29. Le petit menhir de Jauche (p.79-81)
« J’ai eu, dès mon premier âge, la hantise de la pierre » écrit Marcel Lobet dans La Pierre et le Pain. Moi aussi. De tous les objets qui ont charmé mon enfance et mon adolescence, les billes, les soldats de plomb, les petits bateaux des longues soirées de combat naval pendant la guerre, je n’ai conservé que les pierres : le quartz rose, le bois pétrifié, l’agate naturelle…rapportés, en 1938, du Pic du Jer. Il m’arrive régulièrement de ramasser des pierres : obsidienne des Pyrénées qui me fait penser à Malraux ; coquillages de Fadiouth où vécut le poète Senghor ; pierre de Jersey, chère à Teilhard de Chardin ; roches du Geyn , à Villeneuve . En présence du mégalithe de Dakar , sur la route de la grande corniche, comme au milieu des alignements de Carnac , en Bretagne, je ne cesse de m’interroger :
Veux-tu ébranler ma raison,
Sur l’autel de la nuit druidique ?
Veux-tu m’ouvrir à l’oraison,
Me tendre comme une supplique ?
Au cours d’un voyage en Bourgogne, je me souviens d’avoir composé un vaste « poème à la pierre », écrit au jour le jour, au volant de ma voiture. « C’est un hourra de pierre ! » s’écriait Claudel en voyant l’ange de Vézelay :
Hourra pour la pierre et le bois,
Le duo qui nous ensemence !
Hourra pour la coupe et la croix,
Sources de notre délivrance !
Pourquoi la pierre ? Pourquoi cette fascination ? Pourquoi cette magie ? La pierre, c’est une tombe, une croix, une église. Mais c’est aussi une forme roulée, couchée, dressée. C’est une réalité et un symbole. Une réalité dure, solide, permanente et le symbole de l’absolu de l’être qui résiste au temps et perdure dans l’éternité.
D’autre part, depuis que Teilhard de Chardin a démontré l’unité profonde de la création, je me sens, avec la pierre, un air de parenté. La pierre noire dont la propriété est de coller à la peau pour sucer le venin en cas de piqûre, m’apparaît comme un être vivant. Je pourrais dire, à la limite, que je descends de la pierre comme je descends du singe. La pierre dressée des campagnes bretonnes, aussi bien que la pierre couchée de nos cimetières, me parlent de fécondité. Fécondité de l’homme debout et fécondité de la semence qui subit, dans la terre, sa divine mutation.
La pierre peut être un instrument du mal. « Quel est d’entre vous le père auquel son fils demande du pain et qui lui remettra une pierre ? » dit Jésus (Luc, XI, 11). Mais c’est le même Jésus qui confie à Simon : « Tu t’appelleras Cephas – ce qui veut dire Pierre. » (Jean, I, 42) Nous sommes donc des pierres vivantes, nécessaires pour soutenir et élever l’édifice. « Une pierre, déclare Violaine, dans L’Annonce faite à Marie , si j’en suis une, que ce soit cette pierre active qui moud le grain accouplé à la meule jumelle. »
Cette longue méditation sur la pierre pour arriver au petit menhir de Jauche dont Willy et Marcel Brou publient une très belle photo dans leur ouvrage Nos pierres et leurs légendes (1) . Je dois avoir beaucoup joué, jadis, sans m’en rendre compte, dans les parages de cette pierre qui se dressait alors dans un coin du parc de Hemptinne . Il est vrai que le « petit bois », comme nous appelions ce merveilleux endroit du village où mes parents avaient leur jardin, était vigoureusement protégé par une haie épaisse.
Il s’agit d’un petit menhir d’un mètre de haut dont la forme arrondie et en partie taillée, ressemble curieusement à un ours ou à un sanglier. Peut-être provient-il d’un lieu-dit « la clouteuse pierre » de l’autre côté du village, dans la région du sanatorium, ainsi appelé parce que cette pierre fait penser à l’enclume d’un cloutier. Les quelques traits gravés en forme de cercle ou de spirale trahissent, paraît-il, une origine celtique ou préceltique. Je suis donc relié, par cette pierre, à mes ancêtres gaulois. « Pierre de savoir » ou « pierre du destin », comme on disait, Dieu sait de quel mystère ces pierres sacrées ont jadis été entourées ! Ne témoignent-elles pas de la volonté qu’avaient nos pères, il y a quatre mille ans, de savoir et de durer, au-delà de la mort.
