Suite de Roger Garaudy A contre-nuit: "Le principe Transcendance. De Marx à Teilhard de Chardin." par Alain Raynaud (Chapitre 4: "Des antiphilosophes"
Pour aérer le texte, les notes ne sont pas reproduites. © Alain Raynaud, 2021 Reproduction interdite sans autorisation.
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5 - De Marx à Teilhard
de Chardin (I)
De la vraie foi de Pascal au dieu inconscient de Lacan, les antiphilosophes nous disent du contradictoire, mais portent aussi ce témoignage commun que l’homme est effectivement «trop grand pour se suffire à lui-même». En allant de Marx à Teilhard de Chardin, nous allons essayer de comprendre ce qui fait la grandeur de l’homme, et le rend apte, et même l’oblige, à mobiliser la transcendance, ce plus grand que lui qui est à la fois en lui et en dehors de lui.
Pas question de nier l’athéisme de Marx, mais sa critique de la religion ne l’amène pas à un athéisme militant. Il écrit dans l’introduction de «Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel» : «La critique de la religion s’achève par la leçon que l’homme est pour l’homme l’être suprême, donc par l’impératif catégorique de bouleverser toutes les conditions où l’homme est un être humilié, asservi, abandonné, méprisable». Rappelons que pour Kant, l’impératif catégorique premier défini dans «Critique de la raison pratique», m’ordonne d’agir «de telle sorte que la maxime de [ma] volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle». Mon action doit répondre à des critères applicables partout, par tous, en toutes circonstances. A vingt-cinq ans, Marx, au nom de cet impératif vraiment transcendant, déclare la révolution au monde. Son œuvre sera entièrement consacrée à la compréhension des causes de l’abaissement de l’homme, et des moyens de les «bouleverser».
Le capital est, nous l’avons vu, l’obstacle social principal à l’accueil de la transcendance, parce qu’il génère l’aliénation des membres de la société, tous les membres - la masse des exploités mais aussi les membres, et les serviteurs, de la classe exploiteuse.
Le capital est un rapport social où le prolétariat, qui ne possède que sa force de travail, est exploité - au sens économique, et pas seulement moral, du terme - par la bourgeoisie, propriétaire des moyens de production. Etudiée par Marx à partir de 1846-1848, cette exploitation est fondée sur la plus-value que le propriétaire, le capitaliste, tire du travail du prolétaire, en le rémunérant moins que la valeur créée. Sans cette plus-value, le profit, seul vrai transcendant du bourgeois, est inexplicable, incompréhensible, en dépit des contorsions de la science économique. Pour maintenir et augmenter le taux de la plus-value, les capitalistes ont besoin d’une domination totale, matérielle et morale, sur les prolétaires dans leur ensemble et sur chaque prolétaire individuel. Cette domination, Marx la nomme aliénation, c’est elle qu’il a d’abord étudiée jusqu’en 1846, et c’est pour en comprendre les mécanismes matériels, essentiellement économiques, qu’il produit «Le Capital». Pour combattre l’aliénation, il lui fallait élucider le «mystère» de la source du capital : l’exploitation de l’homme par l’homme.
L’aliénation est triple. Aliénation du produit du travail, qui échappe à celui qui l’a fabriqué ; aliénation de l’acte
de travailler qui n’est pas décidé et organisé avec la participation du travailleur ; aliénation du travailleur
en tant qu’être humain dépossédé de ce qui fait son humanité, son pouvoir créateur.
L’aliénation capitaliste est un totalitarisme.
*
En rétablissant la subjectivité dans ses fonctions, Marx rompt avec les déterminismes - de la nature, de la prédestination religieuse, et de l’histoire (Hegel) - auxquels on rattache trop souvent sa pensée. La prise de conscience d’un but et l’action par laquelle elle cherche les moyens pour l’atteindre sont des marqueurs de l’espèce humaine.
