10 juillet 2023

Le principe Transcendance (suite). 8/ Dans l'espace-temps

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Pierre Masset résume ainsi les deux aspects de la matière chez Ernst Bloch : «Chez lui la matière a deux aspects : elle est certes l’étant d’après la possibilité… c’est-à-dire l’ensemble des conditions données qui limitent à tel ou tel moment l’expression de la forme ; mais elle est aussi l’étant en possibilité… c’est-à-dire le sein fécond, le giron inépuisé d’où sortent toutes les figures du monde ; c’est la face lumineuse, la face d’espérance, du possible réel de la matière… Toutefois le processus peut déboucher aussi bien sur le Rien que sur le Tout ». Le processus d’identité «homme-nature» peut être réussi ou manqué. «Le possible en effet, s’il est bien du réel, n’est pas encore réalisé. Le marxiste doit donc à la fois étudier au plus près les conditions de possibilité du réel à tout moment de la réalisation (c’est ce que Bloch appelle le courant froid du marxisme) et s’ouvrir courageusement à l’avenir (c’est le courant chaud du marxisme). L’espérance marxiste, comprise comme espérance matérialiste, n’autorise ni l’optimisme plat de la foi automatique dans le progrès, ni le pessimisme absolu ; s’appuyant sur le sujet comme sur l’objet, l’un et l’autre pris dans le processus de la dialectique de la matière, elle fonde l’optimisme militant au front du processus du monde, c’est-à-dire dans la partie la plus avancée de l’être de la matière en mouvement et ouverte par l’utopie»  

Nous savons qu’il n’y a pas de dialectique de la matière. Seule la décomposition de la matière opérée par Bloch, en étant et pouvant être, rend efficient ce concept, le «pouvant-être» n’étant pas de la matière mais une idée contenue dans la matière. Ernst Bloch pousse cependant le plus loin possible la position philosophique sur laquelle se rejoignent pour une fois Camus et Garaudy, selon laquelle «l’avenir est la seule transcendance des hommes sans Dieu». Il serait simpliste de prétendre que «les lendemains qui chantent» sont au bout du chemin, d’abord parce que l’avenir est un horizon sans limite, mais aussi parce que cette idée laisse de côté les luttes à mener pour tendre à la réalisation de l’avenir, de l’utopie contenue dans le réel mais pour l’instant inconsistante.   Ces luttes se déroulent d’abord au sein de l’individu pour faire advenir en lui le sujet, tourné vers l’extérieur, vers l’altérité : «Le sujet n’appartient pas au monde, il est une frontière du monde», dit Wittgenstein [«Tractatus logico-philosophicus»].  Ces luttes tendent vers un point-avenir du Monde, celui de Teilhard de Chardin ou celui des marxistes. Ce point peut être Dieu, et c’est Sainte Thérèse de Lisieux, la «petite» Thérèse, qui, le cherchant, contre les indifférents et les méchants, se répète à elle-même un lancinant : «Lutter ! Lutter jusqu’au bout ! Même sans espoir de vaincre ! Même en pleine défaite ! Jusqu’à la mort !». Jeanne d’Arc et Don Quichotte. Bloch réussit à rapprocher Marx et Teilhard en élargissant le marxisme jusqu’à en faire ce qu’il appelle, dans «Le principe Espérance», «une science médiatisée de l’avenir», ce que Garaudy nomme en termes voisins «méthodologie de l’initiative historique».

Pour Bloch, l’homme est une tension vers l’avant, vers ce qui n’est pas, vers ce qui pourrait être ; l’homme n’est pas un être mais un chemin, un chemin franchissant les frontières de notre monde circulaire vers d’autres mondes, le chemin du principe Transcendance. Jean Marie Vincent, dans le «Dictionnaire des Utopies» de Larousse dit de la philosophie de Bloch qu’elle est «une ontologie du non-encore être».

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Depuis Einstein, le temps est la quatrième dimension de l’espace.

Pour Aristote, l’espace est vide et clos, chaque homme occupe un lieu qui lui est propre et qui flotte dans un néant fini au côté des autres lieux. Pour Descartes, l’espace est juxtaposition de substances individuées. Pour Leibniz, c’est un entrelacs de relations chosistes – la chose étant opposée à l’idée. A partir de Kant, puis d’Einstein, l’espace devient sensible et conceptuel. Le concept nous permet de mieux prendre conscience de l’espace, mais y introduit la variable de la représentation que s’en fait l’homme. De ce fait, une distorsion peut s’y produire, véhicule potentiel de transcendance, qui, répétons-le, est toujours rupture par rapport à la normalité du monde, franchissement d’une frontière.