« Un jour, rapporte Teilhard de Chardin – je n’avais pas dix ans -, j’ai buté contre un caillou. Je l’ai ramassé, et je l’ai aimé. » « Ce qui a inspiré à Pierre Emmanuel le commentaire que voici : « Aimer un caillou : se sentir lié à la chose par la question même que pose le fait qu’elle est. Rien n’est insignifiant, tout révèle le Tout, tout aspire au Tout. L’amour, dit admirablement le visionnaire en qui s’unissent le savant et le poète, est la face intérieure, sentie, de l’affinité qui relie et attire entre eux les éléments du monde. » (2)
30. Le Silence de la mer (p.83-87)
Je viens de relire, pour la quantième fois, cette œuvre de Vercors , découverte un peu après la guerre. Merveille de retenue et d’expression ! Œuvre de prophétie , parce qu’elle fait entrevoir la réconciliation possible de la France et de l’Allemagne, le mariage de la littérature et de la musique, l’avènement de l’Europe. Un jour, de Gaulle et Adenauer devaient s’agenouiller ensemble dans la cathédrale de Reims. Œuvre de résistance, parce qu’en octobre 1941, au moment où Vercors opère ce miracle de l’écriture clandestine, la France ne peut opposer que le silence à la présence allemande. Le jeune officier allemand, amoureux de la France, se heurte au silence de la mer, le silence de la France occupée, le silence de la maison qui l’héberge, en la personne du narrateur et de sa nièce. Mais voilà qu’au retour d’une permission à Paris où il a rencontré ses amis politiciens, il doit abandonner ses dernières illusions : « La politique n’est pas un rêve de poète. Pourquoi supposez-vous que nous avons fait la guerre ? Pour leur vieux Maréchal ?... Nous ne sommes pas des fous ni des naïfs : nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas seulement sa puissance : son âme aussi. Son âme surtout. Son âme est le plus grand danger. C’est notre travail en ce moment : ne vous y trompez pas, mon cher ! Nous la pourrirons par nos sourires et nos ménagements. Nous en ferons une chienne rampante. » Dès lors, il ne restait plus au jeune officier idéaliste qu’une seule issue : celle de faire valoir ses droits et de rejoindre une division en campagne…pour disparaître dans l’enfer.
Le Silence de la mer me ramène à mon propre silence. Je suis un enfant de la guerre. Mon père qui a combattu, en 1914, pour la défense de Liège, au fort de Flémalle , a passé quatre ans dans les camps allemands, puis il a participé en France aux opérations de déminage. Je suis né moins de sept ans après son retour (1926). Avant de s’installer à son compte dans le commerce des cycles, héritage maternel, il avait encore travaillé un an aux laminoirs de Thy-le-Château, à Marcinelle . C’est dire que j’ai grandi dans le culte de la patrie et dans l’amour du travail manuel auxquels venait s’ajouter une pratique religieuse intransigeante qui provenait surtout du milieu maternel. Comment ai-je pu me tourner si tôt et si spontanément vers les plaisirs intellectuels ? Je ne me l’explique que par ma passion pour la France, liée depuis toujours (dès avant 1940 ?) à ma passion pour l’écriture. J’ai entrepris, vers 1942-43, un livre sur l’aviation, dédié « à la France, à la gloire de celle qui nous a donné des ailes » et j’ai écrit, à l’époque, des pages et des pages sur Napoléon.
