J. BOLY, Le journal d’un mutant de l’île de Gorée, Bruxelles, CEC, 1987, pages 45 à50
17. La souffrance de Dieu (p.45-46)
Le contact avec l’islam m’oblige à m’interroger sur Dieu. A un Européen tourmenté, un sage musulman répondait par un conseil simple et direct : « Jamais, en m’adressant à Dieu, aux heures de perplexité, je ne suis resté sans réponse. »
Parler, à la suite du père Varillon , de la « souffrance de Dieu », c’est s’éloigner, j’en ai bien conscience, de la foi musulmane en un Dieu unique et absolu. Cependant, plus je m’interroge sur Dieu et sur sa joie d’aimer, plus je ressens, comme une valeur en Lui éminemment positive, sa qualité de Père aimant et souffrant. Si la Vierge de La Salette m’est particulièrement chère, c’est parce qu’elle est « la Vierge qui pleure ».
L’idée d’un Dieu impassible est à proprement parler insupportable. « Comment croire que Dieu est Amour, s’il faut penser que notre souffrance ne l’atteint pas dans son être éternel, s’Il ne souffre pas avec nous et beaucoup plus que nous de tout le mal qui ravage la terre ? »
« Qui m’a vu, a vu le Père. » (Jean, XIV, 9) Il ne faut jamais perdre de vue cette déclaration du Christ dans les Evangiles : « Pourquoi se refuser à mettre en Dieu une immense vie du sentiment alors qu’on n’hésite pas à Lui attribuer une immense vie de l’intelligence ? »
« Voici ce cœur qui a tant aimé les hommes et qui en est si peu aimé » confiait Jésus à Marguerite-Marie Alacoque . J’imagine quelle doit être la souffrance de Dieu lorsque l’homme se détourne de Lui pour le péché ou lorsqu’au lieu d’aller à la messe, c’est-à-dire au rendez-vous sublime avec son Dieu, l’homme choisit délibérément d’aller à la pêche ou au marché aux puces.
Cette souffrance de Dieu qui est Amour va infiniment plus loin. Il existe une compassion en Dieu, je veux dire une passion de Dieu avec la souffrance humaine. Tout simplement, parce que Dieu étant Amour, Il ne peut pas faire autrement. Il ne peut se détacher de la créature qu’Il a mise au monde dans la liberté liée à son amour. Il est prisonnier de sa création. Ah ! s’écriait le vieux Maritain , davantage inspiré par sa femme Raïssa que par son vieux maître Thomas d’Aquin (je cite de mémoire), si les gens savaient que Dieu souffre avec nous et beaucoup plus que nous, bien des âmes seraient libérées. Il n’y a pas d’autre réponse au scandale du mal et de la souffrance.
« Quand l’amour renonce à la puissance qui imposerait sa loi, conclut le père Varillon, il s’expose au refus. Il y a une souffrance familière à l’homme et inconnue de Dieu : celle de se savoir insuffisamment aimant. Si Dieu souffre, c’est de trop aimer. Dans l’ordre de l’être, la souffrance est une imperfection. Dans l’ordre de l’amour, elle est le sceau de la perfection. »
Nous ne pouvons, bien sûr, parler de Dieu qu’en termes d’analogie. Un Dieu qui ne serait que de gloire et de puissance peut se concevoir en dehors du christianisme. Dans une religion où Dieu crée et s’incarne par amour, Il ne peut être qu’humilité et souffrance. Ce n’est pas Dieu qui est tout-puissant, infini…c’est l’Amour qui est tout-puissant, c’est-à-dire qu’il va jusqu’au bout, jusqu’à pardonner, jusqu’à donner sa vie. C’est l’Amour qui est infini, c’est-à-dire qu’il ne connaît pas de limites, qu’il peut devenir homme sans cesser d’être Dieu, qu’il peut se faire tout petit pour mieux servir, qu’il peut souffrir de trop aimer et compatir à nos misères.
« La vertu qui a nom humilité, dit Maître Eckart , est enracinée au fond de la déité. » C’est dans ce sens que Teilhard de Chardin parle de la « terrible douceur » de Dieu et Bergson , au troisième chapitre des Deux sources, de l’ « humilité divine », rencontrée à l’écoute des mystiques.
