14. Le poids des maîtres (p. 37-38)
Avec mon ami Omar du Mali, j’ai fait un pèlerinage à Sébiikhotane, au milieu des ruines de ce qui fut, jadis, l’Ecole d’administration William-Ponty, la grande pépinière d’où sont sortis les meilleurs esprits de l’ancienne Afrique occidentale française. Ce n’est pas sans émotion, ni sans nostalgie qu’Omar a revu les lieux où il a été formé, évoquant à chaque pierre, à chaque rue, combien de souvenirs ! J’éprouve les mêmes sensations en pensant à les anciens maîtres, du père Van Asseldonk à Joseph Hanse et à Sever Pop, ou lorsque, très régulièrement, je me retrouve aux abords de la vieille université de Louvain.
Le poids des maîtres a été pour moi l’histoire de mes mutations successives. Je ne parviens pas à comprendre qu’on puisse vivre sans maître à penser, ayant toujours éprouvé, depuis mon enfance, le besoin de m’éclairer auprès des plus grands.
Ne nous arrêtons pas aux admirations de l’adolescent qui me faisaient confondre les héros et les saints, Napoléon et Jeanne d’Arc. J’ai gardé pour cette dernière une fascination qui ne saurait ressembler à aucune autre, tant son aventure est unique. Sa devise, « Dieu premier servi », m’a fortement impressionné. Dieu étant l’absolu , je ne pouvais envisager de vivre autrement que dans l’absolu du sacerdoce.
C’est de Gaulle, pendant la guerre, qui m’a révélé profondément mon identité française, en même temps que la vocation primordiale de la France qui est d’essence spirituelle. Avec Péguy, Bernanos, Mauriac, chrétiens engagés dans l’affaire Dreyfus, dans la guerre d’Espagne, dans la révolte algérienne, je me passionnerai sans cesse pour l’action des hommes.
Pieter van der Meer de Walcheren, Paul Claudel et Teilhard de Chardin, dans la projection du Christ, opéreront ma mutation religieuse. L’écrivain hollandais Pieter van der Meer de Walcheren, filleul de Léon Bloy, a pesé fortement sur ma décision de mettre le sacerdoce avant tout le reste, avant la poésie, je dirais aujourd’hui : au cœur de tout le reste. Sur une photo où il figure avec son grand ami, Jacques Maritain (c’était avant mon ordination), Pieter a écrit : « Mon cher Joseph, vous êtes le frère cadet de ces deux vieux. » L’héritage était lourd à porter.
Paul Claudel, lui, m’a enseigné la joie chrétienne, sur des sommets que je ne saurais atteindre et que j’ai essayé de décrire dans un livre. « La joie, dit Claudel, c’est le premier et le dernier mot de tout l’Evangile. »
Il a fallu la rencontre livresque de Teilhard de Chardin pour résoudre, à mes yeux, une question vitale. Avec van der Meer, je pensais naïvement que l’on pouvait indifféremment, pour la gloire de Dieu, balayer une rue ou construire une cité. Teilhard m’a révélé le Christ présent au sein de l’univers, énergie divine enfouie dans la matière, qui demande une évolution, un achèvement, une christification sans cesse accrue dans la voie de l’unité et de l’amour.
Nous voilà tout à fait dans la mutation historique senghorienne qui nous appelle au métissage et au dialogue des cultures. C’est Senghor qui m’a amené à vivre ici, à Gorée (pendant que j’écris, j’entends les échos des palabres et les cris des enfants !), une expérience de mutant, dans un groupe où l’Europe est toute petite, face à l’Afrique et à l’Islam.
Il est paradoxal de constater que c’est la passion du français et de la francophonie qui m’a ouvert aux autres cultures. Je ne pense pas qu’il y ait, dans ma conception de la francophonie, le moindre sentiment d’impérialisme culturel. Je suis heureux que ma langue maternelle facilite et permette ce dialogue. C’est notre petite part du « donner ». Mais, en revanche, que n’avons-nous pas à « recevoir » des autres civilisations, par le truchement de cette langue que beaucoup d’anciens colonisés se sont appropriée comme un butin de guerre et qu’ils intègrent aujourd’hui à leur patrimoine culturel !
Je me sentais, d’ailleurs, depuis longtemps préparé à cette ouverture, pour avoir recherché, chez nous-mêmes, auprès des Zaïrois et des Vietnamiens, ce supplément d’âme dont j’avais le plus besoin.