Quelle idée devons-nous donc nous faire de notre espace-temps, pour qu’il laisse son rôle à la transcendance ?

D’abord, nous devons être assurés que le néant n’existe pas. «Le Néant pur est un concept vide, une pseudo-idée», écrit Teilhard. Plus l’espace est rempli des substances cartésiennes séparées les unes des autres, plus ce multiple sans existence propre se rapproche de l’inexistant, du néant. Là où règne le multiple, le monde n’existe pas, n’existent que des mondes particuliers, ce qu’avait compris Héraclite : «Pour les éveillés il y a un monde un et commun.
Puis parmi ceux qui dorment, chacun s’en détourne vers le sien propre
». Le repli sur soi, l’immobilité, le non-changement, pour les individus comme pour les groupes d’individus, est une prison que le multiple aliénant oppose à la naissance du sujet dans son chemin de transcendance.

Non seulement le néant n’existe pas, mais l’espace est infini, et donc infinies les possibilités de transcendance qu’il contient.

L’espace est infini, cela veut dire : l’espace n’est pas une collection de lieux – un homme égale un lieu – mais en chaque être et entre tous les êtres, une infinité de possibles. L’espace est infini, cela veut dire : l’action humaine s’inscrit dans la durée, c’est-à-dire dans l’irréversibilité et le rejet de l’idée de mort. «Il y a des moments, écrit Badiou dans le «Petit Panthéon portatif»  , où une espérance n’est rien d’autre que la certitude d’une durée». La même chose peut être dite de n’importe quelle forme de transcendance puisque toute transcendance est une projection dans un espace-temps à venir, illimité et éternel. «L’Eternel» est l’un des noms de Dieu dans la Bible. Vivre aux côtés de l’Eternel est l’espérance ultime du croyant en Dieu ; vivre en étant convaincu de la durée éternelle de son action est l’espérance du croyant en l’homme. Pour l’un et l’autre, l’éternité c’est, dans le hors-lieu, notre action qui excède tout. «Notre vie n’a pas de fin comme notre champ de vision est sans frontière», dit Wittgenstein. La mort est, selon Heidegger dans «Etre et temps», «la possibilité de l’impossibilité», c’est-à-dire de l’impossibilité des choix, de la fin des possibles. Il faut donc que la mort n’existe pas. Au fond de nous d’ailleurs, nous ne croyons pas à l’existence de la mort. Quelque chose qui ne peut être vécu – «on ne vit pas sa mort»– n’est qu’une hypothèse, une théorie qui n’existe pas plus que le néant lui-même. Si nous étions persuadés que la mort, c’est-à-dire le néant, existe, aurions-nous la force de vivre ? «La vie, pour pouvoir fonctionner, précise Teilhard,  a besoin, et toujours plus besoin de se reconnaître elle-même irréversible». Ainsi, non seulement il faut que la mort n’existe pas et que nous ayons la certitude d’un espace-temps infini au-delà de la frontière, mais il faut aussi que nous ayons la certitude de l’irréversibilité de notre action en tant que sujet.

La question du temps et de son contenu nous mène aux notions d’irréversibilité, d’éternité, d’infini, contenues dans le principe Transcendance.

Est irréversible ce que l’on ne peut arrêter. Le temps présente toutes les apparences de l’irréversibilité. Subjectivement, il peut donner l’impression de ralentir ou d’accélérer, de s’arrêter même. Qui n’a pas aussi souhaité un jour lui faire faire demi-tour, revenir en un point du passé où s’est décidé un évènement important de sa vie, pour, à partir de ce point, modeler un avenir différent de celui qui est advenu ? Tout le monde sait cependant que rien de cela n’est possible, que le temps poursuit inexorablement son mouvement. Toujours dans le même sens, et c’est là le deuxième caractère de la chose irréversible : son mouvement ne connaît qu’un seul sens, toujours plus loin, souvent aussi toujours plus vite. Comme la «croissance» ou le «marché».  Une certaine forme de déterminisme est un effet secondaire de l’irréversibilité.

Est éternelle, pour certaines religions, une nouvelle forme de la vie, dans un «au-delà», c’est-à dire dans un autre espace-temps. Dans un sens plus général, est éternel ce qui se situe dans un temps infini, sans origine ni terme. L’éternité est la composante bénéfique de l’irréversibilité du temps. Est éternel ce qui se situe hors de tous temps.

