13 décembre 2012

Un "miracle" arabe



« Du VIIIe au XIIIe siècle, dit Paul Balta, cette civilisation a été à la pointe de la modernité. Il y a certes eu un «miracle grec» dans l’Antiquité mais il y a eu aussi un «miracle arabe» au Haut Moyen Âge, celui des savants et des penseurs qui ont choisi de rédiger leurs travaux dans cette langue alors qu’ils étaient persans, berbères, andalous, juifs, etc. Ils ont exploré tous les domaines du savoir : astronomie, mathématiques, physique, chimie, médecine, philosophie, géographie, architecture, botanique, histoire. »
Allons prendre connaissance des dires de Paul Balta.


Michel Peyret
12 décembre 2012 


-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
«La civilisation arabo-musulmane n’a rien inventé» : cette idée reçue remonte à la Renaissance et sera confortée au XIXe siècle...

L'auteur de l'article
Spécialiste du monde arabo-musulman, ancien journaliste au Monde et directeur honoraire du Centre d’études de l’Orient contemporain, Paul Balta réexamine ci-après une idée reçue sur la science arabe.
Son texte est tiré d'un essai publié par les éditions Le Cavalier Bleu en février 2011 : Islam & Coran, idées reçues sur l'histoire, les textes et les pratiques d'un milliard et demi de musulmans (collection Idées Reçues, 272 pages, 18 euros). Il a été écrit en collaboration avec Michel Cuypers et Geneviève Gobillot.

Histoire d’un préjugé

Au XVIe, alors que la civilisation arabo-musulmane est entrée en déclin, l’Europe prend l’ascendant et redécouvre son héritage gréco-romain ; elle doit bien admettre sa dette : la plupart des textes perdus pendant «l’âge des ténèbres» avaient été traduits en arabe par des savants syriens maîtrisant les deux langues ; mais on souligne leur chrétienté plutôt que leur arabité. Il est vrai que les bédouins d’Arabie des débuts de la conquête avaient des poètes mais pas de savants.
Au XIXe siècle, les tenants de la laïcité, dont de grands écrivains comme Ernest Renan et le positiviste Auguste Comte, critiquent l’obscurantisme des religions sur un fond d’antisémitisme ; or les Arabes sont aussi des sémites.
Partageant cette façon de voir, les orientalistes de l’époque minimisent les apports originaux de la civilisation arabo-islamique en expliquant qu’elle n’a été qu’une courroie de transmission de la science grecque et des savoirs indiens et persans.
Ce sont des spécialistes, notamment européens et arabes et le Pakistanais Abdus Salam (1926-1996), premier prix Nobel scientifique (physique, 1979) du monde musulman, qui rétabliront les faits dans la seconde moitié du XXe siècle.
En 1999, le prix Nobel de chimie a été décerné à l’Égyptien Ahmad Zuwail.