15. Senghor s’en va (p. 39-40)
La pensée de Léopold Sédar Senghor a inspiré ce Journal d’un mutant. C’est elle et la présence vivante de l’homme qui m’ont ouvert les voies dans lesquelles je me suis engagé. L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, précédée de Orphée noir par Jean-Paul Sartre, fut et reste, dans sa première édition (Presses universitaires de France, 1948), un de mes livres de chevet. Je ne compte plus les fois où j’ai rencontré le président et dialogué avec le poète, à Brangues où il comparait le rythme claudélien aux langues africaines, à Liège, plus récemment, lors de la Biennale de poésie, et au Château de Stuyvenberg où je lui présentais, en tête à tête, avec Ann Gerrard, les projets de la « Coopération par l’Education et la Culture » que nous avons fondée en 1977 pour aider culturellement les pays du Tiers monde.
Senghor est l’homme des grandes entreprises réussies. Sa conception de la négritude, découverte au Quartier latin, avec Césaire et Damas, a nourri les premières générations d’écrivains noirs de langue française. Elle consistait à illustrer les valeurs d’un continent dont on avait, de l’esclavage au colonialisme, nié, ridiculisé ou étouffé la voix.
Le poète haïtien, René Depestre, rencontré à l’université des mutants (de même que Cheikh Anta Diop, Albert Tévoédjré et Paul Ricoeur) a dit « Bonjour et Adieu à la négritude », mais en plaidant aujourd’hui pour « une mutation d’identité qui ferait de tous les humains une glorieuse aventure individuelle et collective », il ne fait que confirmer l’autre dimension de la pensée senghorienne, dans le sens du métissage et de la civilisation de l’universel. Je me plais à retrouver ici Teilhard de Chardin auquel Léopold Sédar Senghor a consacré une étude. En soulignant l’unité spirituelle du cosmos, le père Teilhard de Chardin rejoint en profondeur les vues africaines sur les relations entre le visible et l’invisible, aidant ainsi l’Afrique noire à résister aux attraits du matérialisme léniniste.
J’en oublierais presque le poète qui a insufflé un rythme nouveau à la poésie française et le pionnier de la francophonie qui s’efforce de donner aux deux cents millions de francophones une existence organique et reconnue.
Senghor s’en va ! J’étais à Dakar au moment de l’événement et j’ai connu l’efferfescence des milieux politiques. Aujourd’hui, les péripéties de l’époque sont oubliées et dépassées. Senghor est entré à l’Académie française et il achève une œuvre monumentale, tant sur le plan politique que littéraire. L’histoire dira qu’il a réussi sa sortie. Il n’aura été ni vaincu, ni démis. Il aura préparé à son successeur un avenir démocratique qui fait déjà ses preuves. Que serait devenu le Sénégal, sans la stabilité et le rayonnement mondial que lui a assurés Senghor, sans la voie africaine au socialisme qu’il a érigée en doctrine et proposée comme modèle à l’Afrique ?
16. Dans la fraternité d’Abraham (p. 41-43)
Entrons dans le « cercle cosmique », signe de l’absolu, que je ne cesse de contempler avec passion. Une ligne courbe qui se referme sur elle-même évoque quelque chose d’achevé, la plénitude du divin, la joie parfaite de la sainteté. J’y reconnais la roue de la vie, dessinée par Bouddha, et le disque solaire des Egyptiens. J’y vois l’image des religions naturelles et primitives, le cercle ayant pour centre le point de départ et d’aboutissement de tout ce qui se meut dans le cosmos, l’alpha et l’oméga du vaste mouvement de l’univers vers son unité intérieure.
Dans ce « cercle cosmique », inscrivons avec Pierre Houart, les emblèmes des trois grandes religions monothéistes, issues de la révélation d’Abraham. Le chandelier d’or à sept branches (six jours et le sabbat), dont il est question dans l’Exode et que Moïse fit placer dans le tabernacle, symbolise l’ancienne alliance avec le peuple juif. La croix grecque aux branches égales qui se greffe sur le pied du chandelier rassemble les confessions chrétiennes (catholique, orthodoxe, protestante). Le croissant enfin qui se présente comme un cercle naissant semble vouloir inclure les révélations précédentes, comme le veut l’islam de Mahomet.
Je ne dis pas que toutes les religions se valent, mais je prétends qu’elles se complètent et que nous avons besoin de toutes pour avoir une idée plus juste de la divinité et du chemin qui peut nous y conduire. Le Christ s’est dérangé pour épouser notre condition d’homme et nous ramener vers son Père, mais dans mon intimité avec la Sainte-Trinité, n’ai-je pas besoin des Juifs et des Musulmans pour me rappeler la grandeur et l’unicité absolues du Dieu vivant, et des bouddhistes pour faire le vide et me fondre dans la communion avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit ?