Est infini ce qui est indéfini, ce qui n’est pas fini. Est fini ce qui a des limites, l’infini n’a pas de limites. Préférons la notion de «frontière», déjà rencontrée, à celle de «limite». La frontière n’est pas vraiment une limite tant elle appelle, en dépit des difficultés et des dangers, à son propre franchissement vers un au-delà de temps et d’espaces nouveaux. La frontière est la zone de l’espace-temps, où s’active le transcendant. La limite du fini est le début du domaine du transcendant. L’infini, et l’éternité comme forme de l’infini, est l’espérance, c’est-à-dire l’infini du fini.

Infini et éternité remèdes à l’irréversibilité. Pourtant l’irréversibilité est le mode de fonctionnement de la transcendance à la frontière, car il faut bien que nous soyons persuadés que nul retour en arrière ne sera possible une fois accompli l’évènement transcendant, qui met de l’infini dans notre finitude, de l’éternité dans notre vie mortelle. 

Si la mère ne croit pas que l’amour donné par elle à son enfant a une durée illimitée et que son action est irréversible, alors à quoi bon continuer, et même à quoi bon continuer à vivre ? Si le but devant elle semble fuir sans cesse, qu’importe, du moment qu’elle peut, sans suivre les routes imposées, faire ce que lui dit de faire la transcendance qui l’habite, quels que soient les noms qu’on lui donne, y compris ceux attachés à la pure immanence.

C’est que la transcendance prend, nous l’avons dit, les visages de l’immanence. Elle s’insinue dans la matière ; elle rassemble du multiple ; elle nourrit l’infini, l’éternel, le sublime en les escamotant sous les apparences du partiel, du contraint, du provisoire, du banal.

Le «réel perdu» et retrouvé, l’impossible possible, la «venue, dans un individu, du Sujet qu’il découvre pouvoir devenir», l’évènement – y compris personnel – comme «rupture dans le devenir ordinaire du monde», toutes ces formules d’Alain Badiou évoquent quelque forme de transcendance naissant de l’immanence elle-même. Teilhard de Chardin ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit : dans l’univers, «le Transcendant s’est fait partiellement Immanent… ce que nous apprend la Révélation».  Le dieu de Teilhard de Chardin est bien un dieu transcendant, mais, en tant que créateur, il est présent dans sa créature. Et François Jullien de conclure logiquement : «vivre se comprend… à la jonction des deux».

En Jésus, à la fois homme et dieu, se concentrent l’En-Haut et l’En-Avant, les deux formes essentielles de la transcendance, l’une pure transcendance, «sur-humaine», l’autre incarnée, «ultra-humaine», «ces ceux formes de foi s’éclairant et se renforçant indéfiniment l’une l’autre». Il n’est donc pas nécessaire d’appartenir à une église pour connaître Jésus. Le matérialiste, pour peu qu’il abandonne une posture dogmatique, peut reconnaître en Jésus cette fusion du transcendant et de l’immanent. Comme le concède Badiou [op.cit.] : «Il y a de l’excès réel, du hors-lieu, de l’écart. Si on l’appelle de la transcendance, tant pis ». Jésus est en chacun de ses actes une figure de cette fusion. Si quelqu’un habite la frontière, c’est bien lui. 

«Mon royaume n’est pas de ce monde», dit Jésus, c’est pourtant dans le monde que s’exerce la transcendance, espérance dans un au-delà du monde conquis par la grâce qui m’est accordée ou par mon action autonome. Par grâce si je vois Dieu en être extérieur et supérieur à moi, par action si je vis Dieu comme acte de création d’un nouveau monde et assumé en tant que tel. Pour le christianisme, Dieu est à la fois être et acte, il est et il advient.

Dans cet avenir, tout est-il possible ? Autrement dit, Dieu habite-t-il partout dans l’avenir ?  Gérard Eschbach  pose le problème de la «localisation» de Dieu. Où l’hypothèse Dieu a-t-elle une chance de se concrétiser, ou de devenir source d’énergie ? Notre espace mental aliéné fait souvent de nous le prisonnier d’idoles. Les idoles : «nos petites idées… à nous». Au-delà de ces petites idées est l’Impossible : l’au-delà du possible aliéné est déclaré impossible car est aussi impensable «un au-delà de notre pensée». Pourtant, aussi aliénés soyons-nous, que sommes-nous en train de faire, sinon de penser justement, rien qu’en la nommant, la possibilité d’un impensable ? Pour passer de l’impensable pensé à l’impossible possible, il faut une action réelle dirait Marx. Dans cette faille du doute s’est aussi glissé Ernst Bloch.