Les Arabes à la pointe de la modernité

Du VIIIe au XIIIe siècle, cette civilisation a été à la pointe de la modernité. Il y a certes eu un «miracle grec» dans l’Antiquité mais il y a eu aussi un «miracle arabe» au Haut Moyen Âge, celui des savants et des penseurs qui ont choisi de rédiger leurs travaux dans cette langue alors qu’ils étaient persans, berbères, andalous, juifs, etc. Ils ont exploré tous les domaines du savoir : astronomie, mathématiques, physique, chimie, médecine, philosophie, géographie, architecture, botanique, histoire.
Les Arabes, chrétiens d’abord, puis ceux convertis à l’islam, ont commencé par traduire les textes fondamentaux grecs, persans, indiens. Les conquérants arabes ont assimilé parallèlement les techniques et les savoirs des peuples conquis avant d’innover avec eux, puis seuls.
L’Américain George Sarton (1884-1956) a divisé sa monumentale Introduction à l’histoire des sciences (3 tomes, 1927-1948) en «époques» d’une durée d’un demi-siècle environ et a associé une «figure centrale» à chacune d’elles. Il constate : après les Égyptiens, les Grecs, les Alexandrins, les Romains, les Byzantins, Arabes et Persans viennent, en une succession ininterrompue, de 750 à 1100.
Citons-en quelques uns : Jabîr (vers 800), alchimiste arabe connu en Occident sous le nom de Gerber. Khawarizmi (780-850), inventeur de l’algèbre et des algorithmes. Râzi ou Rhazès (865-925), médecin persan, fondateur du premier hôpital à Bagdad.
Birouni (973-1050), né à Khwarezm, en Asie centrale, astronome, historien, géographe, mathématicien, auteur d’un célèbre Kitâb al-Hind, «Description de l’Inde» (1030). Avicenne (980-1037), né à Boukhara, philosophe, commentateur d’Aristote et médecin dont les traités ont été en usage dans les universités européennes jusqu’au XVIIe siècle. Omar Khayam (1047-1122), poète et mathématicien persan.
Pour sa part, Abdus Salam considère Ibn Haitham ou Al Hazen (965-1039) comme «un des plus grands physiciens de tous les temps» ; il souligne qu’il a formulé les lois de l’optique bien avant Roger Bacon (1212-1294) ainsi que la loi d’inertie qui deviendra la première loi du mouvement chez Newton (1642-1727).
Rappelons aussi que les chiffres arabes, de 1 à 9, que nous utilisons ont été inventés au Maghreb (leur graphie au Proche-Orient est indo-persane) et introduits dans l’Europe chrétienne par le moine Gerbert d’Aurillac lorsqu’il est devenu pape, en 999, sous le nom de Sylvestre II ; il les avait découverts au cours d’une mission secrète à Cordoue.
Le zéro, d’origine indienne, traduit en arabe par as-sifr (qui donne cephirum, zefero, en italien et zéro, en français) ne sera introduit qu’au XIIe siècle. La numération décimale représente un progrès considérable par rapport à celle des Romains qui était jusqu’alors en usage en Europe. Illustration : CCCXXXIII s’écrit, grâce aux Arabes, 333 ! Les unités, les dizaines et les centaines permettent ainsi des calculs plus complexes et plus rapides.
Ce n’est qu’à partir du XIIe siècle, souligne Sarton, qu’apparaissent les premiers savants européens. Toutefois, pendant encore deux siècles et demi, l’apport des hommes de l’islam sera considérable et contribuera à masquer le déclin qui a commencé au XIIe siècle, comme on le verra. Citons les plus grands, tels Averroès (1126-1198), philosophe andalou et commentateur d’Aristote (comme Avicenne). Maïmonide (1135-1204), théologien et médecin juif andalou.
Ibn Battûta (1304-1377), géographe et voyageur marocain qui vaut bien Marco Polo (1254-1324). Ibn Khaldoun (1332-1406), né à Tunis, ancêtre de la sociologie et historien au sens moderne du terme alors qu’il n’y avait à l’époque que des chroniqueurs sur les deux rives de la Méditerranée.
Sans tous ces apports, la Renaissance européenne n’aurait pas été ce qu’elle fut ou aurait été plus tardive. L’origine arabe de nombre de mots des langues européennes témoigne aussi de cette influence.
Partis du désert, les nomades se sont enracinés et sont devenus de grands bâtisseurs de villes ; ils en ont fondé environ deux cents. Au début de la conquête, ils n’avaient pas d’architectes et avaient dû recourir aux Byzantins pour édifier leurs premiers monuments, notamment la mosquée d’Omar ou Dôme du Rocher à Jérusalem (688-692).
Pourtant, dès le milieu du VIIIe siècle, les Arabes et les peuples sédentaires convertis ont élaboré un art original très caractéristique dont témoignent déjà la grande mosquée de Damas (706-715) et celle de Cordoue (785-800). L’architecture est assez dépouillée mais la décoration, qui bannit la représentation figurée et privilégie l’abstraction, l’arabesque, la calligraphie, est déployée à profusion.
La civilisation arabo-islamique a également contribué à transformer le paysage méditerranéen en y acclimatant des espèces apportées d’Asie : l’oranger, le pêcher, le prunier, l’abricotier, les cucurbitacées (pastèques, melons, courges).
Influencés par les Jardins suspendus de Babylone, une des Sept merveilles du monde, les musulmans ont introduit chez les soeurs latines la culture en terrasse et des systèmes d’irrigation et de répartition de l’eau dont plusieurs sont toujours en usage en Espagne.
De même, au Moyen Âge, les Arabes après s’être inspirés des traditions culinaires gréco-byzantines, persanes et turques, ont développé un art culinaire complexe et raffiné qui a influencé les cuisines et la diététique de la rive nord.
Il faut citer, à ce propos, Ziryab (789-857), arbitre des élégances et du bon goût. Originaire de Bagdad, il vécut à Cordoue. C’est lui qui a introduit la mode saisonnière (étoffes légères de couleurs vives au printemps, vêtements blancs l’été, manteaux et toques de fourrure l’hiver), créé un institut de beauté d’une étonnante modernité, fixé l’ordonnance des repas - entrée, plat principal, desserts - remplacé le gobelet d’or ou d’argent par le verre à pied tel que nous le connaissons, rétabli la tradition du banquet.



