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«Dieu est circonférence et centre, lui qui est partout
et nulle part».
Nicolas de Cues
On ne peut pas prouver que Dieu existe. Pascal a tenté, par un «pari», de trouver
remède à cette impossibilité. «Qui m’aime me crée», dit Aragon, résolvant ainsi en partie le problème de
Pascal : Dieu est créé par l’amour. L’amour
donne sens à la vie humaine et existence à Dieu. L’hypothèse Dieu est une façon de poser la question du principe
Transcendance, mais affirmer «par l’amour,
Dieu existe» ne démontre rien quant à l’hypothèse Dieu. De même affirmer que «Dieu n’existe pas» ne
démontre rien quant à l’hypothèse «non- Dieu».
Dire «Dieu est mort» ne nie pas son existence, mais l’affirme, car ne peut
mourir que ce qui vit. Au-delà de la question toujours irrésolue de son existence, question que Les Lumières, fondées sur le
rationalisme et l’anti- métaphysique,
avaient tenté de trancher au 18e siècle, poser l’hypothèse Dieu est donc exercer une certaine façon de
penser, qui ne refuse ni la grandeur ni les postulats
et qui interpelle aussi bien les athées
que les «croyants».
L’existence ou la non-existence de Dieu n’est pas un problème dès lors que n’est pas défini le contenu du mot «Dieu»,
et il ne peut pas l’être, sauf éventuellement
en négatif (théologie négative : ce que Dieu n’est pas). C’est dans cette zone de doute que se cache
Dieu, puisqu’en définitive, quel que soit le
préjugé de chacun, l’hypothèse de son existence n’est jamais qu’une façon de nommer
une transcendance.
L’amour de Dieu, fait de fusion entre le monde et l’au-delà du monde,
entre immanence et transcendance n’est pas radicalement différent de l’amour
humain.
L’amour divin n’est abandon total dans le transcendant qu’à travers l’expérience mystique qui, par une profonde méditation - l’oraison -, permet à l’amant d’accéder sans intermédiaire à la connaissance de Dieu. Rousseau lui-même aspire à cette expérience : «Que d’hommes entre Dieu et moi !» regrette le Vicaire savoyard dans «L’Emile». Thérèse d’Avila et Jean de la Croix l’ont pratiquée, jusqu’à la mort pour ce dernier, sans pouvoir en établir un manuel de savoir-faire car les «choses de l’oraison» sont «bien obscures pour celui qui n’en a pas l’expérience».
Jean de la Croix ne peut que décrire l’oraison. Retrait total du monde et de soi- même et abandon dans les mains de Dieu. Sensibilité d’abord, puis raison, s’effacent dans une «nuit obscure» s’achevant en radieuse aurore. Même «prier vocalement» ou pratiquer quelques dévotions devient impossible pendant l’oraison.
L’expérience mystique est par définition incommunicable. Pour paraphraser Wittgenstein, la transcendance absolue ne peut être dite, elle se montre. L’Eglise catholique proposant une méthode pour «savoir faire oraison», assimilant celle-ci à une simple variété de la prière, en en déterminant les conditions matérielles et le déroulement, met de la lumière où il faut l’obscurité, du rite où il faut de l’informulé. En vérité, bien qu’ignorant tout de l’oraison, Aragon en parle infiniment mieux lorsque, dans «Le Fou d’Elsa», il glorifie ainsi Jean de la Croix :
«Jean de la Croix je te
reconnais tu ressembles
A tous ceux pour qui le rite et le dogme étaient prisons
Et qui cherchèrent chemin droit vers Dieu laissant les
lacets interminables de la raison
Jean de la Croix tu n’es que le nom chrétien de tous
ceux qui se damnent d’amour».
Le mystique n’est pas du domaine de la compréhension mais de l’adoration, pas de la communion mais de l’extase ; oraison n’est pas raison, ni déraison, mais au-delà de la raison. Difficile d’être en oraison vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le reste du temps, le mystique utilise les ressources «normales» d’un être humain pour mettre en actes son amour de Dieu, sa foi en lui. L’indicible laisse place au logos, la transcendance absolue à une transcendance relative, celle qui passe un compromis avec l’immanence, avec le réel.
Que devient la foi dans
ces conditions ?
Ecartons
d’emblée toute tentative de prouver l’existence
de Dieu. Karl Jaspers affirme dans
son «Introduction à la philosophie» :
«Un Dieu prouvé n’est pas Dieu ; il ne serait qu’une chose
dans le monde». Quand Saint Augustin dit :
«Sans la foi vous ne comprendrez
pas», il ne veut pas dire que la
foi donne accès immédiat à la
compréhension de Dieu, il veut dire que la foi ouvre une voie où peuvent opérer
pleinement les outils que sont les
sens et la raison. Dans l’esprit
augustinien, la foi est aussi la source inspirante où l’athée s’abreuve, pour accéder, grâce aux
sensations et à la raison, au vrai et au beau,
qui sont des formes de l’idéal propres à tout homme, même sans-dieu. Le problème
de la foi dépasse donc la seule foi en dieu. A l’anarchiste, qui proclame
«Ni Dieu, ni maître !», au communiste
qui travaille à façonner une Jérusalem terrestre, il n’est pas juste
de dénier une foi en un idéal.
