La notion de services publics recouvre au moins en partie celle d’intérêt général. Pour Rousseau, dans Le Contrat social, l’intérêt général est dicté par les devoirs (la vertu révolutionnaire) que les citoyens doivent à la société par leur travail, l’intérêt de tous contre la loi des intérêts individuels.
La notion d’intérêt général dépasse
cependant de beaucoup la notion de services publics. Il ne faut donc pas
confondre services publics avec secteur public.
De nombreuses entreprises, qui font partie ou devraient faire partie du secteur
public parce que leurs activités impactent fortement l’intérêt général ne
sont pas à proprement parler des services publics. De sorte qu’il
faudrait peut-être distinguer LE service public et LES services publics, LE
service public englobant des unités économiques publiques ou privées n’étant
pas pourtant DES services publics.
Marx s’est surtout intéressé au fonctionnement général de l’économie et de la société, et donc plus à l’intérêt général qu’aux services publics. Néanmoins, en élaborant une méthodologie permettant de découvrir les forces, matérielles et humaines, capables de dépasser le système du Capital, Marx propose une « utopie concrète », c’est-à-dire une utopie qui prescrit les moyens de sa réalisation. Cette utopie, c’est un communisme évolué (évolué par rapport à ce qu’il nomme un communisme primitif), il esquisse non pas (selon ses propres mots) un livre de « cuisine pour les gargotes de l’avenir » mais un horizon. Les textes où il évoque cet horizon sont rares mais puissants (car Marx est aussi un formidable écrivain !).
S’il est justifié
(l’est-il ?) de considérer que les formulations d’un auteur les plus
récentes dans son œuvre sont les plus abouties de sa pensée, alors commençons par ce texte de 1875 dans la Critique
du Programme du Parti Ouvrier allemand : « Dans une phase supérieure
de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination
des individus à la division du travail… ; quand le travail sera devenu non
seulement le moyen de vivre mais encore le premier besoin de la vie… ;
quand…les forces productives se seront accrues et que toutes les sources de la
richesse coopérative jailliront avec abondance – alors seulement on pourra
s’évader une bonne fois de l’horizon étroit du droit bourgeois , et la société
pourra écrire sur ses bannières [Marx reprend la formule de Saint-Simon] :
De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins [souligné
par moi] ».
Qui juge du niveau et de la
nature des capacités et des besoins ? Marx ne le dit pas dans ce texte de
1875, mais il avait donné quelques années auparavant des pistes pour commencer
de répondre à cette question.
En 1872, dans un article sur La
nationalisation de la terre, il décrit l’organisation économique et sociale
nouvelle, après l’abolition du capitalisme : « Il n’y aura plus de
gouvernement ni d’état distinct de la société elle-même !... La
centralisation nationale des moyens de productions deviendra la base naturelle
d’une société formée par des associations de producteurs libres et égaux, qui
agiront en connaissance de cause selon un plan commun et rationnel. » En
1867, dans le livre Premier du Capital (chapitre sur la marchandise),
Marx avait déjà planté le décor de son « utopie concrète » : « Représentons-nous
…une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs,
et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles
comme une seule et même force de travail social. Le mode de répartition variera
suivant l’organisme producteur de la société et le degré de développement
historique des travailleurs. Supposons…que la part accordée à chaque
travailleur soit en raison de son temps de travail, le temps de travail
jouerait ainsi un double rôle. D’un côté, sa distribution dans la société règle
le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins ; de l’autre, il
mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun [de
chacun selon ses capacités], et en même temps la portion qui lui revient
dans la partie du produit commun réservée à la consommation [à chacun selon
ses besoins, une autre partie étant destinée à l’investissement]. »
Que disent ces deux textes ?
Face à la désunion sociale qu’implique le capitalisme (concurrence des
capitalistes entre eux, des travailleurs entre eux, aliénation des membres de
la société, lutte des classes) Marx y avance l’idée d’une planification commune
et rationnelle fondée sur une structure politique de type associatif. Le
premier texte préconise la centralisation des moyens de production entre les
mains de l’Etat, le deuxième émet l’hypothèse de prendre le temps de travail
comme unité de mesure générale. Pourtant dix ans plus-tôt, en 1857-58, dans les
Principes d’une Critique de l’Economie politique, Marx, tout en
préconisant déjà de transférer la propriété des moyens de production aux
travailleurs, indiquait que le temps de travail serait seulement utilisé comme
unité de mesure à titre temporaire, et céderait la place au « temps
disponible ». Marx ne donnant pas ultérieurement (à ma connaissance)
de définition précise de cette notion de « temps disponible ».