Un déclin bien réel

Dès lors, quelles sont les causes du déclin qui, à son tour, a donné naissance à une idée reçue en grande partie fondée ? Les causes géopolitiques et économiques sont indéniables : déferlement des Mongols et prise de Bagdad (1258), montée en puissance de Venise, Gênes, Lisbonne qui ouvrent de nouvelles voies commerciales terrestres et maritimes. Mais la cause principale est interne : l’empire abbasside est déchiré par des conflits, menacé par la rébellion chiite et agité par l’effervescence intellectuelle.
En 1019 (409 de l’hégire), le calife de Bagdad, Al Qadir, prend une décision politique en utilisant la religion : il fait lire au palais puis dans les mosquées une profession de foi appelée Risâla al-qâdiriya, «l’Épître de Qadir», dans laquelle il condamne la doctrine du «Coran créé», interdit les exégèses et fixe le credo officiel. Il «ferme la porte de l’ijtihad» (effort de recherche personnel), selon l’expression en usage chez les musulmans. Il tue ainsi l’esprit critique et encourage le taqlid, «l’imitation servile», au détriment de l’innovation.
Commentant cette décision dont les conséquences se font sentir jusqu’à nos jours, un grand savant, Al Ghazali écrit en 1100, dans La Renaissance des sciences religieuses : «En vérité c’est un crime douloureux que commet contre la religion l’homme qui s’imagine que la défense de l’islam passe par le refus des sciences mathématiques». Depuis, nombre de réformateurs s’efforcent de «rouvrir la porte de l’ijtihad».
Un des plus graves problèmes qui continuent à se poser dans la plupart des pays musulmans est celui de l’enseignement, inspiré par la méthode coranique et fondé sur l’apprentissage par cœur. En outre, le niveau est faible. Pour les seuls pays arabes, en moyenne, 50% des femmes et 30% des hommes étaient analphabètes en 2005.
Établi à la fin des années 1990, un rapport de l’ALECSO, Organisation de la Ligue Arabe pour l’Éducation, la Culture et les Sciences, soulignait : «Les programmes d’éducation, dans de nombreux cas, ne correspondent ni aux besoins de la société arabe, ni aux exigences du développement. De même, ils ne conduisent pas à la formation de l’esprit critique, scientifique et démocratique».
Depuis, la situation ne s’est guère améliorée. Le deuxième rapport du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) sur le monde arabe, tire la sonnette d’alarme. Rédigé par des intellectuels arabes et publié en 2004, il relève de «grands déficits» et dresse une longue liste des retards, notamment : accumulation médiocre des connaissances, faiblesse des capacités d'analyse, de l'esprit créatif, de l'ouverture sur le monde, de la recherche fondamentale. Il recommande donc de renouer enfin avec l’esprit de «l’âge d’or» pour retrouver la modernité perdue.

Paul Balta