 

Pour agir nous avons besoin d’espoir. Sans espoir pas d’action, pas de création. «Le Monde cesserait légitimement et infailliblement d’agir – par découragement – s’il prenait conscience… d’aller à une Mort totale. Donc la mort totale n’existe pas».  La mort est relative : «Ce qui me passionne dans la vie, c’est de pouvoir collaborer à une œuvre, à une Réalité, plus durable que moi…». Dés 1919, Teilhard de Chardin avait décrit cette tension vers l’universel («Omega») fait de la pleine conscience de l’irréversibilité-éternité: «Beaucoup d’hommes (il faudrait peut-être dire : tous les hommes, s’ils s’analysaient mieux) sentent le besoin et la faculté de saisir, dans le Monde, un Elément physique universel, qui les mette toujours et partout en relation avec l’Absolu, - en eux et autour d’eux».

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La transcendance est obligée d’en passer par la matière pour entrer dans le monde de l’homme, et conjointement le sujet humain ne peut sans transcendance exprimer au monde sa vérité. La transcendance vit au cœur de l’immanence, ce pas a été franchi en Orient.

Par-delà la multiplicité apparente des dieux hindous, le brahman, l’Un, le fondement du monde, est à la fois immanent et transcendant, dans le temps et hors du temps, plus petit que le plus petit, plus grand que le plus grand, à l’intérieur et à l’extérieur de chaque élément du monde, et chaque élément du monde est en lui. Le brahman est, dans la trompeuse multiplicité cosmique, le souffle vital, l’atman immortel que chaque être vivant, homme ou animal, cherche à identifier et à réunir tout au long de ses diverses réincarnations.

Ces conceptions sont sous-tendues par une ontologie idéaliste pour laquelle le mental est tout, et le monde une illusion (maya). Est ainsi limitée la part immanente de la transcendance, mais en même temps est imposé à l’homme, contre son karma et contre l’ignorance, par les différentes voies du yoga, un grand et long effort de recherche de la connaissance, d’accession au détachement de soi, à la sérénité, et, but ultime, la libération de l’enchaînement aux réincarnations successives.

Empédocle estimait déjà que «l’existence appartient aussi à ceux qui ne sont pas encore nés et à ceux qui sont déjà morts», moyennant quoi, en se jetant dans l’Etna, il avait la certitude de continuer d’une certaine façon à vivre. Mais la transcendance traverse-t-elle le cycle des métempsychoses ? Rien n’est sûr tant la malédiction est puissante et le karma lourd : la transcendance hindoue présente à l’homme une porte difficile à ouvrir.

L’ontologie holiste des hindous cherche la fusion de l’être avec l’Un, avec l’Absolu. L’ontologie des bouddhistes est elle aussi idéaliste mais plus pragmatique. Le bouddhisme n’impose rien à l’homme, libre de modifier son karma par ses actes et, par des réincarnations de plus en plus «positives», de vaincre la douleur, substance du Monde. Il n’y a pas de Moi dans le bouddhisme, mais un Nous cosmique, solidaire, comprenant tous les êtres animés. Il n’y a pas de Dieu, pas de création, pas d’être, pas de réalité. N’existent qu’un Tout incréé, des éléments sans consistance, des êtres sans autonomie, des réalités infondées. Tout est dans l’entre-mondes, le provisoire, la transformation, l’enchevêtrement des causalités. Le monde n’existe pas, seule existe ma conscience du monde. Atteindre le nirvana c’est abandonner la conscience d’un monde trompeur, c’est reconnaitre sa vacuité. La douleur est alors vaincue car le monde de la douleur n’existe plus pour moi.

La voie bouddhique propose d’aller vers le Nirvana grâce au «Petit Véhicule», au chemin des huit Vertus, à la victoire sur la Roue des douze causes de la douleur, et grâce au «Grand Véhicule», sorte de «Nouveau Testament» des bouddhistes, plus universel que le «Petit Véhicule» avec notamment la figure du Bhodisattva qui fait le vœu de ne pas accéder au Nirvana tant qu’il reste des êtres à sauver. «Chemin de croix» perpétuel qui réunit en un seul mouvement, spirituel et démocratique, immanence et transcendance.

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Saint Augustin pose la question : «Qu’est-ce que le temps ?», et répond : «Si personne ne me le demande, je le sais ; si je veux l’expliquer à quelqu’un qui me l’a demandé, je ne le sais plus». C’est que, ainsi que le note plus tard Wittgenstein dans Remarques philosophiques : «Le temps contient dès maintenant en soi la possibilité de tout temps. L’espace des mouvements humains est infini comme le temps».

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