Dans un
petit livre de 1965 («De l’anathème au
dialogue»), avec en quatrième de couverture un texte de l’écrivain
catholique François Mauriac, le marxiste Roger Garaudy,
alors un des principaux dirigeants du Parti communiste français, procède à une exégèse de la problématique marxienne :
«Le moment de la création,
et, avec lui, le moment de la subjectivité et celui de la transcendance, du dépassement du donné, sont donc essentiels dans le marxisme, mais s’ils n’ont pas toujours
été mis à leur juste place par des interprètes
superficiels ou malveillants de Marx, c’est qu’ils n’ont pas vu que celui-ci,
attentif aux conditions qui donnent à cette subjectivité et à cette liberté leur efficacité la plus grande, a
dû étudier surtout les nécessités dont
il fallait prendre conscience pour se
libérer». Ces nécessités se ramènent à une, énoncée par «Le Manifeste
du parti communiste» : «la constitution des prolétaires en une classe, et par suite en
un parti politique».
La prise de conscience par les prolétaires de leur exploitation débouche, dit «Le Manifeste», sur
la constitution d’un parti politique. Par parti, Marx entend, non un centre directeur extérieur
et supérieur au prolétariat – tel que Lénine,
dans d’autres circonstances le construira -,
mais «le
parti dans le grand sens
historique du mot», le parti qui «naît
naturellement et un peu partout du
sol de la société moderne» [Lettre à Freiligrath, 1860], c’est-à-dire le prolétariat lui-même dans sa masse
constitué en classe, conscient de lui- même et acteur de sa libération.
A la place de la société bourgeoise (= capitaliste) fondée sur la propriété
privée des moyens de production, le but de ce parti est de construire «une association où le libre épanouissement de
chacun est la condition du libre épanouissement
de tous» [«Le Manifeste du parti
communiste»]. Et non le contraire
il faut le souligner, contrairement à ce qui fut dit, écrit, et pratiqué dans les pays «socialistes» : sans être un
adepte de Max Stirner - «Saint Max», l’auteur de «L’unique et sa propriété» -, penseur
d’un individualisme libertaire, Marx part bien de l’Un pour
aller vers le Collectif, et non
l’inverse.
Pris dans le tourbillon de la lutte de classe des «ouvriers modernes», soucieux de mener simultanément un travail d’élaboration théorique et une activité militante d’organisation du mouvement
révolutionnaire, Marx a eu parfois des raccourcis
qui ont entrainé une interprétation erronée de sa pensée. Citons deux points (mais il en est d’autres,
cf Simone Weil, chap. 14) : un déterminisme historique et l’inéluctabilité de la révolution prolétarienne.
Dans «L’Idéologie allemande», Marx écrit : «Les formations brumeuses du cerveau humain sont… des sublimés
nécessaires du processus matériel de leur vie […]. Par conséquent, la morale,
la religion, la métaphysique et tout le reste
de l’idéologie […] n’ont ni histoire ni développement». Ce déterminisme implique
l’inéluctabilité de la révolution. Dans le «Manifeste», Marx, évoquant le destin de la bourgeoisie, proclame : «Son déclin et le triomphe du prolétariat
sont également inévitables». Il suffirait
donc d’attendre ?
Heureusement, lorsqu’il analyse
une situation concrète,
Marx tient le plus grand compte des productions de ces «brumes du cerveau humain» auxquelles il reconnaît une autonomie, et, dès les premières pages du "Manifeste" lui-même, affirme que la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie ne se termine
pas automatiquement par «la transformation révolutionnaire de la société», mais qu’elle peut au contraire déboucher sur leur «ruine commune». Communisme ou barbarie, c’est pour Marx l’alternative
quant au devenir de l’humanité. A cette question, il ne peut être répondu
que par l’action, éclairée par l’éducation, consciente de ses buts, résultant d’un choix personnel, organisée collectivement. Toute doctrine plaçant les subjectivités individuelles,
comme les superstructures de la société (politique, idéologie, culture, art), sous la dépendance implacable d’un processus purement matérialiste, lui est
si étrangère qu’il a pu dire (selon Engels dans une lettre à Edouard
Bernstein, 1882), à propos du «déterminisme
économique» qui lui était attribué : «Si
c’est cela le marxisme, moi Karl Marx, je ne suis pas marxiste».