18. Sous le signe des Béatitudes (p.47-48)
Dans la solitude de Maredsous où je retrouve un peu celle de Gorée, avec le père Varillon, la profondeur des Béatitudes. En premier lieu, il faut les comprendre et surtout ne pas les détacher de leur contexte. Que ce soit en saint Matthieu (chapitre V) ou en saint Luc (chapitre VI), elles font partie d’un long discours, elles sont au cœur de l’expérience de Jésus .
Car c’est bien une expérience que nous propose Jésus de Nazareth. Voulez-vous une existence vraie, voulez-vous connaître autre chose que des joies au rabais, voulez-vous, dès maintenant, sortir du marasme de la vie terrestre, faites-moi confiance, il y a moyen de s’en tirer, prenez conscience que vous êtes enfant de Dieu. Et qui oserait dire que tout va bien sur cette terre ? Qui oserait affirmer qu’il est parfaitement heureux, si ce n’est celui qui vit à la surface et ne connaît pas le désir ?
« En marche les humiliés du souffle ! » dit plus exactement André Chouraqui dans sa traduction nouvelle de la Bible. Nous voilà loin d’une interprétation littérale qui trahit totalement la portée des Béatitudes. Jésus ne nous dit pas : vive le malheur puisque c’est le malheur qui rend heureux. Péguy a eu raison de fulminer contre ceux qui voudraient sacraliser la misère et décourager les efforts de l’homme à rendre la terre un peu plus habitable. Jésus nous dit : vive ceux qui souffrent s’ils ont un cœur de pauvre, c’est-à-dire s’ils acceptent leur crédit et leur béatitude dans un Autre qui est leur Père et qui est Dieu.
Telle est l’expérience de vie que Jésus nous propose pour connaître le vrai bonheur. Elle débouche en même temps sur la vraie liberté. L’homme est capable de tout, même d’être Dieu (divinisé), quand il sait qu’il est le fils d’un Dieu-Amour et qu’en voie de conséquence, il peut se débarrasser des masques qui le diminuent, masques de la peur et de l’égoïsme. Comment pourrait-on combiner cela avec des consignes ou des commandements ? L’exigence de Dieu est totale et radicale puisqu’elle est celle de l’Amour. Le politicien essayera raisonnablement d’accorder la sagesse du Christ à la sagesse du monde. L’homme libre, l’homme chrétien contestera les politiques, même les meilleures, surtout celles qui se prétendent les meilleures en rabaissant l’Evangile à leur mesure.
Peut me chaut d’être né sous le signe du Verseau. Je me plais, avec Gilbert Cesbron , d’être né sous le signe d’une Béatitude. Les Béatitudes (*) sont fondamentalement les mêmes : elles sont, toutes, un appel à partager l’expérience de Jésus de Nazareth. Mais elles nous offrent des voies d’accès différentes. Je comprends qu’on puisse y entrer par les larmes, la faim ou la prison. C’est une affaire d’occasion ou de condition de vie. Dieu qui connaît mes limites m’a séduit par son idéal de paix. La paix avec tout le monde. La paix avec soi-même. Le respect des différences. Le rejet des sectarismes qui transforment toute dualité en dualisme.
Bienheureuse Béatitude, d’autant plus qu’elle sauve tous les hommes de bonne volonté : ils seront appelés fils de Dieu. A la seule condition qu’ils soient des artisans de paix. Cette Béatitude est donc la mienne. Elle planait sur mon berceau. Elle me poursuivra toute ma vie. Il lui arrive même de se rappeler à moi par l’effet du hasard ou de la providence. Elle est mon vrai signe du zodiaque.
19. La petite fille de l’Assomption (p.49-50)
C’était la veille d’un 15 août, dans l’église de mon village natal [Jauche (Belgique), ndlr]. J’ai redécouvert le tableau de l’Assomption de la Vierge, œuvre du peintre liégeois Lambert Blendeff , comme jamais je ne l’avais vu. Nous étions venus, en procession aux flambeaux, comme à Lourdes, de trois chapelles du village. Puis, soudain, dans la pénombre de l’église, ce fut l’illumination du tableau, fraîchement restauré. Je ne puis dire le nombre de grâces qui se sont multipliées en moi, ces jours-ci. Il en est de si secrètes qu’on ne peut que les garder dans son cœur.
