deux alternatives : ou la démocratie, ou le
totalitarisme. Cela pouvait être compris au début à travers deux exemples :
dans les années ’30 avec Hitler, ou dans les années ’50 ou ’60 avec l’Union
soviétique, on pouvait dire qu’il était précis d’opter entre la démocratie et
ces deux dictatures. Mais cela est fini : depuis la chute du Mur de Berlin
en 1989 et le naufrage de l’Union Soviétique, nous passons à un autre ordre.
Mais les intellectuels qui sont au service du capitalisme ont persisté dans
l’idée selon laquelle il y a seulement deux chemins : ou la dictature, ou
la démocratie.
C’est pourquoi il est
important que le concept d’oligarchie soit bien présent pour comprendre que,
progressivement, la démocratie nous a été volée. Les pays européens, et beaucoup
plus les États-Unis, ont glissé vers un régime oligarchique où le peuple n’a
déjà plus de pouvoir. La démocratie européenne est malade, elle s’est beaucoup
affaiblie, et s’oriente de plus en plus vers l’oligarchie. En revanche, les
États-Unis ont arrêté d’être une démocratie : c’est une oligarchie, parce
que c’est l’argent qui détermine les orientations des décisions politiques. En
réalité, l’oligarchie est une démocratie qui fonctionne seulement pour les
oligarques. Dès qu’ils se sont mis d’accord entre eux, ils imposent les
décisions. Nos systèmes ne peuvent plus s’appeler démocratie, parce que la
puissance financière détient un pouvoir démesuré. L’autorité publique est dans
les mains du système financier. Les pouvoirs publics ne prendront jamais de
décision que puisse nuire aux intérêts économiques, aux intérêts de l’oligarchie
financière. Nous devons accepter l’idée que ceux qui ont les rênes du pouvoir
politique de l’État ne prennent pas de décisions pour le bénéfice de l’intérêt
général. Leurs décisions peuvent aller à l’ encontre de l’intérêt
public.
Ce
raisonnement implique que la souveraineté populaire a disparu, comme idée et
comme pratique.
Effectivement. Déjà
il n’y a plus de souveraineté populaire. Quand le peuple arrive à réfléchir, à
discuter et à délibérer ensemble et prend une décision, l’oligarchie va
contredire la décision populaire. En 2005 il y a eu en Europe un grand débat
autour d’un référendum qui à la fin a été organisé en France et ensuite en
Irlande et aux Pays-Bas sur un projet de traité de Constitution européenne.
Pendant six mois, la société française a discuté de ce sujet comme elle ne le
faisait pas depuis de nombreuses années. Les médias, appuyant la philosophie
capitaliste, disaient « il faut voter oui, il faut voter en faveur du
traité ». Mais le peuple français a voté « non ». Et qu’est-il
arrivé ensuite ?
Presque deux ans plus
tard les gouvernements d’Europe ont imposé ce traité avec quelques légères
modifications sous le nom de Traité de Lisbonne. Il y a eu alors une trahison
extraordinaire de la volonté populaire. Nous retrouvons cet exemple dans
d’autres endroits. Sans aller plus loin, en 1991, en Algérie, les islamistes ont
gagné les élections législatives, mais les militaires ont interrompu le
processus par un coup d’État qui a mené le pays vers une guerre civile
épouvantable. Autre exemple : en 2005 les palestiniens ont voté pour
choisir leurs députés. C’est le Hamas qui a gagné. Cependant, tous les États,
des États-Unis jusqu’à l’Europe, en passant par Israël, ont choisi d’ignorer le
Hamas parce qu’ils le considèrent comme une organisation
terroriste.
On n’a pas respecté
le vote du peuple palestinien. Le peuple en tant que tel est le cœur de la
démocratie c’est-à-dire le principe à partir duquel tous partageons quelque
chose. Le peuple n’est pas vous, Michel ou moi, mais tous ensembles. Nous
partageons quelque chose et nous devons prendre une décision conjointe. Nous
formons un corps, c’est pourquoi on dit « le corps électoral ». Mais
ce qui est arrivé en Europe en 2005 marque une rupture profonde avec le
peuple.