Pris dans le faisceau des convergences oeucuméniques que j’ai rencontées dans ma vie, je voudrais arrêter le temps pour perpétuer quelques instants de grâce privilégiés.
Dans ma classe de rhétorique, alors que la guerre n’est pas finie et que les nazis persécutent les Juifs, j’ai, parmi mes professeurs, un passionné d’Israël, le père Van Asseldonk. Je saurai plus tard qu’il avait fondé à Rome, en 1926, « Les Amis d’Israël » et qu’il avait reçu d’Aniouta Fumet des lettres à faire frémir les théologiens : « Lorsqu’un chrétien communie, il devient de la race d’Israël, puisqu’il reçoit le sang très pur d’Israël dans ses veines… »
A Louvain, dans la vieille université, je me souviens d’un souper amical, dans un petit groupe du mouvement « Esprit » , ouvert à tout dialogue. L’abbé Pierre avait béni le repas. J’ai eu la sensation, ce soir-là, de rencontrer un saint, avant qu’il ne devienne une statue.
Le Concile finissait à peine. Au large d’Alexandrie, sur un bateau turc où flottent l’étoile et le croissant, je récite le Pater avec des frères catholiques, protestants et orthodoxes et je leur fais la lecture de La Messe sur le Monde du père Teilhard de Chardin dont la vocation fut marquée par un séjour à Alexandrie :
« Le soleil vient d’illuminer, là-bas, la frange extrême du premier Orient. Une fois de plus, sous la nappe mouvante de ses feux, la surface vivante de la Terre s’éveille, frémit, et recommence son effrayant labeur. Je placerai sur ma patène, ô mon Dieu, la moisson attendue de ce nouvel effort. Je verserai dans mon calice la sève de tous les fruits qui seront aujourd’hui broyés. Mon calice et ma patène, ce sont les profondeurs d’une âme largement ouverte à toutes les forces qui, dans un instant, vont s’élever de tous les points du Globe et converger vers l’Esprit. Qu’ils viennent donc à moi, le souvenir et la mystique présence de ceux que la lumière éveille pour une nouvelle journée. »
A l’île de Gorée, à quelque distance de la petite mosquée, je partage la prière des fidèles du vendredi. C’est à l’université des mutants que je rédige un petit mémoire qui sera beaucoup apprécié : A Gorée, j’ai rencontré l’islam.
Me voici en Belgique, à Chevetogne, sur la tombe de Dom Lambert Beaudouin (+ 1960), le pionnier des contacts avec l’orthodoxie. Maman m’a souvent rappelé que le cardinal Mercier qui fut, avec l’abbé Portal, à l’origine du rapprochement avec les anglicans, avait béni notre maison de Jauche en rendant visite à Mademoiselle Catherine.
A Taizé, dans l’église de la Réconciliation, première rencontre avec frère Roger, à l’issue de l’eucharistie. « Voyant tant de jeunes se tenir à l’église de Taizé, je me redis inlassablement : que cherchons-nous ensemble ? Non pas une projection de nos propres désirs, non pas l’accoutumance, mais vivre une création avec le Christ, cette descente aux sources : la prière. »
Le vénérable Trich Minh-Tam m’invite à un office pour les morts, à la pagode Khan-Anh, à Bagneux, près de Paris. Dans la fumée de l’encens, je pense à la moniale bouddhiste, sœur Anne Tri-Tanh dont j’évoquerai, un jour, la mémoire, au monastère des Clarisses de Hannut. Repas fraternel et conversation avec un moine bouddhiste français .
Réunir un rabbin, un ambassadeur musulman, un pasteur protestant et un père jésuite, pour parler et prier ensemble, voilà ce qui a pu se réaliser au collège de Hannut (où j’enseigne), peut-être pour la première fois en Belgique, grâce aux « Amitiés belgo-sénégalaises ». témoignage bouleversant de l’ambassadeur du Sénégal, Seydima Oumar Sy, qui a nourri le colloque de sa foi profonde dans le Dieu unique, foi qui inclut le respect et l’amour de l’autre. « Je ne suis qu’un pécheur qui se relève dans la prière et je sais que, devant Dieu, je devrai répondre seul de tous mes actes. »
J. BOLY, Le journal d’un mutant de l’île de Gorée, Bruxelles, CEC, 1987
Avec mon ami Omar du Mali, j’ai fait un pèlerinage à Sébiikhotane, au milieu des ruines de ce qui fut, jadis, l’Ecole d’administration William-Ponty, la grande pépinière d’où sont sortis les meilleurs esprits de l’ancienne Afrique occidentale française. Ce n’est pas sans émotion, ni sans nostalgie qu’Omar a revu les lieux où il a été formé, évoquant à chaque pierre, à chaque rue, combien de souvenirs ! J’éprouve les mêmes sensations en pensant à les anciens maîtres, du père Van Asseldonk à Joseph Hanse et à Sever Pop, ou lorsque, très régulièrement, je me retrouve aux abords de la vieille université de Louvain.