Là où il y a foi, il
y a rupture, nouveauté et transcendance possible.
Il n’y a pas de foi sans amour. Comme l’amour, la foi est essentiellement reconnaissance de la nouveauté, de l’altérité. La rupture est
l’affirmation d’un possible différent du réel, déjà présent dans ce réel mais à révéler, ou situé hors du réel et à inventer – inventer aux
deux sens de créer et de découvrir. Il y a
donc de l’immanence dans toute transcendance car le sujet que je peux être aspire à dépasser l’individu que je suis.
Cette transition de l’inférieur vers le supérieur implique
ce que Gérard Eschbach appelle «un espace de transcendance», une potentialité à
activer – «cet acte… à la fois de
décision et de création : décider du supérieur
et le faire surgir», que Roger Garaudy nomme «acte de foi».
La foi n’est pas un état donné une fois pour toutes par une entité
disposant
d’une souveraineté sur l’homme. La foi n’est pas nécessairement le fait
d’une grâce. Une telle causalité
ferait de l’homme une marionnette aux
mains de cette entité, la
transcendance en résultant serait aliénation
et non libération. La foi n’est pas
une affaire extérieure à l’homme, elle est l’homme lui-même ayant découvert le transcendant et construisant
son rapport avec lui.
Dans «Le 21e siècle, suicide planétaire ou résurrection ?», Garaudy écrit : «La croyance est une manière de penser, la foi est une manière d’agir». Le «croyant», l’homme religieux, ne partage pas forcément cet art de vivre.
Dans l’histoire, les hommes religieux et les hommes de foi se sont souvent opposés, parfois avec violence.
La religion protestante, spécialement la luthérienne, qui fait de la foi une affaire personnelle, divise chaque homme en deux : l’homme intérieur, spirituel, et l’homme extérieur, social et politique. Calvin y ajoutera
plus tard la «réussite»
économique et sociale comme critère
de l’élection divine. La religion comme parure du Capital.
*
Pour Alain Badiou l’Eglise est «l’avatar étatique» du christianisme, comme le stalinisme fut celui du communisme, et le protestant Paul Ricœur, penseur majeur de l’herméneutique – l’art d’interpréter -, voit dans la religion une «aliénation de la foi». Dans la guerre des paysans, les églises, expressions institutionnelles variables de la foi en Dieu, ont imposé par les armes leur conception formaliste et inhumaine de la transcendance. A Thomas Münzer prêchant un royaume de Dieu que Marx et Engels considèreront plus tard comme le programme communiste le plus avancé de l’époque, le
«réformateur» Luther répond en exigeant des princes souabes qu’ils écrasent «les bandes paysannes assassines et voleuses» et rétablissent ainsi une suzeraineté… qu’ils tiennent de Dieu ! Luther, en divinisant après Saint Paul «l’autorité temporelle et l’obéissance qui lui est due» fait du mouvement religieux populaire et transformateur de la Réforme un conservatisme politique princier ; et le paysan allemand, dépourvu de tout droit, sauf exceptions locales, reste jusqu’au début du 19e siècle la propriété de son seigneur.
Précurseur du totalitarisme pour les uns, prophète du communisme libérateur pour d’autres, Thomas Münzer (1489-1525) fut un des premiers «théologiens de la libération». Prédicateur d’un communisme millénariste, il conduisit la Guerre des paysans qui mit le feu à l’Allemagne et à l’est de la France actuelle, et pour cela avec ses compagnons fut arrêté, torturé, et décapité, par l’armée des princes.
Ernst Bloch dans le chapitre 5 de «Thomas Münzer,
théologien de la révolution»
témoigne de l’état d’esprit d’un philosophe du 20e siècle tourné vers l’émancipation des hommes à travers la pratique d’une transcendance sans dieu, messianisme séculier dont un certain marxisme pouvait
alors être vecteur. «Laissons ce
qui est mort, nous adjure
Bloch. Rien ne nous retient plus là où le festin est terminé, nous
allons de l'avant, nous nous projetons en rêve
dans notre avenir. L'élan vital de notre temps, immensément accru, se nourrit déjà à de nouvelles sources ; son
évidence incontestable instaure une foi
secrète, encore cachée. Si de puissantes forces réussissent à prendre appui sur cette foi, l'homme enfin quittera le
sol, il s'élancera vigoureusement vers les
hauteurs […]. Cette force qui
créa la machine et qui,
transformant le vouloir, pousse vers le socialisme, c'est
elle justement qui instaure aussi cette autre réalité
mystérieuse, encore latente
dans le socialisme, que Marx a méconnue,
qu'il ne pouvait
point ne pas méconnaître […]. Un nouveau
messianisme se prépare… non point aspiration à la tranquillité du sol
ferme, des œuvres figées, des fausses cathédrales, d'une transcendance recuite,
coupée maintenant de toutes ses sources, - mais aspiration à la lumière
de l'instant même que nous vivons, à
l'adéquation de notre émerveillement, de notre
pressentiment, de notre rêve continu et profond de bonheur, de vérité, de désensorcellement de nous-mêmes, de
déification et de gloire intérieure… Ainsi s'unissent finalement le marxisme et le rêve de l'inconditionné, allant du même pas, incorporés dans le même plan de campagne - puissance de progrès et fin de tout cet univers ambiant où
l'homme ne fut qu'un être accablé,
méprisé, anéanti - reconstruction de la planète
Terre, vocation, création, saisie violente du Royaume. Avec tous les Millénaristes, Münzer reste celui qui appela les hommes à cet orageux pèlerinage».