On voit que la notion de
« service public » trouve chez Marx sa place dans la plus vaste notion
d’appropriation collective des moyens économiques, qui est le fondement sur
lequel se construit le communisme. En 1848 (achevons notre « remontée dans
le temps »), Le Manifeste du parti communiste avait affirmé en
conclusion de son chapitre II : « L’ancienne société bourgeoise avec
ses classes et ses conflits de classes, fait place à une association où le
libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous
[souligné par Marx lui-même]. » Mais Le Manifeste prescrit aussi au
même paragraphe les premières mesures pouvant être appliquées dans les pays « les
plus avancés », pour aller vers cette « association ». Certaines
de ces mesures ont à voir, de près ou de plus loin, avec la notion de service
public :
- l’ « éducation publique
et gratuite de tous les enfants » (mesure n°10). Cette mesure se passe
de tout commentaire quant à son caractère de service public.
- en faisant un (petit) anachronisme la
proposition « d’exproprier la propriété foncière » (mesure
n°1), en liaison avec « l’amélioration des terres conformément à un
plan décidé en commun » (mesure n°7) peut apparaître comme un
moyen de maîtrise des sols, grâce à un service public qui existe déjà
partiellement aujourd’hui mais qui n’existait évidemment pas à l’époque de Marx
;
- le travail obligatoire pour tous
(mesure n°8) a pour corollaire (non formulé) la garantie publique de ce
travail ;
- « l’affectation de la rente foncière
aux dépenses de l’Etat » (mesure n°1) en liaison avec « un
impôt sur le revenu fortement progressif » (mesure n°2) et « la
centralisation du crédit entre les mains de l’Etat » (mesure n°5 )
créent les conditions à la fois d’un service public des finances ET d’un
financement des services publics ET, en liaison avec « la
multiplication des manufactures nationales » (mesure n°7), d’un vaste
secteur économique public. NOTER : l’Etat, dans Le Manifeste, n’est
plus l’Etat de l’ancienne classe dominante, la bourgeoisie, propriétaire
des moyens économiques, mais « le prolétariat organisé en classe
dominante ».
Marx a vu dans
la « Commune de Paris » une forme, esquissée sur le tas et dans le
drame, de cet état prolétarien fondé sur l’autogestion, la démocratie directe,
le fédéralisme. Un passage de La guerre civile en France publié dans la
foulée de la Commune traite brièvement des services publics et en dessine une
sorte d’éthique : « Au lieu de continuer d'être l'instrument du
gouvernement central, la police fut immédiatement dépouillée de ses attributs
politiques et transformée en un instrument de la Commune, responsable et à
tout instant révocable. Il en fut de même pour les fonctionnaires de toutes les
autres branches de l'administration. Depuis les membres de la Commune jusqu'au
bas de l'échelle, la fonction publique devait être assurée pour un salaire
d'ouvrier. Les bénéfices d'usage et les indemnités de représentation des
hauts dignitaires de l'État disparurent avec ces hauts dignitaires eux-mêmes. Les
services publics cessèrent d'être la propriété privée des créatures du
gouvernement central. Non seulement l'administration municipale, mais toute
l'initiative jusqu'alors exercée par l'État fut remise aux mains de la Commune. Une
fois abolies l'armée permanente et la police, instruments du pouvoir matériel
de l'ancien gouvernement, la Commune se donna pour tâche de briser l'outil
spirituel de l'oppression, le pouvoir des prêtres ; elle décréta la dissolution
et l'expropriation de toutes les Églises dans la mesure où elles constituaient
des corps possédants… La totalité des établissements d'instruction furent
ouverts au peuple gratuitement, et, en même temps, débarrassés de toute
ingérence de l'Église et de l'État. Ainsi, non seulement l'instruction était
rendue accessible à tous, mais la science elle-même était libérée des fers
dont les préjugés de classe et le pouvoir gouvernemental l'avaient chargée. Les
fonctionnaires de la justice furent dépouillés de cette feinte indépendance qui
n'avait servi qu'à masquer leur vile soumission à tous les gouvernements
successifs auxquels, tour à tour, ils avaient prêté serment de fidélité, pour
le violer ensuite. Comme le reste des fonctionnaires publics, magistrats et
juges devaient être élus, responsables et révocables. »
L’établissement de services
publics « démocratiques », intégrés dans un plus vaste « secteur
public » économique et social, fait partie du changement social, dans la
perspective du communisme, dont le but est la satisfaction des besoins. Le
besoin se manifeste par un manque, le besoin comme manque est force de
résistance, de rebellion, de transformation sociale, de révolution. Marx affirme
par exemple dans les Manuscrits de 1844 (poursuivant notre investigation
chronologique inversée, nous voilà remontés aux origines de sa pensée !), que
le principal besoin d’un homme est le besoin de l’autre : « Non
seulement la richesse, mais aussi la pauvreté de l'homme reçoivent
également - sous le socialisme - une signification humaine et par conséquent
sociale. Elle [la pauvreté] est le lien passif qui fait ressentir aux
hommes comme un besoin la richesse la plus grande, l'autre homme. » Si
tel est le cas, alors le communisme, en satisfaisant ce besoin particulier et tous
les besoins en général, réconcilie l’homme avec l’Autre, avec la société, et
donc avec lui-même, avec sa propre nature. Le service public, comme le secteur
public, c’est, ou ce devrait-être donc, la matérialisation de la possibilité pour
tous de ce mouvement de satisfaction des besoins matériels qu’est le
communisme, selon la formule de Dyonis Mascolo, intellectuel communiste non
orthodoxe (1916-1997).