En donnant à l’ouvrier, au prolétaire, les «armes de la critique»
- la
connaissance des mécanismes et des instruments de l’exploitation et de l’aliénation – il rend celles-ci insupportables et possible la «critique des armes», c’est-à-dire l’action pratique, qui peut inclure si nécessaire
(il faudrait définir cette nécessité) la violence armée mais ne l’implique pas automatiquement. L’action pratique c’est l’utilisation de
cette connaissance pour abattre le
capital, et activer aussi– cela Marx
ne l’avait pas en tête – le principe Transcendance.
Dans «La violence du calme», Viviane Forrester décrit le monde dont
il faut – impératif catégorique –
sortir. Tout y est de l’inhumanité fondamentale du capital et de sa tyrannie : «Le
calme des individus, des sociétés, s’obtient par l’exercice de forces coercitives d’une violence telle qu’elle
n’est plus nécessaire et passe inaperçue.
Pour contraindre les passions
à s’exprimer seulement dans les chambres, l’intimité, ou dans les
catastrophes ; pour juguler les cris de
souffrance ou d’amour, les plaintes de la misère, les gémissements des vieux, la colère des pauvres ; pour
endormir ceux qu’on assassine, leur vie durant,
tout en maintenant ce qu’il leur faut de vie pour qu’elle profite à d’autres
; pour dissimuler que l’enfer est vide, tous les démons sont ici [La citation
est de Shakespeare dans «La Tempête»]».
*
Ce qui attire chez Teilhard, ce n’est évidemment pas la présence de la transcendance – son absence serait «scandaleuse» chez un chrétien – mais la conception qu’il en propose et la pratique qui doit normalement découler de cette conception. Pour Maurice Blondel «la véritable science de la vie n’est pas la biologie mais l’action». Teilhard (comme Garaudy) est influencé par Blondel mais va plus loin que lui. Partant d’une foi pour l’essentiel héritée, ayant fait l’étude des sciences naturelles et humaines et l’expérience de la vie et de la mort dans les tranchées de 14-18, Teilhard se modèle une foi rénovée qui débouche sur une véritable «mystique de l’action», selon la formule de Paul Misraki . Cette mystique de l’action fait transcendance car elle reconstruit le présent non à partir du passé ou d’une loi mais à partir d’un avenir.
Une formule revient fréquemment sous la plume de Teilhard : «un plus grand que soi»; aller vers un plus grand que soi, participer à un plus grand que soi,
«passer dans un plus grand que nous». «Savoir qu’il y a une issue, et de l’air, et de la lumière, et de l’amour, quelque part, au-delà de toute mort […] voilà ce dont, sous peine de périr asphyxiés par l’étoffe même de notre être, nous avons absolument besoin».
Teilhard ne part pas de Dieu pour aller au monde, il part d’un monde en devenir, et d’un homme en devenir, d’un monde en voie de divinisation et d’un homme en hominisation. La divinisation du monde, c’est l’action par laquelle Dieu se rend présent au monde pour que le monde s’unisse à lui, et, comme, pour Teilhard «le monde c’est le monde de l’homme» (la formule est de Marx !), la divinisation du monde est aussi hominisation de l’homme.
Dieu se fait alors présent à l’homme pour que l’homme s’unisse à lui. Dieu et le Monde, c’est Deux qui ne font qu’Un, comme pile et face. «Et voilà la parole que je désire par-dessus tout faire entendre : celle de la réconciliation de Dieu et du Monde» .
Teilhard, comme les Pères Grecs de l’Eglise, ne nous oblige pas à nommer Dieu. Sa theosis est surtout une «poiesis» - un faire, et une «theoria» - un voir, le premier découlant du second. Voir et faire, de la théorie à la pratique ou plus exactement à la «praxis» – la praxis étant tout ce qui concourt à la transformation conjointe du monde et de l’homme par l’homme.
Pascal voyait en l’homme un fétu de paille balloté entre l’infiniment
petit et l’infiniment grand. Teilhard ajoute l’infiniment complexe.