Le « silence de la mer », j’y suis entré au cours de ces quatre journées mémorables du vendredi 10 au lundi 13 mai 1940. J’ai connu l’euphorie de la présence des soldats français, puis, brusquement, l’incroyable arrivée des Allemands, le départ précipité des hommes qui ne voulaient pas être emmenés par l’ennemi, la peur des femmes et des enfants réfugiés dans une cave du Trijalmé où se trouvait la ferme de ma tante, à la sortie du village, tandis que grondait au-dehors la bataille de Jauche . Je n’oublierai jamais le dernier char français manoeuvrant sa coupole. On a cru un moment que c’était déjà un tank allemand voulant faire sauter la ferme. J’entends encore le bourdonnement des prières qu’accompagnait tragiquement l’éclatement des obus et je me souviens de m’être écrié, dans la détresse larmoyante de cette cave : « Maman, on ne reverra plus papa ! » On devait le revoir, un jour d’août 1940, après plusieurs mois de nouvelles contradictoires, rassurantes, puis alarmantes, à la minute même où nous étions à l’église, pour participer, comme tant d’autres, à l’époque, à la prière du salut.
La bataille de la Petite-Gette fut la première grande bataille de chars de la Seconde Guerre mondiale. L’attaque des armées allemandes, avec l’aide de l’aviation et des « panzerdivisionen », avait été foudroyante sur un front qui allait de la Hollande au Luxembourg en passant par la Belgique. Les Belges auraient dû tenir au moins cinq jours pour que les armées alliées puissent prendre position sur la ligne Breda-Dyle-Namur-Sedan. Mais en un rien de temps , le fort d’Eben Emael était réduit et le canal Albert franchi. Au centre du dispositif allié, sur le tronçon Wavre-Namur, vers Gembloux, devait se placer la 1ère armée du général Blanchard . C’est à cette fin que fut envoyé dans notre région de Jauche-Hannut, avec la mission de retarder l’avance allemande, le corps de cavalerie du général Prioux . Celui-ci était composé de la 2e et de la 3e division légère mécanique, pourvues de nombreux chars Hotchkiss et Somua, d’automitrailleuses Panhard et de groupes de canons, ainsi que de plusieurs bataillons de dragons portés, destinés à occuper le terrain après l’attaque des chars.
Jauche se trouvait dans le secteur sud de la 3e D.L.M. du général Langlois , comprenant, d’Ardevoor (Neerheylissem) à Dieu-la-Garde (Crehen), les points d’appuis de Wansin, Thisnes, Jandrain-Jandrenouille et Merdop, confiés au 1er bataillon du 11e régiment des dragons prtés et aux chars des 1er et 2ée cuirassiers, sous les ordres du général Lafont.
Le premier choc de la guerre, chars contre chars, fut terrible et, en certains endroits, la lutte se poursuivit à l’arme blanche. C’est au cours des premiers combats, à Crehen, le dimanche 12, jour de la Pentecôte, au matin, que fut tué le capitaine Bernard Sainte-Marie-Perrin, neveu de l’épouse de Paul Claudel. La veille de sa mort, il avait confié à un fermier du village qu’il était le neveu d’un grand poète. Etrange rencontre du destin : il m’arrivera plus tard d’évoquer sa mémoire dans la famille Claudel et de parler un jour, à Brangues, avec René Sainte-Marie-Perrin, de la mort héroïque de son oncle Bernard, à queques centaines de mètres de ma résidence actuelle.
A Jauche, avec le 1er cuirassier, et dans la plaine de Jandain où sera élevé le monument à la gloire du corps de cavalerie, la bataille doit avoir fait rage dans l’après-midi du lundi 13 mai. Je me souviens d’être revenu, le lundi matin, avec maman, au centre du village pour voir si notre maison y était encore. Quel spectacle de désolation ! Un obus avait percé le toit de la maison d’en face, blessant à mort, dans leur lit, nos voisins qui avaient refusé d’évacuer. Un soldat français, le dernier que j’aie vu, nous arrêta sur le seuil de la maison, pour nous empêcher de voir les malheureuses victimes. Quelques heures plus tard, dans la soirée, les Allemands entraient dans Jauche. On a conservé le souvenir de plusieurs militaires français et marocains, touchés mortellement à Jauche ou décédés au sanatorium des suites de leurs blessures. Je pense, en particulier, au sous-lieutenant Marie de Chambray auquel un mémorial a été consacré dans le quartier de la Tombale. Parmi les officiers qui eurent un moment leur poste de commandement à la villa des Corrées, chaussée de Jodoigne, je vois le nom du colonel de Boissieu. Ce doit être Ghislain de Boissieu, le frère aîné du général de Boissieu, gendre du général de Gaulle .