En 1882, dans deux articles du journal
du Parti ouvrier français (L’Egalité) qu’il a fondé en 1879 avec Jules
Guesde, le gendre de Marx, Paul Lafargue s’oppose avec vigueur aux
« possibilistes » (emmenés par Paul Brousse, Jean Allemane et Jules
Joffrin), qui proposent notamment la transformation des monopoles capitalistes
en services publics. « Les militants du Parti ouvrier peuvent et
doivent dans leurs polémiques contre les publicistes et les politiciens de la
bourgeoisie, se servir de cette transformation d'industries autrefois privées
en service public, pour montrer comment les bourgeois eux-mêmes sont amenés par
la force des choses à attaquer leurs propres principes, qui demandent que la
société représentée par l'Etat n'enlève aucune industrie à l'initiative
privée ; mais ils ne doivent désirer et encore moins réclamer la
transformation de nouvelles industries en services publics, et cela pour
diverses raisons.
Parce qu'il est de l'intérêt du Parti
ouvrier, d'envenimer les conflits qui déchirent la classe bourgeoise, au lieu
de chercher à les apaiser ; ces antagonismes activent la désorganisation
de la classe régnante ; parce que les services publics augmentent la
puissance corruptrice des politiciens bourgeois ; parce que les ouvriers
de l'Etat ne peuvent comme les ouvriers de l'industrie privée faire des grèves
et entrer en lutte avec leurs exploiteurs. » Et
Lafargue conclut : « Il faut avoir toute l'ignorance et tout le
bourgeoisisme d'un docteur possibiliste pour donner comme idéal communiste les
services publics de la société actuelle. » De la « société
actuelle », c’est-à-dire de la société capitaliste. Ce qu’il faut faire,
selon Lafargue, c’est d’abord s’emparer du pouvoir central : tant que
cette place forte de la Bourgeoisie ne sera pas conquise, toutes les réformes
ouvrières seront refusées, même les plus urgentes, ou si elles sont accordées,
elles le seront si chichement qu'elles seront illusoires et ne tourneront qu'au
profit de la classe capitaliste.
Ce débat a connu depuis des variantes diverses,
et des applications pratiques non moins diverses, disons malgré tout qu’il a
été tranché - en partie - sur la question des services publics mais reste en
suspens sur celle du « secteur » public.
Après l’effondrement du « socialisme réel »
et l’échec du « socialisme » social-démocrate, faudrait-il faire chez
nous en France du « libéralisme partout », dans tous les secteurs de
la vie, y compris les anciens ou actuels « services publics », le
mode inéluctable de fonctionnement de la société ? Ou faut-il en revenir au but
final de toute société humaine, la mise en œuvre de l’intérêt général ?
L’exigence de services publics (c’est-à-dire d’abord non-privatisés) ne se
réduit pas aujourd’hui aux seuls services régaliens (armée, police, justice,
finances,...), ni aux réseaux (énergie, transports, postes, télécommunications).
Le service public intègre en France l’éducation, la formation, le logement, la
santé, la solidarité sociale et même l’information et la culture. La question
se pose avec de plus en plus d’acuité d’y incorporer, non seulement comme
service public national mais aussi comme service public mondial, ces
« biens communs » que sont par exemple l’eau, la sécurité
alimentaire, l’environnement, le commerce équitable, le crédit (les fameuses
« dettes ») et l’investissement international.
Sur l’avenir d’une société
libérée par la révolution prolétarienne, sur le communisme comme début d’une
histoire proprement humaine, Marx a été suffisamment imprécis voire s’est
parfois contredit, volontairement ou non et aussi parce que le temps lui a
manqué, pour qu’aujourd’hui nous ayons la possibilité et le devoir (ne
serait-ce que par respect pour son œuvre immense, mais surtout parce que
nécessités font loi) d’activer au maximum nos capacités d’études, d’inventions,
d’actions pour changer ce monde dont il nous a dit qu’il ne suffisait
pas de l’interpréter.
Alain RAYNAUD