L’évolution de l’humanité depuis les origines,
obéit à un processus de complexification permanent, aujourd’hui accéléré comme chacun le regrette ou s’en réjouit, sans toujours le comprendre. Ce processus est activé par deux sources
d’énergie renouvelables. La première est l’amour, force de convergence
qui tire l’homme de sa dispersion,
l’hominise, c’est-à-dire le fait devenir de moins en moins animal de plus en plus homme, et le rassemble sur lui-même
au sein d’une «zone pensante» supra biosphérique, la «noosphère». La deuxième
source d’énergie est une force d’attraction,
hyper-transcendante, située dans l’avenir, le «point Omega».
Certes le chrétien Teilhard fusionne «point Omega» et «Christ universel», porte d’entrée dans le
divin, mais il le fait in fine seulement.
D’un certain point de vue Omega peut être vu simplement comme le
but raisonnable ultime du «phénomène
humain».
Sans doute les dogmatiques n’accepteront pas cette convergence, mais les militants qui vivent l’idée communiste et l’espérance chrétienne dans l’action, se reconnaîtront dans cette aspiration assumée, cet appel, à un plus grand que soi. Dans l’expression de cette aspiration, des chrétiens se sont retrouvés côte à côte avec des marxistes à plusieurs reprises et en plusieurs lieux de l’Histoire, notamment lors de l’expérience des prêtres ouvriers et dans les actions concrètes des «théologies de la libération», l’une et les autres combattues aussi bien par l’Eglise que par le Capital. N’oublions pas la Résistance contre le nazisme, et le célèbre poème d’Aragon «La Rose et le Réséda» dédié en 1946 dans «La Diane Française» à la fois aux communistes Gabriel Péri et Guy Moquet et aux chrétiens d’Estienne d’Orves et Gilbert Dru, tous assassinés par l’occupant. Ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas. Selon nous, à nouveau, cette alliance des deux fois s’impose pour un 21ème siècle à visage indivisiblement humain et divin.
La tension vers Omega n’est pas seulement observable chez l’homme générique en voie d’hominisation-divinisation, elle l’est aussi chez l’individu en voie d’humanisation-personnalisation. Dans une conférence prononcée à Pékin en 1943, «Réflexions sur le bonheur», Pierre Teilhard de Chardin dresse une sorte d’état des lieux de la diversité de ce mouvement des hommes réels vers Omega, Omega qui cependant n’est pas nommé dans le texte.
L’humanité dans son entier porte, et chacun de nous porte en soi «trois types d’hommes» : le pessimiste, le bon-vivant et l’ardent. Le «pessimiste», c’est l’existentialiste rencontré au début de cet essai. Pour lui, «l’existence est une erreur ou un raté», «il vaut mieux être moins que plus» et «le mieux serait de ne pas être du tout». Le «bon vivant» vit dans le présent ; l’avenir ne l’intéresse que s’il agrémente son présent ; mais, que le présent lui offre un imprévu attirant et il se rue, abandonnant le plaisir ou la satisfaction de qualité inférieure qu’il était en train de se donner ; et si cet imprévu s’auréole de mystère, il pourrait malgré tout prendre ce risque car il est si agréable d’avoir (un peu) peur devant l’inconnu.
Seul «l’ardent», le troisième type d’homme qui est en nous, est tendu vers l’avenir, vers l’en-haut ou vers
l’en-avant. Il est la part de notre humanité
sensible à l’appel de la transcendance, celle qui a le pouvoir de
réguler les deux autres parts. Même
faible, «ce qui gémit en nous est plus
grand que nous». Cette tension,
en développement perpétuel, c’est l’œuvre de l’ardent
qui permet à la personne
globale, aux trois types d’humanité qu’elle contient, d’abord de «se centrer sur soi» - «Etre, c’est d’abord
se faire» [«Réflexions sur le bonheur»], puis de «se décentrer sur l’autre» car «l’homme est essentiellement plural», et enfin se «sur-centrer
sur un plus grand que soi».
