07 décembre 2012

Garaudy sent-il le soufre ?

Reprise de l'article de Paul Moffen: Roger Garaudy ou la conspiration de la gêne                                                                                                         

Condamné pour contestation de crime contre l’humanité en 1998 (la remise en cause de l’existence des chambres à gaz), l’intellectuel qui fut un temps la voix officielle du Parti communiste français, vient de disparaître, à l’âge de 98 ans. Il laisse derrière lui un livre controversé : Les mythes fondateurs de la politique israélienne. Doit-on rayer de la carte des penseurs qui s’attaquent à des sujets brûlants ? Cette question taraude une société qui, paradoxalement, comme le rappelle la journaliste Elisabeth Levy, fait plus l’éloge « de la diversité culturelle que de la diversité de pensée. » 
L’annonce de son décès aura été moins médiatisée que celle de Thierry Roland. Une civilisation qui consacre « l’inversion des valeurs » et « l’industrie de l’hébétude »  comme « horizons indépassables » de la pensée contemporaine. Des intellectuels, à l’instar de Pierre- André Taguieff, ont marché sur le cadavre, réduisant son œuvre à l’islamisme radical. Convictions et positionnement géopolitique obligent : « Garaudy a été un intellectuel engagé qui n’a cessé de mettre son statut de « philosophe » au service de causes totalitaires, du communisme à l’islam politique « révolutionnaire », mariant pour finir la judéophobie à l’hespérophobie. Son itinéraire illustre l’inévitable processus de corruption de la pensée chez ceux qui mettent cette dernière au service de causes aussi douteuses qu’exclusives, la réduisant ainsi à des opérations de propagande1.
Les communistes, ses ennemis ataviques, lui reprochent encore son hétérodoxie2. Son esprit critique : « On peut dater de cet article de L’humanité, 3 mai 1968, le jour où le parti communiste français, du fait  de sa direction, est tombé en dehors de l’histoire pour n’avoir pas compris ce qui germait en elle : l’aspiration confuse, mais réelle, à un autre modèle de croissance et à un autre modèle de révolution. L’histoire ne pardonne jamais à un homme, à un parti ou à une église d’être en retard d’une mutation3.» Il ne s’agit pas non plus de verser dans l’excès contraire. Celui qui consiste à faire du philosophe… un martyr. Un saint. «  La résurrection, c’est tous les jours » : encore une des formules magiques de Garaudy. Il n’est de véritable religion que bâtie sur ce credo, il n’est pas de véritable pensée dépassant le cynisme ordinaire qui ne repose sur cette certitude de vie. Roger Garaudy le grain de sésame qui ouvre toutes les portes aux prisonniers des dogmes, le frontal, le généreux, avait choisi, à l’âge où d’autres s’enlisent douillettement dans la vieillesse, d’affronter l’opprobre, l’insulte, les déboires judiciaires, la honte, l’incompréhension et la diffamation, parce qu’il savait que son temps avait besoin de lui pour ce rôle là, ce rôle christique-là, très précisément4

