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Pierre Masset résume ainsi les deux aspects de la matière chez Ernst Bloch : «Chez lui la matière a deux aspects : elle est certes l’étant d’après la possibilité… c’est-à-dire l’ensemble des conditions données qui limitent à tel ou tel moment l’expression de la forme ; mais elle est aussi l’étant en possibilité… c’est-à-dire le sein fécond, le giron inépuisé d’où sortent toutes les figures du monde ; c’est la face lumineuse, la face d’espérance, du possible réel de la matière… Toutefois le processus peut déboucher aussi bien sur le Rien que sur le Tout ». Le processus d’identité «homme-nature» peut être réussi ou manqué. «Le possible en effet, s’il est bien du réel, n’est pas encore réalisé. Le marxiste doit donc à la fois étudier au plus près les conditions de possibilité du réel à tout moment de la réalisation (c’est ce que Bloch appelle le courant froid du marxisme) et s’ouvrir courageusement à l’avenir (c’est le courant chaud du marxisme). L’espérance marxiste, comprise comme espérance matérialiste, n’autorise ni l’optimisme plat de la foi automatique dans le progrès, ni le pessimisme absolu ; s’appuyant sur le sujet comme sur l’objet, l’un et l’autre pris dans le processus de la dialectique de la matière, elle fonde l’optimisme militant au front du processus du monde, c’est-à-dire dans la partie la plus avancée de l’être de la matière en mouvement et ouverte par l’utopie».
Nous savons qu’il n’y a pas de
dialectique de la matière. Seule la décomposition de la matière opérée par
Bloch, en étant et pouvant être, rend efficient ce
concept, le «pouvant-être» n’étant pas de la matière mais une idée contenue dans la matière. Ernst Bloch
pousse cependant le plus loin possible la position philosophique sur laquelle
se rejoignent pour une fois Camus et Garaudy, selon laquelle «l’avenir
est la seule transcendance des hommes sans Dieu». Il serait simpliste
de prétendre que «les lendemains qui
chantent» sont au bout du chemin, d’abord parce que l’avenir est un horizon
sans limite, mais aussi parce que cette idée laisse de côté les luttes à mener
pour tendre à la réalisation de l’avenir, de l’utopie contenue dans le réel
mais pour l’instant inconsistante. Ces luttes se déroulent d’abord
au sein de l’individu pour faire advenir en lui le sujet, tourné vers
l’extérieur, vers l’altérité : «Le sujet n’appartient pas au monde, il est
une frontière du monde»,
dit Wittgenstein [«Tractatus
logico-philosophicus»].
Ces luttes tendent vers un point-avenir
du Monde, celui de Teilhard de Chardin ou celui des marxistes. Ce point
peut être Dieu, et c’est Sainte Thérèse de Lisieux, la «petite» Thérèse, qui,
le cherchant, contre les indifférents et les méchants, se répète à elle-même un
lancinant : «Lutter ! Lutter jusqu’au bout !
Même sans espoir de vaincre ! Même en pleine défaite ! Jusqu’à la
mort !». Jeanne
d’Arc et Don Quichotte. Bloch réussit à rapprocher Marx et Teilhard en
élargissant le marxisme jusqu’à en faire ce qu’il appelle, dans «Le principe Espérance»,
«une science médiatisée de l’avenir», ce que Garaudy nomme en termes voisins «méthodologie
de l’initiative historique».
Pour Bloch, l’homme est une tension vers l’avant, vers ce qui n’est pas, vers ce qui pourrait être ; l’homme n’est pas un être mais un chemin, un chemin franchissant les frontières de notre monde circulaire vers d’autres mondes, le chemin du principe Transcendance. Jean Marie Vincent, dans le «Dictionnaire des Utopies» de Larousse dit de la philosophie de Bloch qu’elle est «une ontologie du non-encore être».
*
Depuis Einstein, le temps est la quatrième dimension de l’espace.
Pour Aristote, l’espace est vide
et clos, chaque homme occupe un lieu qui lui est propre et qui flotte dans un
néant fini au côté des autres lieux. Pour Descartes, l’espace est juxtaposition
de substances individuées. Pour Leibniz, c’est un entrelacs de relations
chosistes – la chose étant opposée à l’idée. A partir de Kant, puis d’Einstein,
l’espace devient sensible et conceptuel. Le concept nous permet de mieux prendre
conscience de l’espace, mais y introduit la variable de la représentation que s’en fait l’homme.
De ce fait, une distorsion peut s’y produire, véhicule potentiel de
transcendance, qui, répétons-le, est toujours rupture par rapport à la
normalité du monde, franchissement d’une frontière.