Un plus grand que soi. Un idéal, une cause, un autre, un Grand-Autre. Mais, «grand» au sens strict, il
n’est pas sûr ni nécessaire que ce
«plus grand que soi» le soit. La
cause qui nous dépasse, en laquelle nous plaçons notre avenir, à laquelle nous consacrons nos forces, peut
être d’apparence modeste ou intime. Une
petite cause peut exiger un grand dépassement personnel ; elle peut faire éclore en nous une capacité dont nous
ignorions qu’elle y était, ce qui le signe même d’un vrai évènement. Admettons, avec Régis Debray
dans «Dieu un itinéraire», que, souvent, «l’accès à la transcendance n’est pas dans l’immensité
des choses mais dans leur miniaturisation» ; «La miniaturisation est
l’avenir de l’homme », ajoute-t-il dans «D’un siècle l’autre» (2020). Il n’est pas de «petite»
ni de «grande» transcendance : «Etre pour les autres
est l’unique expérience de la transcendance», dit le théologien Dietrich Bonhoeffer. «Etre pour les autres», qu’est-ce sinon
se servir de notre pouvoir d’aimer ?
Et, pour Teilhard, la force qui mobilise l’énergie amour, c’est Omega. Nommer «Omega» et non «Dieu», même si
Teilhard voit dans Omega une porte
d’entrée dans «le milieu divin»,
c’est s’adresser à tous les humains
sans le moindre préalable religieux. C’est si vrai que l’essai intitulé «Le Milieu
Divin» porte cette dédicace signifiante : «Pour ceux qui aiment le monde».
Omega est un point non fixe, horizon de l’espace et du temps. Il échappe
ainsi aux deux, d’où sa présence en tout temps et en tout espace,
sans limite - la
«frontière» étant partout et nulle part, bien qu’ayant un en-deçà et un
au-delà. Le point Omega est dans l’avenir,
sur la résultante des actions
parfois conjointes, en tout cas convergentes, des deux courants
de la part en croissance de l’humanité qui la tirent
vers l’en-avant pour l’un, vers l’en-haut pour l’autre.
L’avenir, en effet, n’est pas seulement affaire
de quantité de temps,
mais aussi de qualité, d’amélioration de l’humanité, ou, comme l’écrit Teilhard,
pas seulement affaire «d’années qui se succèdent» mais «d’états supérieurs à gagner par voie de conquête» .
«ruine commune» pour Marx, «dispersion» pour Teilhard, mais toujours ruine collective faite de ruines particulières. Confrontés à cette alternative chaque être humain et l’humanité tout entière ont à faire un
choix et à agir en conséquence, de
façon à éviter la destruction du système évolutif humain, et à poursuivre, les uns par le chemin qui
avance, les autres par celui qui monte, tous
deux par la force agissante de l’amour, par «amorisation» dit Teilhard, la quête d’Omega. A l’autre bout de l’éventail philosophique par rapport
à Teilhard, Alain Badiou peut
écrire dans «Eloge de l’amour» : «Cet
élément universel, que […] je reconnais dans l’amour, je le considère
comme immanent. Mais le christianisme […] l’a surélevé
et l’a recentré sur une puissance transcendante».
Teilhard fut trop grand pour l’Eglise de son temps. Son ami Théodore
Monod écrit
dans «Pèlerin du désert» : «Prôner que Dieu change, qu’il s’adapte à l’homme, que la Matière et l’Esprit font
un, que la religion est en mutation, qu’il
faut repenser la Foi et vivre la transcendance et la Lumière au Quotidien étaient
des idées trop révolutionnaires pour ne pas inquiéter certains
théologiens et pratiquants sclérosés». Cela les a tellement
inquiétés qu’ils ont toute sa vie
interdit à l’obéissant Teilhard de publier ses écrits non strictement scientifiques.
*
Que nous dit Teilhard ? D’abord qu’un possible nous attire dans l’avenir,
un possible plus grand que le
présent, ce possible déjà réalisé. Ensuite, que nous ne pouvons atteindre ce possible qu’à travers l’autre, par
l’amour. L’analyse marxienne de l’aliénation et les
perspectives émancipatrices qu’elle dessine ne
s’opposent en rien à cette vision. Elles se complètent, les deux fois
peuvent converger. C’est à cette convergence que s’est attaché
Roger Garaudy.