Les rescapés du corps de cavalerie se replièrent, mission accomplie, et se regroupèrent, dans la suite, pour couvrir l’embarquement d’une partie de la 1ère armée, à Dunkerque et combattre jusqu’à l’armistice. Ils ne purent faire davantage car, au cœur des Ardennes, vers Sedan, les Allemands avaient franchi la Meuse, coupant en deux les armées françaises et fonçant vers la Manche. La « drôle de guerre » avait pris fin, mais pas un instant, en voyant défiler dans les rues de Jauche ces hordes barbares, je n’ai douté qu’elles ne repartissent, un jour, moins glorieuses qu’elles n’y étaient entrées.
J’ai retenu le nom du seul Allemand que j’aie connu pendant l’occupation. C’était dans les premiers jours. Un régiment de cyclistes s’était arrêté aux abords de chez nous et avait commencé le pillage du magasin. L’un d’eux nous avait même menacé de son révolver pour s’emparer de mon propre vélo, un superbe Heyliet qui arborait le drapeau français et l’effigie de Disseaux, le vaillant petit coureur wallon . Je revis mon voleur, le lendemain, juché sur ma bicyclette, pour conduire un groupe de prisonniers français. Mais venons-en à notre soldat allemand. Je le vois encore au comptoir du magasin. C’était une estafette. Il est revenu à trois ou quatre reprises, le visage triste et visiblement consterné. Il a fini par me montrer sa carte d’identité où figurait la mention « catholique » et il tirait en même temps des galons de sa poche, en faisant le geste de les détacher de sa manche.Ce langage était clair pour ma petite tête de quatorze ans. Cet homme protestait contre une guerre injuste. Il avait marché malgré lui. Il avait été dégradé. Son nom « Mathès Ervim », je ne l’avais jamais écrit jusqu’ici, mais quarante-trois ans plus tard, il est resté étonnamment gravé dans ma mémoire.
Plus jamais, je n’aurai le moindre rapport avec les occupants qu’on fuyait comme la peste. Une fois, ils frappèrent sur nos volets, c’était pour faire éteindre une lumière. Une autre fois, peut-être deux, j’ai été arrêté et fouillé sur la route de l’école. Heureusement que je n’avais pas sur moi la photo du général de Gaulle ou ma collection de journaux clandestins que j’ai colportée pendant la guerre. Un jour de 1943, ils investirent en force tout le bloc du Collège qu’ils considéraient sans doute comme un bastion de la résistance et nous tinrent enfermés la matinée dans la chapelle. Il est vrai que pas mal de filières passaient par un père et un instituteur pour rapatrier les aviateurs alliés et entretenir des réseaux de résistance.
Notre grande passion, c’était la radio de Londres. Quelles heures exaltantes nous avons passées avec Maurice Schumann , Jean Marin et Pierre Bourdan , « Les Français parlent aux Français ! ». Nous étions à Bir-Hakeim , avec Koenig . Nous avons suivi Leclerc , dans son épopée, d’un bout à l’autre. Nous avons transpiré des fièvres du débarquement.
Je n’ai pas connu, à Jauche, les journées tragiques et glorieuses de la libération. J’étais en pays flamand, et ce n’était pas la même chose.
J. BOLY, Le journal d’un mutant de l’île de Gorée, Bruxelles, CEC, 1987
(1) Nos pierres et leurs légendes, répertoire non exhaustif des mégalithes existants ou disparus et des toponymes mégalithiques à étudier en Gaule Belgique Willy Ch. et Marcel L. Brou.(NDLR)
(2) Cf. aussi, " Le bonheur selon Garaudy". L’idéal de Garaudy est « d’être un avec le Tout ».(NDLR)
LIRE LA SUITE ICI
« J’ai eu, dès mon premier âge, la hantise de la pierre » écrit Marcel Lobet dans La Pierre et le Pain. Moi aussi. De tous les objets qui ont charmé mon enfance et mon adolescence, les billes, les soldats de plomb, les petits bateaux des longues soirées de combat naval pendant la guerre, je n’ai conservé que les pierres : le quartz rose, le bois pétrifié, l’agate naturelle…rapportés, en 1938, du Pic du Jer. Il m’arrive régulièrement de ramasser des pierres : obsidienne des Pyrénées qui me fait penser à Malraux ; coquillages de Fadiouth où vécut le poète Senghor ; pierre de Jersey, chère à Teilhard de Chardin ; roches du Geyn , à Villeneuve . En présence du mégalithe de Dakar , sur la route de la grande corniche, comme au milieu des alignements de Carnac , en Bretagne, je ne cesse de m’interroger :
Veux-tu ébranler ma raison,
Sur l’autel de la nuit druidique ?