Cependant,
entre l’idée d’oligarchie qui existait au début du XXe siècle et maintenant, il
y a eu aussi une coupure radicale dans ce groupe.
Oui. Il y a eu une
évolution de l’oligarchie. Maintenant nous pouvons parler des déviations de
l’oligarchie poussée par l’évolution même du capitalisme. Durant les trente
dernières années le capitalisme s’est transformé. Tout commence en 1980, quand
Ronald Reagan gagne les élections présidentielles aux États-Unis et Margaret
Thatcher arrive au pouvoir en Grande-Bretagne. À partir de là, non seulement
s’est concrétisé un capitalisme orienté vers la spéculation financière, mais
aussi une une transformation culturelle, anthropologique a eu lieu. La
philosophie capitaliste s’est répandue avec ce message :
« La société
humaine n’existe pas ».
Pour les
capitalistes, la société est un une collection d’individus qui se trouvent dans
une boule et son unique mission consiste à en tirer un maximum de profit. Pour
les capitalistes, l’individu est séparé des autres, est en concurrence
permanente avec eux. Dans cette vision, ce qui est commun n’est plus le peuple,
mais le marché. Pour cette raison les gens ont tant de difficultés à se sentir
un citoyen qui participe à un processus commun à tous. Le système a occulté une
donnée : le phénomène fondamental qui s’est produit au sein du capitalisme
au cours des trente dernières années fut l’augmentation de l’inégalité, dans
tous les pays, y compris les pays émergents.
Nous sommes
dans une phase cruciale de crise. Il n’y en a déjà plus une, mais plusieurs, et
toutes se concentrent en même temps. La réponse de l’oligarchie est
proportionnelle à l’intensité de ces crises : l’autoritarisme et la
répression comme réponse.
Nous sommes dans un
moment très délicat de l’humanité. La crise écologique s’aggrave de plus en plus
et les crises sociales s’accroissent : Europe, États-Unis, les pays arabes,
la Chine et Inde. Et face à l’augmentation des protestations populaires,
l’oligarchie tend à aller vers une direction de plus en plus autoritaire,
répressive, militaire. C’est ainsi en France, en Italie, en Angleterre, aux
États-Unis, au Canada. Dans chacun de ces pays nous avons vu le développement
impressionnant des technologies policières (caméras de surveillance, fichiers
informatiques, etc.). Nous affrontons un double danger : non seulement que
la démocratie se dirige vers l’oligarchie mais, aussi, que l’oligarchie, le
capitalisme en général, entrent dans une phase autoritaire, insistant sur des
sujets comme la xénophobie, l’insécurité ou la rivalité entre les nations.
L’oligarchie ne veut pas adopter des mesures pour pallier à la crise écologique
ou pour diminuer l’inégalité. Non. Ce que l’oligarchie veut, c’est conserver ses
privilèges fondamentaux. C’est une oligarchie destructrice. Je crois qu’elle ne
comprend pas la gravité de la situation. Au lieu d’évoluer, l’oligarchie est
chaque fois plus réactionnaire.
Aujourd’hui
il y a un nouvel élément, qui sera sans doute déterminant : la crise
écologique, la crise climatique. Cependant, peu sont ceux qui sont disposés à
relever les défis.
Nous sommes dans un
moment essentiel de l’histoire humaine, pour deux raisons. En premier lieu, nous
traversons un moment de notre histoire dans lequel l’humanité arrive aux limites
de la biosphère. L’espèce humaine s’est répandue et développé à travers de la
planète en s’appuyant sur une nature qui nous semblait immense et inépuisable.
Mais maintenant l’ensemble de l’espèce humaine découvre que la planète a des
limites et qu’il est nécessaire de trouver un nouvel équilibre entre l’activité
et la créativité humaines et les ressources. Nous devons changer de culture et
passer de l’idée selon laquelle la nature est inépuisable à la réalité que nous
mettons en danger ces ressources. Il nous reste à apprendre à les économiser et
à les utiliser avec sagesse et prudence. En cela, se joue un changement de
culture. Le deuxième en importance, est que nous nous trouvons au moment où nous
formons une société humaine. Avant nous étions comme des étrangers les uns avec
les autres. Là non.