Le poids des maîtres a été pour moi l’histoire de mes mutations successives. Je ne parviens pas à comprendre qu’on puisse vivre sans maître à penser, ayant toujours éprouvé, depuis mon enfance, le besoin de m’éclairer auprès des plus grands.
Ne nous arrêtons pas aux admirations de l’adolescent qui me faisaient confondre les héros et les saints, Napoléon et Jeanne d’Arc. J’ai gardé pour cette dernière une fascination qui ne saurait ressembler à aucune autre, tant son aventure est unique. Sa devise, « Dieu premier servi », m’a fortement impressionné. Dieu étant l’absolu , je ne pouvais envisager de vivre autrement que dans l’absolu du sacerdoce.
C’est de Gaulle, pendant la guerre, qui m’a révélé profondément mon identité française, en même temps que la vocation primordiale de la France qui est d’essence spirituelle. Avec Péguy, Bernanos, Mauriac, chrétiens engagés dans l’affaire Dreyfus, dans la guerre d’Espagne, dans la révolte algérienne, je me passionnerai sans cesse pour l’action des hommes.
Pieter van der Meer de Walcheren, Paul Claudel et Teilhard de Chardin, dans la projection du Christ, opéreront ma mutation religieuse. L’écrivain hollandais Pieter van der Meer de Walcheren, filleul de Léon Bloy, a pesé fortement sur ma décision de mettre le sacerdoce avant tout le reste, avant la poésie, je dirais aujourd’hui : au cœur de tout le reste. Sur une photo où il figure avec son grand ami, Jacques Maritain (c’était avant mon ordination), Pieter a écrit : « Mon cher Joseph, vous êtes le frère cadet de ces deux vieux. » L’héritage était lourd à porter.
Paul Claudel, lui, m’a enseigné la joie chrétienne, sur des sommets que je ne saurais atteindre et que j’ai essayé de décrire dans un livre. « La joie, dit Claudel, c’est le premier et le dernier mot de tout l’Evangile. »
Il a fallu la rencontre livresque de Teilhard de Chardin pour résoudre, à mes yeux, une question vitale. Avec van der Meer, je pensais naïvement que l’on pouvait indifféremment, pour la gloire de Dieu, balayer une rue ou construire une cité. Teilhard m’a révélé le Christ présent au sein de l’univers, énergie divine enfouie dans la matière, qui demande une évolution, un achèvement, une christification sans cesse accrue dans la voie de l’unité et de l’amour.
Nous voilà tout à fait dans la mutation historique senghorienne qui nous appelle au métissage et au dialogue des cultures. C’est Senghor qui m’a amené à vivre ici, à Gorée (pendant que j’écris, j’entends les échos des palabres et les cris des enfants !), une expérience de mutant, dans un groupe où l’Europe est toute petite, face à l’Afrique et à l’Islam.
Il est paradoxal de constater que c’est la passion du français et de la francophonie qui m’a ouvert aux autres cultures. Je ne pense pas qu’il y ait, dans ma conception de la francophonie, le moindre sentiment d’impérialisme culturel. Je suis heureux que ma langue maternelle facilite et permette ce dialogue. C’est notre petite part du « donner ». Mais, en revanche, que n’avons-nous pas à « recevoir » des autres civilisations, par le truchement de cette langue que beaucoup d’anciens colonisés se sont appropriée comme un butin de guerre et qu’ils intègrent aujourd’hui à leur patrimoine culturel !
Je me sentais, d’ailleurs, depuis longtemps préparé à cette ouverture, pour avoir recherché, chez nous-mêmes, auprès des Zaïrois et des Vietnamiens, ce supplément d’âme dont j’avais le plus besoin.