Trois jours plus tard, me voici à la Roche d’or , au foyer de charité de Besançon. Je revois cette grande dame du tableau de Jauche, emportée vers le ciel, tandis que les disciples, le regard transfiguré, tiennent encore en main le linceul qui avait enseveli son corps.
A la Roche d’or, grâce au père Callerand, dont le charisme de la parole est si extraordinaire, je fais une autre découverte. A-t-on jamais eu l’idée de représenter la Vierge de l’Assomption sous les traits d’une petite fille ? Bernanos l’a eue, dans son Journal d’un curé de campagne :
« Et la Sainte Vierge, est-ce que tu pries la Sainte Vierge ?...Seulement la pries-tu comme il faut, la pries-tu bien ? Elle est notre mère, c’est entendu. Elle est la mère du genre humain, la nouvelle Eve. Mais elle est aussi sa fille. L’ancien monde, le douloureux monde, le monde d’avant la Grâce l’a bercée longtemps sur son cœur désolé – des siècles et des siècles – dans l’attente obscure, incompréhensible, d’une virgo genitrix…Des siècles et des siècles, il a protégé de ses vieilles mains chargées de crimes, ses lourdes mains, la petite fille merveilleuse dont il ne savait même pas le nom. Une petite fille, cette reine des Anges ! Et elle l’est restée, ne l’oublie pas ! »
Marie, telle qu’elle nous est proposée, dans son Assomption, c’est, en effet, la créature, dans son épanouissement final et originel, la créature entière, avec son corps et son âme. C’est la créature sauvegardée, comme au premier jour, dans la pureté et dans la fraîcheur de l’enfance, clef de lecture de l’Evangile et clef d’entrée du Royaume des cieux.
Je pense à la petite Vietnamienne, dont la qualité d’abandon et d’émerveillement a été une autre grâce de ces dernières semaines. Voilà la véritable image de la Vierge, une petite Marie qui joue à la balançoire, qui pose des questions inouïes d’innocence, qui s’abandonne à vous dans une confiance absolue. C’est elle, la petite Marie, qui est la mieux placée en Jésus-Christ, avec son corps et avec son âme, pour nous éclairer, nous fortifier, nous entraîner vers la source d’où jaillit la vie éternelle.
Marie, corps et âme, divinisée, christifiée, se présente donc à nous comme la toute proche, la médiatrice, la visiteuse universelle qui nous arrive par le dedans, à la faveur d’une même vie divine, christifiée, qui coule, par elle, jusqu’à nous. Aussi Pie XII, quand il a voulu, en 1950, confirmer l’Eglise universelle dans sa croyance en l’Assomption, a-t-il proposé, pour la fête du 15 août, l’Evangile de la Visitation. C’est le tournant théologique du siècle, constate le père Callerand.
Il faut aller plus loin et plus profond. Dante , dans La Divine Comédie, fait dire à saint Bernard :
Vierge mère, fille de ton fils, humble et haute plus qu’aucune autre créature, terme fixe de la volonté éternelle,
Tu es celle qui as ennobli tellement la nature humaine, que son auteur n’a pas dédaigné de devenir son propre ouvrage.
(Chant XXXIII)
La croix du Christ, en se plantant dans la terre de Palestine, a ébranlé le monde, dans le temps comme dans l’espace. C’est ainsi que l’Immaculée a reçu, par anticipation, la plénitude de la grâce rédemptrice.
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(*) Les béatitudes:
A la vue des foules, Jésus monta dans la montagne. Il s'assit, et ses disciples s'approchèrent de lui. Et, prenant la parole, il les enseignait :
'' Heureux les pauvres de cœur : le Royaume des cieux est à eux.
Heureux les doux : ils auront la terre en partage.
Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés.
Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés.
Heureux les miséricordieux : il leur sera fait miséricorde.
Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu.
Heureux ceux qui font œuvre de paix: ils seront appelés fils de Dieu.
Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le Royaume des cieux est à eux.
Heureux êtes-vous lorsque l'on vous insulte, que l'on vous persécute et que l'on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi.
Soyez dans la joie et l'allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux; c'est ainsi en effet qu'on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.