Même si à Río de
Janeiro on vit d’une façon différente qu’à Paris, à Londres ou Shanghai, il y a
beaucoup d’éléments communs qui nous amènent à prendre conscience que nous
appartenons au même monde. La mondialisation non seulement est en compétition
avec la mondialisation de la culture ou de l’économie, non, mais aussi atteint
la population humaine. Nous découvrons que nous avons des intérêts communs. Les
problématiques de l’oligarchie ou de la démocratie se jouent aussi en
« Amérique Latine [El Correo propose « Latinoriginaire », parce que il faut intégrer et non diviser, comme le fait ce
concept raciste et ségrégationniste] », en Asie et en Europe. Nous sommes
la même société. C’est un nouvel élément dans l’histoire de l’humanité. Mais
cette nouvelle société doit réécrire, inventer une nouvelle façon de vivre avec
la biosphère et les ressources naturelles. Si nous n’arrivons pas à le faire,
cette société humaine ira vers le chaos, la concurrence et la violence [nous y
sommes déjà au Moyen Orient et Afrique NDLT]. Il n’y aura pas seulement du
désordre, l’aventure humaine s’arrêtera.
Pour vous, il
ne peut pas y avoir un renouvellement de la démocratie si la question écologique
n’est pas prise en considération.
L’écologie et la
démocratie sont inséparables. Si nous regardons vers les années 70, quand le
mouvement écologique a pris son impulsion, il l’a fait avec une critique de la
démocratie. La démocratie a toujours été dans le cœur de l’écologie. Mais
ensuite le capitalisme a dérivé vers l’oligarchie et nous ne sommes déjà plus
dans une situation démocratique. Le capitalisme et l’oligarchie poussent
toujours vers la croissance économique. Mais aujourd’hui nous savons que cette
croissance économique fait des dommages importants à l’environnement. Nous ne
savons pas produire de la croissance économique sans détruire l’environnement,
sans émettre du gaz avec effet de serre, sans détruire les forêts comme dans
l’Amazonie, ou sans produire d’énormes quantités de soja comme en Argentine,
pour lequel des tonnes de pesticides sont utilisés. La croissance permet qu’on
oublie l’énorme inégalité qu’existe. La croissance permet de calmer les tensions
sociales. Le développement de l’oligarchie, c’est-à-dire, le délire d’un petit
nombre de personnes pour s’enrichir d’une manière colossale, pousse à la
croissance et, en même temps, à la destruction de la nature. C’est pourquoi la
question démocratique est essentielle. Nous devons arriver à une situation où
nous pouvons discuter et réussir à diminuer l’inégalité et, ainsi, pouvoir
redéfinir ensemble une économie juste qui ne détruit pas
l’environnement.
En somme,
toute reformulation de l’idée et du principe de démocratie passe par
l’écologie.
Effectivement :
il est impossible de penser le monde si nous oublions de la question écologique.
Ce sujet n’est pas exclusif des Européens ou des occidentaux, non, c’est une
question mondiale. Le sujet du changement climatique, le sujet de l’épuisement
de la biodiversité ou de la contamination sont des sujets mondiaux. Il est
impossible de penser à l’émancipation humaine, à la dignité humaine, à la
justice sociale, à l’évolution vers une humanité réalisée dans laquelle chaque
personne pourra exprimer ses potentialités par rapport aux autres, dans le
concret, rien de cela ne peut être pensé si sont laissées de coté , la nature et
la relation avec la biosphère. La situation actuelle est grave à cause de la
crise écologique mais aussi pleine d’espoir. Nous avons dix ou vingt ans devant
nous pour organiser la transition et permettre aux jeunes du futur qu’ils
imaginent une société harmonieuse. Si dans 10 ans nous ne contrôlons pas la
contamination, si dans 10 ans nous ne réussissons pas à l’empêcher l’évolution
dictatoriale du capitalisme, nous allons tout droit vers des situations très
difficiles.