Féministe 5 et pour une démocratie participative
On peut accabler « le scélérat » de tous les maux. Voir en lui « la figure du mal absolu » en ce début de siècle : l’alliance diabolique de la Raison et de la Foi. Mais si l’on ne veut pas sombrer dans la démonologie, il faut aussi rappeler ses vues avant gardistes sur l’environnement, par exemple : « La terre, l’eau, le ciel… l’homme est devenu responsable de tous les éléments. Nous sommes arrivés à ce point crucial de l’épopée humaine où nous ne survivrons pas par la seule force d’inertie des dérives de notre siècle : prolongées, elles conduisent toutes au suicide planétaire.6»
Dire, sans craindre la foudre, que « le paria » était un féministe de la première heure. Sensible à l’égalité des droits, Roger Garaudy, a défendu « la cause des femmes » à une époque où l’idéologie masculine dominait tous les secteurs de la société. Une thématique désertée autrefois par ceux qui, aujourd’hui, en font leur cheval de Troie. « En France, les femmes constituent un peu plus de 50% de la population, mais, à tous les leviers de commande de la société, elles n’accèdent que dans une proportion infime. Il y a moins de 1% de femmes parmi les chefs d’entreprise et pas davantage parmi les cadres supérieurs, pourcentage qui tend vers zéro dans les grandes entreprises. Par contre, dans les secteurs où la main d’œuvre est la moins payée, par exemple dans le textile, elles constituent 90% de l’effectif. Quant au travail qui n’est pas payé du tout, celui du ménage et du soin des enfants, qu’il soit fait en supplément du travail à l’extérieur ou qu’il fasse obstacle à ce travail extérieur, il est assuré à 98% par les femmes. Dans le privé, à elles les postes de secrétaires, de dactylos ou de vendeuses de magasins, mais combien dans les conseils d’administration ? Dans le secteur public, à elles les Chèques postaux, mais combien de directeurs ? Et à l’échelle des responsabilités nationales, la discrimination est la même. (…) Tout se passe comme si, depuis le misogyne Saint-Paul, la femme était frappée d’une infériorité métaphysique.7»
Tout n’a donc pas été tragique malgré les sentences de ses biographes. Pourfendeur de « l’expertocratie » (L’ENA) qu’il voyait comme un détournement du suffrage universel, Garaudy a mis en garde les politiques contre les dérives de la technique et du positivisme : « Nul n’a jamais mieux servi la volonté de puissance de l’homme, jusqu’à assurer à l’Occident, qui a tout subordonné à ce développement prométhéen des sciences et des techniques, quatre siècles d’hégémonie mondiale, la  première hégémonie totale de toute l’histoire humaine8.» Incontrôlable, on doit à l’ancien vice-président de l’Assemblée nationale et à celui qui a plaidé pour  « un dialogue des civilisations », le concept « de démocratie participative. » Une notion que Ségolène Royal, candidate à la Présidentielle s’est fait sienne en 2007.

« Le Coran est emprisonné derrière une muraille de commentaires »

 
Roger Garaudy / Courrier-picard.fr

« L’essentialiste », loin d’idolâtrer la religion du Prophète, a été un des plus virulents critiques de l’islamisme. Voyant dans ce dernier une perversion des origines – « une maladie » -, bien avant Abdelwahad Mehdeb. « L’Islam n’a pas échappé à cette loi maudite de la « dixième génération », qu’évoque Mendehall pour le Judaïsme. Dés la fin du IV ième de l’Hégire, se manifesta la tendance à « fermer la porte de l’Ijtihad » (de l’effort pour réfléchir sur l’interprétation). Sinon officiellement, du moins de fait, elle a été fermée. Après Al Ghazali (1059-1111), dans l’Islam officiel, en dehors des « soufis », désavoués par l’orthodoxie, règne la compilation, le commentaire littéral, le formalisme. Le Coran est emprisonné derrière une muraille de commentaires. Il cesse d’être une interpellation éternellement vivante pour les générations nouvelles de Musulmans : son sens a été fixé une fois pour toutes sous la dynastie abasside (…) Le « bon Musulman » ne fut plus celui qui croyait en Dieu et au message de son Prophète pour suivre la guidance de Dieu. C’était celui dont les pratiques extérieures, facilement repérables et strictement codifiées, étaient conformes à une tradition immuable en ses interdits comme en ses commandements. Ce fut le triomphe, pour mille ans, du formalisme et du dogmatisme dans la répétition mécanique et littérale des formules des Ecoles en ce qui concerne l’interprétation du Coran9
La mémoire est sélective. Et notre culture a horreur des transgressions. L’affaire Garaudy est symptômatique d’une société qui a tendance à ne retenir que le présent. Un livre polémique10, au détriment d’une vie vouée à la recherche. A réduire l’oeuvre d’un homme à un mot. Une condamnation. Il n’échappe à personne, que ses « inquisiteurs » sont pourtant les premiers à admirer Heidegger11, Cioran, Rebatet. Dont les affiliations au nazisme ou à l’extrême droite, semblent ne pas les choquer. Alors que ces « sentinelles » sont les premières à expliquer qu’il faut « séparer l’œuvre de l’homme », force est de constater l’indignation à géométrie variable de cette caste qui hiérarchise l’antisémitisme. Celui que l’on tolère à la télévision, dans les salons, au nom d’une certaine liberté d’expression, d’un style. Et celui que l’on rejette sur la place publique, conformément à la rhétorique du temps. Un antisémitisme qui ne dépend pas de son contenu. Mais de son esthétisme. Céline, oui ! Garaudy, non !
Le patronyme de cet Agrégé sent tellement le souffre, qu’on n’ose briser l’unanimisme, au risque de se compromettre. Tant la peur de la marginalisation, de la mort médiatique, effraient les aventuriers. Même Tariq Ramadan n’ose défier les lois de la pesanteur (pas une ligne sur son site). C’est dire la police de la pensée. Sa puissance de feu. Sa capacité à rejeter dans les limbes les esprits libres12. « Ils décident de ce qui est. Ils décident de ceux qui parlent, et de ce que ceux-là, les autorisés de parole, ont le droit de dire ou ne pas dire13.
La France si elle veut être à la hauteur de son projet – Les lumières – doit avoir le courage d’entendre toutes les voix, quitte à semer la discorde. Voire choquer des mémoires. C’est à ce prix seulement, qu’elle pourra lutter contre toutes les formes de racisme, d’exclusion. En diabolisant des penseurs, en les refoulant du cercle démocratique, au motif de « l’insoutenable », on crée les conditions objectives d’une dissidence citoyenne. D’une contre histoire. L’interdit fascine. Il fédère la contestation, la résistance…l’underground.
On ne combat pas les idées par la politique de la terre brûlée, chère aux faiseurs de rois. On combat les idées par les idées. Celui qui voulait « danser sa vie »,  « déjouer les bigoteries du scientisme, du cléricalisme et les pièges de la suffisance (la vaniteuse fermeture sur soi et sur nos certitudes) » quitte un monde désillusionné où l’amnésie générale, les amputations sont les grandes gagnantes. Pour comprendre les raisons qui avaient amené François Mitterrand à accepter la Francisque ou protéger Bousquet, on avait évoqué alors la complexité de l’homme. Les zones d’ombre du président de la République, le droit à l’erreur. Pourquoi ne pas avoir la même attitude envers l’auteur engagé ? Un poids deux mesures !
Le silence des médias confirme le trouble et l’analphabétisme grandiloquent de l’histoire des idées.