15. Senghor s’en va (p. 39-40)
La pensée de Léopold Sédar Senghor a inspiré ce Journal d’un mutant. C’est elle et la présence vivante de l’homme qui m’ont ouvert les voies dans lesquelles je me suis engagé. L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, précédée de Orphée noir par Jean-Paul Sartre, fut et reste, dans sa première édition (Presses universitaires de France, 1948), un de mes livres de chevet. Je ne compte plus les fois où j’ai rencontré le président et dialogué avec le poète, à Brangues où il comparait le rythme claudélien aux langues africaines, à Liège, plus récemment, lors de la Biennale de poésie, et au Château de Stuyvenberg où je lui présentais, en tête à tête, avec Ann Gerrard, les projets de la « Coopération par l’Education et la Culture » que nous avons fondée en 1977 pour aider culturellement les pays du Tiers monde.
Senghor est l’homme des grandes entreprises réussies. Sa conception de la négritude, découverte au Quartier latin, avec Césaire et Damas, a nourri les premières générations d’écrivains noirs de langue française. Elle consistait à illustrer les valeurs d’un continent dont on avait, de l’esclavage au colonialisme, nié, ridiculisé ou étouffé la voix.
Le poète haïtien, René Depestre, rencontré à l’université des mutants (de même que Cheikh Anta Diop, Albert Tévoédjré et Paul Ricoeur) a dit « Bonjour et Adieu à la négritude », mais en plaidant aujourd’hui pour « une mutation d’identité qui ferait de tous les humains une glorieuse aventure individuelle et collective », il ne fait que confirmer l’autre dimension de la pensée senghorienne, dans le sens du métissage et de la civilisation de l’universel. Je me plais à retrouver ici Teilhard de Chardin auquel Léopold Sédar Senghor a consacré une étude. En soulignant l’unité spirituelle du cosmos, le père Teilhard de Chardin rejoint en profondeur les vues africaines sur les relations entre le visible et l’invisible, aidant ainsi l’Afrique noire à résister aux attraits du matérialisme léniniste.
J’en oublierais presque le poète qui a insufflé un rythme nouveau à la poésie française et le pionnier de la francophonie qui s’efforce de donner aux deux cents millions de francophones une existence organique et reconnue.
Senghor s’en va ! J’étais à Dakar au moment de l’événement et j’ai connu l’efferfescence des milieux politiques. Aujourd’hui, les péripéties de l’époque sont oubliées et dépassées. Senghor est entré à l’Académie française et il achève une œuvre monumentale, tant sur le plan politique que littéraire. L’histoire dira qu’il a réussi sa sortie. Il n’aura été ni vaincu, ni démis. Il aura préparé à son successeur un avenir démocratique qui fait déjà ses preuves. Que serait devenu le Sénégal, sans la stabilité et le rayonnement mondial que lui a assurés Senghor, sans la voie africaine au socialisme qu’il a érigée en doctrine et proposée comme modèle à l’Afrique ?
16. Dans la fraternité d’Abraham (p. 41-43)
Entrons dans le « cercle cosmique », signe de l’absolu, que je ne cesse de contempler avec passion. Une ligne courbe qui se referme sur elle-même évoque quelque chose d’achevé, la plénitude du divin, la joie parfaite de la sainteté. J’y reconnais la roue de la vie, dessinée par Bouddha, et le disque solaire des Egyptiens. J’y vois l’image des religions naturelles et primitives, le cercle ayant pour centre le point de départ et d’aboutissement de tout ce qui se meut dans le cosmos, l’alpha et l’oméga du vaste mouvement de l’univers vers son unité intérieure.
Dans ce « cercle cosmique », inscrivons avec Pierre Houart, les emblèmes des trois grandes religions monothéistes, issues de la révélation d’Abraham. Le chandelier d’or à sept branches (six jours et le sabbat), dont il est question dans l’Exode et que Moïse fit placer dans le tabernacle, symbolise l’ancienne alliance avec le peuple juif. La croix grecque aux branches égales qui se greffe sur le pied du chandelier rassemble les confessions chrétiennes (catholique, orthodoxe, protestante). Le croissant enfin qui se présente comme un cercle naissant semble vouloir inclure les révélations précédentes, comme le veut l’islam de Mahomet.
Je ne dis pas que toutes les religions se valent, mais je prétends qu’elles se complètent et que nous avons besoin de toutes pour avoir une idée plus juste de la divinité et du chemin qui peut nous y conduire. Le Christ s’est dérangé pour épouser notre condition d’homme et nous ramener vers son Père, mais dans mon intimité avec la Sainte-Trinité, n’ai-je pas besoin des Juifs et des Musulmans pour me rappeler la grandeur et l’unicité absolues du Dieu vivant, et des bouddhistes pour faire le vide et me fondre dans la communion avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit ?