Veux-tu m’ouvrir à l’oraison,
Me tendre comme une supplique ?
Au cours d’un voyage en Bourgogne, je me souviens d’avoir composé un vaste « poème à la pierre », écrit au jour le jour, au volant de ma voiture. « C’est un hourra de pierre ! » s’écriait Claudel en voyant l’ange de Vézelay :
Hourra pour la pierre et le bois,
Le duo qui nous ensemence !
Hourra pour la coupe et la croix,
Sources de notre délivrance !
Pourquoi la pierre ? Pourquoi cette fascination ? Pourquoi cette magie ? La pierre, c’est une tombe, une croix, une église. Mais c’est aussi une forme roulée, couchée, dressée. C’est une réalité et un symbole. Une réalité dure, solide, permanente et le symbole de l’absolu de l’être qui résiste au temps et perdure dans l’éternité.
D’autre part, depuis que Teilhard de Chardin a démontré l’unité profonde de la création, je me sens, avec la pierre, un air de parenté. La pierre noire dont la propriété est de coller à la peau pour sucer le venin en cas de piqûre, m’apparaît comme un être vivant. Je pourrais dire, à la limite, que je descends de la pierre comme je descends du singe. La pierre dressée des campagnes bretonnes, aussi bien que la pierre couchée de nos cimetières, me parlent de fécondité. Fécondité de l’homme debout et fécondité de la semence qui subit, dans la terre, sa divine mutation.
La pierre peut être un instrument du mal. « Quel est d’entre vous le père auquel son fils demande du pain et qui lui remettra une pierre ? » dit Jésus (Luc, XI, 11). Mais c’est le même Jésus qui confie à Simon : « Tu t’appelleras Cephas – ce qui veut dire Pierre. » (Jean, I, 42) Nous sommes donc des pierres vivantes, nécessaires pour soutenir et élever l’édifice. « Une pierre, déclare Violaine, dans L’Annonce faite à Marie , si j’en suis une, que ce soit cette pierre active qui moud le grain accouplé à la meule jumelle. »
Cette longue méditation sur la pierre pour arriver au petit menhir de Jauche dont Willy et Marcel Brou publient une très belle photo dans leur ouvrage Nos pierres et leurs légendes (1) . Je dois avoir beaucoup joué, jadis, sans m’en rendre compte, dans les parages de cette pierre qui se dressait alors dans un coin du parc de Hemptinne . Il est vrai que le « petit bois », comme nous appelions ce merveilleux endroit du village où mes parents avaient leur jardin, était vigoureusement protégé par une haie épaisse.
Il s’agit d’un petit menhir d’un mètre de haut dont la forme arrondie et en partie taillée, ressemble curieusement à un ours ou à un sanglier. Peut-être provient-il d’un lieu-dit « la clouteuse pierre » de l’autre côté du village, dans la région du sanatorium, ainsi appelé parce que cette pierre fait penser à l’enclume d’un cloutier. Les quelques traits gravés en forme de cercle ou de spirale trahissent, paraît-il, une origine celtique ou préceltique. Je suis donc relié, par cette pierre, à mes ancêtres gaulois. « Pierre de savoir » ou « pierre du destin », comme on disait, Dieu sait de quel mystère ces pierres sacrées ont jadis été entourées ! Ne témoignent-elles pas de la volonté qu’avaient nos pères, il y a quatre mille ans, de savoir et de durer, au-delà de la mort.