Quelle idée devons-nous donc nous
faire de notre espace-temps, pour qu’il laisse son rôle à la
transcendance ?
D’abord, nous devons être assurés
que le néant n’existe pas. «Le Néant pur est un concept vide, une
pseudo-idée», écrit
Teilhard. Plus l’espace est rempli des substances cartésiennes séparées
les unes des autres, plus ce multiple sans existence propre se rapproche de l’inexistant, du néant. Là où
règne le multiple, le monde n’existe
pas, n’existent que des mondes particuliers, ce qu’avait compris Héraclite : «Pour
les éveillés il y a un monde un et commun.
Puis parmi ceux qui dorment, chacun s’en détourne vers le sien propre».
Le repli sur soi, l’immobilité, le non-changement, pour les individus comme
pour les groupes d’individus, est une prison que le multiple aliénant oppose à
la naissance du sujet dans son chemin de transcendance.
Non seulement le néant n’existe
pas, mais l’espace est infini, et donc infinies les possibilités de transcendance
qu’il contient.
L’espace est infini, cela veut
dire : l’espace n’est pas une collection de lieux – un homme égale un lieu
– mais en chaque être et entre tous les êtres, une infinité de possibles. L’espace
est infini, cela veut dire : l’action humaine s’inscrit dans la durée,
c’est-à-dire dans l’irréversibilité et le rejet de l’idée de mort. «Il
y a des moments, écrit Badiou dans le «Petit
Panthéon portatif» , où une espérance n’est rien d’autre que la certitude d’une durée». La même chose peut être dite de
n’importe quelle forme de transcendance puisque toute transcendance est une
projection dans un espace-temps à venir, illimité et éternel. «L’Eternel» est l’un des noms de Dieu
dans la Bible. Vivre aux côtés de l’Eternel est l’espérance ultime du
croyant en Dieu ; vivre en étant convaincu de la durée éternelle de
son action est l’espérance du croyant en l’homme. Pour l’un et l’autre,
l’éternité c’est, dans le hors-lieu, notre action qui excède tout. «Notre
vie n’a pas de fin comme notre champ de vision est sans frontière», dit Wittgenstein. La mort est, selon
Heidegger dans «Etre et temps», «la
possibilité de l’impossibilité»,
c’est-à-dire de l’impossibilité des choix, de la fin des possibles. Il faut
donc que la mort n’existe pas. Au fond de nous d’ailleurs, nous ne croyons pas
à l’existence de la mort. Quelque chose qui ne peut être vécu – «on ne vit pas sa mort»– n’est qu’une
hypothèse, une théorie qui n’existe pas plus que le néant lui-même. Si nous
étions persuadés que la mort, c’est-à-dire le néant, existe, aurions-nous la
force de vivre ? «La vie, pour pouvoir fonctionner,
précise Teilhard, a besoin, et toujours
plus besoin de se reconnaître elle-même irréversible».
Ainsi, non seulement il faut
que la mort n’existe pas et que nous ayons la certitude d’un espace-temps
infini au-delà de la frontière, mais il faut aussi que nous ayons la certitude
de l’irréversibilité de notre action en tant que sujet.
La question du temps et de son
contenu nous mène aux notions d’irréversibilité, d’éternité, d’infini,
contenues dans le principe Transcendance.
Est irréversible ce que l’on ne peut arrêter. Le temps présente toutes
les apparences de l’irréversibilité. Subjectivement, il peut donner
l’impression de ralentir ou d’accélérer, de s’arrêter même. Qui n’a pas aussi
souhaité un jour lui faire faire demi-tour, revenir en un point du passé où
s’est décidé un évènement important de sa vie, pour, à partir de ce point,
modeler un avenir différent de celui qui est advenu ? Tout le monde sait
cependant que rien de cela n’est possible, que le temps poursuit inexorablement
son mouvement. Toujours dans le même sens, et c’est là le deuxième caractère de
la chose irréversible : son mouvement ne connaît qu’un seul sens, toujours
plus loin, souvent aussi toujours plus vite. Comme la «croissance» ou le
«marché». Une certaine forme de déterminisme
est un effet secondaire de l’irréversibilité.
Est éternelle, pour certaines religions, une nouvelle forme de la vie,
dans un «au-delà», c’est-à dire dans un autre espace-temps. Dans un sens plus
général, est éternel ce qui se situe dans un temps infini, sans origine ni
terme. L’éternité est la composante bénéfique de l’irréversibilité du temps.
Est éternel ce qui se situe hors de tous temps.