Pris dans le faisceau des convergences oeucuméniques que j’ai rencontées dans ma vie, je voudrais arrêter le temps pour perpétuer quelques instants de grâce privilégiés.
Dans ma classe de rhétorique, alors que la guerre n’est pas finie et que les nazis persécutent les Juifs, j’ai, parmi mes professeurs, un passionné d’Israël, le père Van Asseldonk. Je saurai plus tard qu’il avait fondé à Rome, en 1926, « Les Amis d’Israël » et qu’il avait reçu d’Aniouta Fumet des lettres à faire frémir les théologiens : « Lorsqu’un chrétien communie, il devient de la race d’Israël, puisqu’il reçoit le sang très pur d’Israël dans ses veines… »
A Louvain, dans la vieille université, je me souviens d’un souper amical, dans un petit groupe du mouvement « Esprit » , ouvert à tout dialogue. L’abbé Pierre avait béni le repas. J’ai eu la sensation, ce soir-là, de rencontrer un saint, avant qu’il ne devienne une statue.
Le Concile finissait à peine. Au large d’Alexandrie, sur un bateau turc où flottent l’étoile et le croissant, je récite le Pater avec des frères catholiques, protestants et orthodoxes et je leur fais la lecture de La Messe sur le Monde du père Teilhard de Chardin dont la vocation fut marquée par un séjour à Alexandrie :
« Le soleil vient d’illuminer, là-bas, la frange extrême du premier Orient. Une fois de plus, sous la nappe mouvante de ses feux, la surface vivante de la Terre s’éveille, frémit, et recommence son effrayant labeur. Je placerai sur ma patène, ô mon Dieu, la moisson attendue de ce nouvel effort. Je verserai dans mon calice la sève de tous les fruits qui seront aujourd’hui broyés. Mon calice et ma patène, ce sont les profondeurs d’une âme largement ouverte à toutes les forces qui, dans un instant, vont s’élever de tous les points du Globe et converger vers l’Esprit. Qu’ils viennent donc à moi, le souvenir et la mystique présence de ceux que la lumière éveille pour une nouvelle journée. »
A l’île de Gorée, à quelque distance de la petite mosquée, je partage la prière des fidèles du vendredi. C’est à l’université des mutants que je rédige un petit mémoire qui sera beaucoup apprécié : A Gorée, j’ai rencontré l’islam.
Me voici en Belgique, à Chevetogne, sur la tombe de Dom Lambert Beaudouin (+ 1960), le pionnier des contacts avec l’orthodoxie. Maman m’a souvent rappelé que le cardinal Mercier qui fut, avec l’abbé Portal, à l’origine du rapprochement avec les anglicans, avait béni notre maison de Jauche en rendant visite à Mademoiselle Catherine.
A Taizé, dans l’église de la Réconciliation, première rencontre avec frère Roger, à l’issue de l’eucharistie. « Voyant tant de jeunes se tenir à l’église de Taizé, je me redis inlassablement : que cherchons-nous ensemble ? Non pas une projection de nos propres désirs, non pas l’accoutumance, mais vivre une création avec le Christ, cette descente aux sources : la prière. »
Le vénérable Trich Minh-Tam m’invite à un office pour les morts, à la pagode Khan-Anh, à Bagneux, près de Paris. Dans la fumée de l’encens, je pense à la moniale bouddhiste, sœur Anne Tri-Tanh dont j’évoquerai, un jour, la mémoire, au monastère des Clarisses de Hannut. Repas fraternel et conversation avec un moine bouddhiste français .
Réunir un rabbin, un ambassadeur musulman, un pasteur protestant et un père jésuite, pour parler et prier ensemble, voilà ce qui a pu se réaliser au collège de Hannut (où j’enseigne), peut-être pour la première fois en Belgique, grâce aux « Amitiés belgo-sénégalaises ». témoignage bouleversant de l’ambassadeur du Sénégal, Seydima Oumar Sy, qui a nourri le colloque de sa foi profonde dans le Dieu unique, foi qui inclut le respect et l’amour de l’autre. « Je ne suis qu’un pécheur qui se relève dans la prière et je sais que, devant Dieu, je devrai répondre seul de tous mes actes. »
J. BOLY, Le journal d’un mutant de l’île de Gorée, Bruxelles, CEC, 1987