*
Quelle idée de Dieu se faisaient Luther et les Princes ? Sans doute celle
d’un roi jaloux, rancunier,
impitoyable. Face à ce despote, à cette offense à l’Homme - sa créature, s’oppose le panthéisme
pacifique d’un Giordano Bruno – pour ce panthéisme jugé hérétique et brûlé vif par la «sainte» Eglise poursuivant l’œuvre
«purificatrice» des rois assassins de l’Ancien Testament.
Dans «Dieu,
un itinéraire», Régis Debray nous avertit : «Du monothéisme tout a été dit, et son contraire. Qu’il
est un humanisme, et une barbarie. Une libération et un fléau. La guérison
de notre mal-être,
et la névrose de substitution». Au 21ème siècle, les
églises historiques assurent-elles autre chose
qu’une sorte de «service public de la transcendance» comme le
reconnaît l’Evêque Hippolyte Simon dans
son ouvrage «Vers une France païenne»
? Ce constat fait que les religions, c’est-à-dire les églises et le culte qu’elles structurent, ne peuvent pas ou plus nous fournir
l’image d’une foi fondamentale
faite de rupture et de création. Une théologie négative – seul ce que Dieu n’est pas peut être énoncé – préserve au moins la liberté de
l’homme, à savoir sa capacité
à rompre avec un passé dépassé et à inventer
individuellement et collectivement un avenir. Le service public de la transcendance n’a rien
de transcendant.
Que faire du concept Dieu ? Quand Copernic et Kepler décrivent un univers limité par des sphères fixes, Giordano Bruno pense que l’univers est
infini, car Dieu, cause infinie, ne
peut produire que de l’infini. L’infini, c’est le «Tout- Un» où «l’âme du monde» produite par Dieu imprègne les «monades» - unités les plus
simples composant les formes et la matière. Dieu et le monde ne
font qu’un ; à quoi bon donc se quereller, souvent dans le sang, comme le font les
religieux fanatiques.
Que nous dit Teilhard de Chardin, accusé lui aussi de panthéisme à une autre époque, de l’accès à Dieu ? «Saisir […] la Transcendance créatrice à travers l’Immanence évolutive». Tout Teilhard ne se réduit pas à ce type de formules qui abondent cependant dans son œuvre, mais elle dit bien cependant la rupture avec l’orthodoxie catholique, y compris avec Saint Paul dont pourtant le père ne se démarque jamais explicitement, et la continuité avec Giordano Bruno sur l’idée que dieu peut être rencontré en toute chose du monde.
Garaudy a vécu et pensé avec Marx, Jésus et Muhammad, mais, quelle que soit la communauté religieuse ou politique où il milita, il y fit sienne l’aspiration du maître soufiste Ibn Arabi : «Devenir l’homme universel, c’est- à-dire faire de sa propre vie un lieu de la manifestation du divin». Ibn Arabi dénonce aussi l’illusion consistant à «imaginer que le monde est une réalité autonome, séparé de Dieu, alors qu’il n’est rien en soi […]. Il n’y a dans l’existence que ce qui désigne l’Un ; il n’y a dans l’imagination que ce qui désigne le multiple» (ce multiple que Teilhard appelle aussi «dispersion») et «toute particule du monde est le monde entier». La filiation est évidente. Décrivant son propre itinéraire, Garaudy écrit : «Venu vers l’Islam avec la Bible sous un bras et Marx sous l’autre, je m’efforce de faire vivre dans l’Islam, comme dans le marxisme, les dimensions d’intériorité, de transcendance et d’amour», dimensions qui, font de Dieu «ni un être ni un maître… mais un acte : dire Dieu c’est choisir une manière de vivre», assumer
«une présence en nous de l’exigence,
responsable et libre, de notre propre dépassement…
Dieu est plus près de nous que notre veine jugulaire, dit le Coran».
Le panthéisme «par en bas», postulant Dieu partout, finit par ne le voir nulle part, ouvrant ainsi sur un athéisme de fait. Le panthéisme «par en-haut», au classique «dieu en toutes choses» ajoute, en réciprocité, «toute chose – et tout homme – en dieu» : «Tous les êtres sont en moi et moi je ne suis pas contenu en eux… Porteur des êtres et non enfermé en eux, je suis l’acte qui fait être», dit la Bhagavad Gita, un des livres saints des Hindous