Est infini ce qui est indéfini, ce qui n’est pas fini. Est fini ce qui
a des limites, l’infini n’a pas de limites. Préférons la notion de «frontière»,
déjà rencontrée, à celle de «limite». La frontière n’est pas vraiment une
limite tant elle appelle, en dépit des difficultés et des dangers, à son propre
franchissement vers un au-delà de temps et d’espaces nouveaux. La frontière est
la zone de l’espace-temps, où s’active le transcendant. La limite du fini est
le début du domaine du transcendant. L’infini, et l’éternité comme forme de
l’infini, est l’espérance, c’est-à-dire l’infini du fini.
Infini et éternité remèdes à
l’irréversibilité. Pourtant l’irréversibilité est le mode de fonctionnement de
la transcendance à la frontière, car il faut bien que nous soyons
persuadés que nul retour en arrière ne sera possible une fois accompli
l’évènement transcendant, qui met de l’infini dans notre finitude, de
l’éternité dans notre vie mortelle.
Si la mère ne croit pas que
l’amour donné par elle à son enfant a une durée illimitée et que son action est
irréversible, alors à quoi bon continuer, et même à quoi bon continuer à
vivre ? Si le but devant elle semble fuir sans cesse, qu’importe, du
moment qu’elle peut, sans suivre les routes imposées, faire ce que lui dit de
faire la transcendance qui l’habite, quels que soient les noms qu’on lui donne,
y compris ceux attachés à la pure immanence.
C’est que la transcendance prend,
nous l’avons dit, les visages de l’immanence.
Elle s’insinue dans la matière ; elle rassemble du multiple ; elle nourrit
l’infini, l’éternel, le sublime en les escamotant sous les apparences du
partiel, du contraint, du provisoire, du banal.
Le «réel perdu» et retrouvé, l’impossible possible,
la «venue, dans un individu, du
Sujet qu’il découvre pouvoir devenir», l’évènement – y compris personnel – comme «rupture
dans le devenir ordinaire du monde», toutes ces formules d’Alain Badiou évoquent
quelque forme de transcendance naissant de l’immanence elle-même. Teilhard
de Chardin ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit : dans l’univers, «le
Transcendant s’est fait partiellement Immanent… ce que nous apprend la
Révélation».
Le dieu de Teilhard de Chardin est bien un dieu transcendant, mais, en
tant que créateur, il est présent dans sa créature. Et François Jullien de
conclure logiquement : «vivre se comprend… à la jonction des deux».
En Jésus, à la fois homme et
dieu, se concentrent l’En-Haut et l’En-Avant, les deux formes essentielles de
la transcendance, l’une pure transcendance, «sur-humaine»,
l’autre incarnée, «ultra-humaine», «ces
ceux formes de foi s’éclairant et se renforçant indéfiniment l’une l’autre». Il n’est donc pas nécessaire d’appartenir
à une église pour connaître Jésus. Le matérialiste, pour peu qu’il abandonne
une posture dogmatique, peut reconnaître en Jésus cette fusion du transcendant
et de l’immanent. Comme le concède Badiou [op.cit.] : «Il y a de l’excès réel,
du hors-lieu, de l’écart. Si on l’appelle de la transcendance, tant pis ».
Jésus est en chacun de ses actes une figure de cette fusion. Si
quelqu’un habite la frontière, c’est bien lui.
«Mon royaume n’est pas de ce monde», dit
Jésus, c’est pourtant dans le monde que s’exerce la transcendance, espérance
dans un au-delà du monde conquis par la grâce qui m’est accordée ou par mon
action autonome. Par grâce si je vois Dieu en être extérieur et supérieur à
moi, par action si je vis Dieu comme acte de création d’un nouveau monde et
assumé en tant que tel. Pour le christianisme, Dieu est à la fois être et acte,
il est et il advient.
Dans cet avenir, tout est-il
possible ? Autrement dit, Dieu habite-t-il partout dans
l’avenir ? Gérard Eschbach pose
le problème de la «localisation» de Dieu. Où l’hypothèse Dieu a-t-elle une
chance de se concrétiser, ou de devenir source d’énergie ? Notre espace
mental aliéné fait souvent de nous le prisonnier d’idoles. Les idoles : «nos
petites idées… à nous». Au-delà
de ces petites idées est l’Impossible : l’au-delà du possible aliéné est
déclaré impossible car est aussi impensable «un au-delà de notre
pensée». Pourtant, aussi aliénés soyons-nous, que sommes-nous en train de
faire, sinon de penser justement, rien qu’en la nommant, la possibilité d’un
impensable ? Pour passer de l’impensable pensé à l’impossible possible, il
faut une action réelle dirait Marx. Dans cette faille du doute s’est aussi
glissé Ernst Bloch.
Pour agir nous avons besoin d’espoir.
