19 août 2019

Parler des juifs...

Parler des Juifs ou ne pas en parler ?
par Séverine Boudier


• Peut-on aujourd'hui parler des juifs et d'Israël quand on n'est pas
juif?
• Quand on prétend parler des juifs, qu'essaie-t-on de dire ?
• Quand on parle des juifs, qui nous récupère ?
• Faut-il ne plus en parler ?
Ce sont les quatre questions que m'inspirent la polémique et
l'émotion soulevées par le soutien de l'abbé Pierre au livre de Roger Garaudy,
Les mythes fondateurs de la politique israélienne.


1) Parler des juifs quand on n'est pas juif.
L'Histoire n'est pas indifférente. Ce qui s'est passé pendant la
Deuxième Guerre mondiale ne peut être mis entre parenthèses.
Comment parler des juifs aujourd'hui sans tenir compte qu'ils ont été
victimes, par le passé et notamment dans ces années 30 et 40, de la plus
grande haine et des plus grandes atrocités ? Comment, lorsque je
m'adresse à un juif, ignorer ce rapport, non pas établi de toute éternité,
non pas dans l'ordre naturel des choses, mais imposé par les hommes ?
C'est le regard de l'autre qui crée le juif, disait Sartre. Sans doute, mais
les événements fixent aussi de drôles de rôles. Il sait, je sais, et il sait
que je sais. Difficile. Comment trouver l'impudence d'évoquer la
Shoah « objectivement », lorsque je sais le lot de souffrances et
l'ignominie des bourreaux ? Puis-je faire de ce sujet le thème d'une
conversation de salon ou d'un débat ? et débattre de quoi ?

2) Quand on parle des juifs, qu'essaie-t-on de dire ?
Garaudy discute de la Shoah pour mieux parler d'Israël et de sa poli-
tique d'écrasement des Palestiniens. Mais quel est son sujet ? La Shoah
ou les politiques israéliens ? Il explique que des responsables
israéliens, pas meilleurs que les autres, utilisent la Shoah pour minimiser
l'horreur de leurs propres actes. On peut les condamner. Mais doit-on,
comme Garaudy, minimiser en retour la Shoah pour faire éclater le
cynisme de l'Etat d'Israël ? Le procédé est inacceptable. Les crimes des
nazis, n'en déplaise à leurs réducteurs et réviseurs, ont atteint une
dimension qui interdit de compter. Et faire argument du nombre des
victimes, même pour une cause défendable qui serait celle du droit des
Palestiniens, ne peut être admise comme règle du jeu. Faut-il alors se
taire face à l'Etat d'Israël ? Non, mais il est impossible de le dénoncer
en vertu de son passé. Certes, on est choqué de comprendre que les
enfants de ceux qui furent déportés, à leur tour torturent. Mais cela ne
prouve qu'une chose : l'humain est indécrottable, le mal peut
s'insinuer partout, nul n'est garanti à jamais, ni par ses qualités, ni par sa
souffrance ni par celle de ses parents. Et malheureusement, Israël n'a
pas obligation de résultats positifs en fonction de ce qu'on a fait subir à
ses pères. Garaudy prétend ne pas être antisémite et écrire en faveur de
la vérité : pour lui, affirmer qu'il n'y a pas eu « génocide » des juifs et
que l'existence des chambres à gaz n'est attestée que par des
témoignages incertains, n'est en rien minimiser l'horreur des camps. Et, ses
doutes seraient-ils fondés et scientifiquement vérifiés, il aurait raison.
Mais à quoi joue-t-il ? Ne veut-il rien prouver d'autre que le cynisme
politique d'Israël ? Je ne le sais pas au juste, mais j'imagine que
derrière le sujet officiel, se cache quelque chose de plus vague, comme
dans les paroles de l'abbé Pierre. Nous avons vu cet homme comme un
pur et, soudain, sa bouche a laissé échapper des vipères et des
crapauds. Quelles vipères, quels crapauds ? Pas qu'Israël soit
condamnable. Mais il a commencé à parler « des juifs »... Et là tout bascule.
Là, on a senti un ressentiment, diffus, qui dépasse la seule
condamnation politique. Le malaise s'est installé. Mais je m'énerve qu'on ait
insulté l'abbé Pierre sans analyser sa faute. Les médias ont jubilé' : le
pauvre abbé n'est pas celui qu'on croyait, il était antisémite, un allié,
même inconscient, des nazis. Peut-être ses propos dévoilent-ils tout ce
tabou, justement, qui fait qu'on ne peut pas parler des juifs « n'importe
comment », c'est-à-dire avec une prétention (vraie ou illusoire)
d'objectivité, comme si rien de grave ne s'était passé. Qu'a voulu dire
l'homme d'Emmaiis en se lançant dans son couplet sur la Shoah ?
Peut-être - mais je veux sans doute refuser de voir trop de mal en lui -
le poids de la faute passée, collective, indicible.

3) Quand on parle des Juifs, qui nous récupère ?
Le problème, si l'on souhaitait parler « objectivement » de la
Shoah, c'est qu'il y a le cercle de ceux qui sont à peu près clairs dans
leurs relations humaines, et ceux qui nourrissent leurs perversions de
tout ce qui passe. Alors, sur un tel sujet ! Je ne sais pas si Garaudy est
antisémite, ni l'abbé Pierre, mais je suis bien sûre qu'ils seront lus et
entendus par des antisémites. Qui s'en frotteront les mains. Et cela
suffirait pour se taire. Non pas se taire sur le judaïsme comme
religion, ni sur la culture juive, ni sur Israël et sa politique, mais sur « les
juifs », cette appellation massive qui cache son véritable objet
d'intérêt, et ce que l'humanité leur a fait endurer.
Arrêter de parler de la souffrance, de la discuter, de la soupeser,
pour aborder la connaissance de la religion et de la vie politique.
Sortir la relation au judaïsme du rapport de force et du souvenir malsain
des exactions. Ne plus donner prise aux esprits des fascistes en herbe
et des commères aigries. Il faut connaître et reconnaître, sinon ce sont
encore et toujours les ombres des camps qui reviendront, comme un
précédent qui s'autojustifie. Je crois qu'on a hurlé contre Garaudy et
l'abbé Pierre surtout parce qu'on a compris l'usage que pourraient
faire certains, dans leur chimie intime et glauque, d'amalgames,
d'imprécisions, de ressentiments mal ciblés. Et c'est vrai qu'on n'a pas le
droit de ne pas être « clair » quand on parle des juifs.

4) Faut-il ne pas parler des Juifs ?
Eh bien, dans la logique de ce que je viens d'affirmer, non, si l'on
n'a pas fait soi-même ce travail de clarté sur le passé, lorsqu'il pèse
encore. Au fond, contre ceux qui prétendent dénoncer un tabou de la
Shoah, ne faut-il pas répondre que le tabou a crû à la mesure de
l'inhumanité ? Que c'est une réaction « normale », un symptôme d'humanité
a posteriori ? Et si la Shoah a encore une incidence chez la génération
qui lui a été contemporaine, ne serait-il pas préférable de la laisser
strictement aux spécialistes, de s'informer comme citoyen sur ce qu'on
peut sérieusement en dire aujourd'hui, et de garder le silence ?
S'abstenir donc de « commentaires », tant qu'on n'est pas rentré dans une
relation de connaissance du judaïsme, et de soi-même ? Car après ce
siècle, les deux choses ne peuvent que se rejoindre.


S.B.

Autres Temps. Cahiers d'éthique
sociale et politique N°50, 1996, pp. 54-56