Les possibles sont multiples. Un au-delà de ce monde désenchanté est à conquérir
; un dépassement de toutes nos limites ;
on peut franchir la frontière. Pour fonder l’essentiel de sa
vie sur cette conquête, il faut comme le voulait
Pascal parier «qu’une rupture radicale
est possible». Ce n’est pas un pari en l’air, c’est
une vraie adhésion
à une «certitude sans preuve», à un «postulat». Il y a des risques, des dangers même ; mais rien n’est écrit,
tout l’avenir tient à la qualité de
l’effort humain. Tout le travail de Marx a consisté, selon Garaudy, à construire une «méthodologie de l’initiative historique» permettant, par l’analyse des contradictions d’une formation
économique et sociale donnée, de
découvrir l’initiative nécessaire
pour dépasser l’aliénation et libérer
les capacités de développement de l’homme. Cette méthodologie complète parfaitement la «mystique de l’action» teilhardienne. Le
marxiste Garaudy écrivait déjà en
1966 : «Le mouvement même qui nous porte, en
chaque moment, à créer dans l’angoisse et le risque une réalité plus
haute, nous pouvons en prendre
conscience comme de notre réalité la plus profonde, la réalité constituante de l’homme créateur». La transcendance n’est plus seulement «un attribut
de Dieu mais […] une dimension de l’homme» , «une présence en nous de l’exigence,
responsable et libre, de notre propre dépassement», «horizon qui
recule sans fin lorsque
j’avance» .
L’amour est le principal, et le seul indispensable, médiateur
de la transcendance, quelle qu’en soit
la forme, individuelle ou collective, humble ou grandiose,
car l’amour est la plus grande énergie contenue en nous et dans l’univers. Au sens philosophique premier
du terme, l’amour est le mouvement qui nous pousse à nous unir aux autres.
Ainsi que le
dit un soufi persan
que Roger Garaudy aimait citer, Ruzbehan de Chiraz : «C’est dans le livre de
l’amour humain qu’on apprend à déchiffrer l’amour divin». Pour
Garaudy, la transcendance est «don d’amour de l’individu au tout de l’humanité» ; et «l’amorisation» de Pierre Teilhard
de Chardin est «l’approfondissement de notre moi le plus intime dans le plus vivifiant rapprochement humain».
Les deux philosophes mettent l’accent
sur le travail humain, sur la socialisation croissante de l’espèce, sur
l’émergence d’une «super-humanité» (ou d’un «ultra-humain») pour Teilhard,
d’un «homme nouveau» pour Garaudy.
«Etre aliéné, c’est être dépossédé de soi, de sa transcendance, de sa liberté» . L’homme aliéné perd son humanité, la transcendance qui habite cette humanité, et la liberté dont la possibilité de transcendance est garante. La transcendance n’est pas extérieure et supérieure à l’homme individuel et générique, car, si c’était le cas, elle perpétuerait et aggraverait l’aliénation en devenant mirage. Elle précipiterait l’homme dans la dispersion. Mais elle est en lui, elle lui est immanente, en tant qu’il est un être en devenir, un faiseur d’impossibles.
Marx a fait son travail de dialecticien en démontant le processus
aliénant du Capital, mais il n’a pas
vu – notamment parce que les églises de son temps lui barraient l’horizon – que la transcendance était une part de
l’humanité, celle qui lui permet d’accéder
à un stade supérieur de développement. Mais Teilhard est là
et, parce qu’elles s’emboîtent sans se confondre
Garaudy rassemble les deux œuvres
sans en trahir
aucune.
Garaudy fut marqué au fer rouge par l’appel de la transcendance. Comme celle de Teilhard de Chardin, toute sa vie fut une recherche de l’absolu, cette «passion désespérée d’être au monde» décrite par le poète et réalisateur communiste Pier Paolo Pasolini.