Sans espoir pas d’action, pas de création. «Le Monde cesserait
légitimement et infailliblement d’agir – par découragement – s’il prenait conscience… d’aller
à une Mort totale. Donc la mort totale n’existe pas». La mort est
relative : «Ce qui me passionne dans la vie, c’est de
pouvoir collaborer à une œuvre, à une Réalité, plus durable que moi…». Dés 1919, Teilhard de
Chardin avait décrit cette tension vers l’universel («Omega») fait de la
pleine conscience de l’irréversibilité-éternité: «Beaucoup d’hommes (il
faudrait peut-être dire : tous les
hommes, s’ils s’analysaient mieux) sentent le besoin et la faculté de saisir,
dans le Monde, un Elément physique universel, qui les mette toujours et partout
en relation avec l’Absolu, - en eux et autour d’eux».
*
La transcendance est obligée d’en
passer par la matière pour entrer dans le monde de l’homme, et conjointement le
sujet humain ne peut sans transcendance exprimer au monde sa vérité. La
transcendance vit au cœur de l’immanence, ce pas a été franchi en Orient.
Par-delà la multiplicité apparente
des dieux hindous, le brahman, l’Un, le fondement du monde,
est à la fois immanent et transcendant, dans le temps et hors du temps, plus
petit que le plus petit, plus grand que le plus grand, à l’intérieur et à l’extérieur
de chaque élément du monde, et chaque élément du monde est en lui. Le brahman
est, dans la trompeuse multiplicité cosmique, le souffle vital, l’atman immortel que chaque être vivant,
homme ou animal, cherche à identifier et à réunir tout au long de ses diverses réincarnations.
Ces conceptions sont sous-tendues
par une ontologie idéaliste pour laquelle le mental est tout, et le monde une
illusion (maya). Est ainsi limitée la
part immanente de la transcendance, mais en même temps est imposé à l’homme,
contre son karma et contre
l’ignorance, par les différentes voies du yoga,
un grand et long effort de recherche de la connaissance, d’accession au
détachement de soi, à la sérénité, et, but ultime, la libération de
l’enchaînement aux réincarnations successives.
Empédocle estimait déjà que «l’existence
appartient aussi à ceux qui ne sont pas encore nés et à ceux qui sont déjà
morts», moyennant quoi, en
se jetant dans l’Etna, il avait la certitude de continuer d’une certaine façon
à vivre. Mais la transcendance traverse-t-elle le cycle des
métempsychoses ? Rien n’est sûr tant la malédiction est puissante et le
karma lourd : la transcendance hindoue présente à l’homme une porte
difficile à ouvrir.
L’ontologie holiste des hindous
cherche la fusion de l’être avec l’Un, avec l’Absolu. L’ontologie des bouddhistes est elle aussi idéaliste
mais plus pragmatique. Le bouddhisme n’impose rien à l’homme, libre de
modifier son karma par ses actes et,
par des réincarnations de plus en plus «positives», de vaincre la douleur,
substance du Monde. Il n’y a pas de Moi
dans le bouddhisme, mais un Nous
cosmique, solidaire, comprenant tous les êtres animés. Il n’y a pas de Dieu,
pas de création, pas d’être, pas de réalité. N’existent qu’un Tout incréé, des
éléments sans consistance, des êtres sans autonomie, des réalités infondées.
Tout est dans l’entre-mondes, le provisoire, la transformation,
l’enchevêtrement des causalités. Le monde n’existe pas, seule existe ma
conscience du monde. Atteindre le nirvana
c’est abandonner la conscience d’un monde trompeur, c’est reconnaitre sa vacuité. La douleur est alors vaincue car le
monde de la douleur n’existe plus pour moi.
La voie bouddhique propose d’aller
vers le Nirvana grâce au «Petit Véhicule», au chemin des huit Vertus, à la victoire sur la Roue des
douze causes de la douleur, et grâce au «Grand Véhicule»,
sorte de «Nouveau Testament» des
bouddhistes, plus universel que le «Petit Véhicule» avec notamment la
figure du Bhodisattva qui fait le vœu de ne pas accéder au Nirvana tant qu’il
reste des êtres à sauver. «Chemin de croix» perpétuel qui réunit en un seul
mouvement, spirituel et démocratique, immanence et transcendance.
*
Saint Augustin pose la
question : «Qu’est-ce que le temps ?»,
et répond : «Si personne ne me le demande, je le
sais ; si je veux l’expliquer à quelqu’un qui me l’a demandé, je ne le
sais plus». C’est que, ainsi que le note plus
tard Wittgenstein dans Remarques
philosophiques : «Le temps contient dès maintenant en soi la
possibilité de tout temps. L’espace des mouvements humains est infini comme le
temps».
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