Revoir : 
L’homme en question
Archives INA, 23/01/1977. Une émission de Guy Seligman.
Ecouter aussi : 
Radioscopie
Emission de Jacques chancel sur France Inter, le 28/11/1978.
 
  1. Pierre-André Taguieff, L’itinéraire du « grand militant Mujahid Roger Garaudy » : du communisme au négationnisme in lehuffingtonpost.fr, le 17/06/2012.
  2. Disparition de Roger Garaudy : De Staline à Mahomet, lhumnaite.fr, le 15/06/2012.
  3. Roger Garaudy, Appel aux vivants, Edition du Seuil 1979, p.28.
  4. Maria Poumier, Roger Garaudy limpide dans la noirceur du siècle in mariapoumier.net, le 17/06/2012.
  5. « C’est pourquoi l’avènement de la femme à toutes les fonctions dirigeantes de la société implique, à long terme, la subversion et l’inversion de toutes les valeurs fondamentales de nos sociétés, et le passage de la société individualiste à la société communautaire, d’un rapport social fondé sur un rapport de force à un rapport social fondé sur la reconnaissance de l’autre et la participation à son épanouissement personnel. » in Roger Garaudy, op.cit, p.36.
  6. Roger Garaudy, op.cit, p. 33.
  7. Roger Garaudy, op.cit, p35.
  8. Roger Garaudy, op.cit, p.35
  9. Roger Garaudy, Biographie du vingtième siècle, Le testament philosophique de Roger Garaudy,  Editions Tougui, 1985, p.386, 387.
  10. Roger Garaudy, Les mythes fondateurs de la politique israélienne, Editions La Vieille Taupe, 1996.
  11. Le philosophe avait porté l’uniforme SS. Pour sa défense, il a dit vouloir réformer le nazisme de l’intérieur.
  12. Etre un esprit libre ne signifie pas avoir raison.
  13. Renaud Camus, un « néo-réac ? » in Eléments, juillet-septembre 2012, n° 144, p.61.