Jeune militant protestant, il adhère en 1933, à vingt ans, au parti communiste, comme on se convertit. Arrêté en 1940, déporté en Algérie, il y vit une double expérience de la transcendance : celle de la fraternité avec ses compagnons de captivité, et celle de ces soldats musulmans refusant, au nom de leur foi qui transcende la loi militaire, de tirer sur des hommes désarmés - les prisonniers condamnés à mort dont il faisait partie. De cet épisode, il dira qu’il fut pour lui «fondateur». En 2004, Brigitte Fleury a consacré au «cas de Roger Garaudy» son mémoire : «Etude de la conversion religieuse du point de vue communicationnel» . Garaudy n’a pas fondé une doctrine nouvelle, mais il a réuni les messages jugés généralement antagonistes, au moins contradictoires, de trois prophètes : Jésus, Muhammad, et Marx.
A la Libération, et jusqu’à la fin des années 1960, Roger Garaudy trouve son absolu dans l’action politique. Il devient très vite l’un des principaux dirigeants du parti communiste. Il initie et anime le dialogue communistes-chrétiens et ouvre le parti et le marxisme à la diversité des courants intellectuels et artistiques. Bénéficiant de l’amitié du secrétaire général Maurice Thorez, directeur du Centre d’Etudes et de Recherches marxistes, ami de l’Abbé Pierre dont il fait la connaissance au Parlement (il fut 8 ans député puis sénateur) et de l’Archevêque brésilien Dom Helder Camara, Garaudy est alors le philosophe principal du PCF.
Son exclusion en 1970 - à la suite de la publication de ses analyses de la révolution scientifique et technique, des crises de 1968, de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques et de la nature réelle des pays «socialistes» - va le conduire à s’émanciper totalement du dogmatisme et à poursuivre son travail d’actualisation et de dépassement du marxisme entrepris depuis plusieurs années, notamment dans sa conception de l’esthétique. Disons bien «dépassement» car il ne s’agit pas d’une négation ou d’un retour à une position pré-marxiste. Par dépassement, il faut notamment entendre l’introduction d’un principe de transcendance dans le marxisme, sans affadir ou déformer ce dernier. La prise de conscience de l’aliénation et de son possible dépassement est ce point d’introduction.
Si Dieu n’est pas un être, extérieur et supérieur à l’homme, mais un
acte, alors l’invocation musulmane
«Allahou Akbar !», «Dieu est le plus grand», condense
les trois postulats exigibles de toute foi respectueuse de l’humanité de l’homme.
Le postulat de transcendance est
la reconnaissance de cette potentialité de l’homme.
Bien des actes sont grands et Dieu n’est pas le seul acte, mais parmi tous les grands actes il est le plus grand
et il les inspire. Dieu est plus
grand que tout avoir, que tout pouvoir,
que tout savoir.
Le postulat de relativité : tout ce que je dis, même de Dieu, c’est un homme qui le dit. Le postulat de relativité complète le postulat de transcendance en relativisant chaque action humaine.
Le postulat d’espérance me rend
disponible pour accueillir la transcendance et
à reconnaître sa relativité au même titre
que la relativité de toutes
choses.
«Sans l’espérance on ne trouve pas l’inespéré», dit
Héraclite. L’espérance est le
liant de toute foi, elle exige un acte de la volonté, comme l’a vu Jean-Claude Guillebaud («Une autre vie est possible») : «Pour
une communauté comme pour un individu, écrit-il, l’espérance n’est pas seulement
reçue, elle est décidée».
J’ai le choix de refuser ou d’assumer l’espérance. L’inespéré est à la frontière
entre possible et impossible, là où flotte la transcendance, où l’humanité de l’homme, sa part créative,
tournée vers l’autre
positif, vers l’ailleurs, vers l’avenir et finalement
vers quelque forme d’éternité, utilisant les
ressources illimitées de l’amour, finit
par «rendre visible l’invisible», pour reprendre la formule que le peintre
et théoricien de la peinture
Paul Klee appliqua
à l’art.
Assumer l’espérance nous entraîne ainsi vers une forme de bonheur, comme nous allons le voir de différents points
de vue : de l’amour, de la foi, de l’art, et
toujours de l’histoire sous son visage de vérité - le visage
révolutionnaire -, points de vue où,
au-delà des frontières de l’espace-temps, flottent tous les possibles.
(A suivre)
Alain RAYNAUD, "Le principe Transcendance. De Marx à Teilhard de Chardin", TheBookEdition, 2021