« Un jour, rapporte Teilhard de Chardin – je n’avais pas dix ans -, j’ai buté contre un caillou. Je l’ai ramassé, et je l’ai aimé. » « Ce qui a inspiré à Pierre Emmanuel le commentaire que voici : « Aimer un caillou : se sentir lié à la chose par la question même que pose le fait qu’elle est. Rien n’est insignifiant, tout révèle le Tout, tout aspire au Tout. L’amour, dit admirablement le visionnaire en qui s’unissent le savant et le poète, est la face intérieure, sentie, de l’affinité qui relie et attire entre eux les éléments du monde. » (2)
30. Le Silence de la mer (p.83-87)
Je viens de relire, pour la quantième fois, cette œuvre de Vercors , découverte un peu après la guerre. Merveille de retenue et d’expression ! Œuvre de prophétie , parce qu’elle fait entrevoir la réconciliation possible de la France et de l’Allemagne, le mariage de la littérature et de la musique, l’avènement de l’Europe. Un jour, de Gaulle et Adenauer devaient s’agenouiller ensemble dans la cathédrale de Reims. Œuvre de résistance, parce qu’en octobre 1941, au moment où Vercors opère ce miracle de l’écriture clandestine, la France ne peut opposer que le silence à la présence allemande. Le jeune officier allemand, amoureux de la France, se heurte au silence de la mer, le silence de la France occupée, le silence de la maison qui l’héberge, en la personne du narrateur et de sa nièce. Mais voilà qu’au retour d’une permission à Paris où il a rencontré ses amis politiciens, il doit abandonner ses dernières illusions : « La politique n’est pas un rêve de poète. Pourquoi supposez-vous que nous avons fait la guerre ? Pour leur vieux Maréchal ?... Nous ne sommes pas des fous ni des naïfs : nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas seulement sa puissance : son âme aussi. Son âme surtout. Son âme est le plus grand danger. C’est notre travail en ce moment : ne vous y trompez pas, mon cher ! Nous la pourrirons par nos sourires et nos ménagements. Nous en ferons une chienne rampante. » Dès lors, il ne restait plus au jeune officier idéaliste qu’une seule issue : celle de faire valoir ses droits et de rejoindre une division en campagne…pour disparaître dans l’enfer.
Le Silence de la mer me ramène à mon propre silence. Je suis un enfant de la guerre. Mon père qui a combattu, en 1914, pour la défense de Liège, au fort de Flémalle , a passé quatre ans dans les camps allemands, puis il a participé en France aux opérations de déminage. Je suis né moins de sept ans après son retour (1926). Avant de s’installer à son compte dans le commerce des cycles, héritage maternel, il avait encore travaillé un an aux laminoirs de Thy-le-Château, à Marcinelle . C’est dire que j’ai grandi dans le culte de la patrie et dans l’amour du travail manuel auxquels venait s’ajouter une pratique religieuse intransigeante qui provenait surtout du milieu maternel. Comment ai-je pu me tourner si tôt et si spontanément vers les plaisirs intellectuels ? Je ne me l’explique que par ma passion pour la France, liée depuis toujours (dès avant 1940 ?) à ma passion pour l’écriture. J’ai entrepris, vers 1942-43, un livre sur l’aviation, dédié « à la France, à la gloire de celle qui nous a donné des ailes » et j’ai écrit, à l’époque, des pages et des pages sur Napoléon.
Le « silence de la mer », j’y suis entré au cours de ces quatre journées mémorables du vendredi 10 au lundi 13 mai 1940. J’ai connu l’euphorie de la présence des soldats français, puis, brusquement, l’incroyable arrivée des Allemands, le départ précipité des hommes qui ne voulaient pas être emmenés par l’ennemi, la peur des femmes et des enfants réfugiés dans une cave du Trijalmé où se trouvait la ferme de ma tante, à la sortie du village, tandis que grondait au-dehors la bataille de Jauche . Je n’oublierai jamais le dernier char français manoeuvrant sa coupole. On a cru un moment que c’était déjà un tank allemand voulant faire sauter la ferme. J’entends encore le bourdonnement des prières qu’accompagnait tragiquement l’éclatement des obus et je me souviens de m’être écrié, dans la détresse larmoyante de cette cave : « Maman, on ne reverra plus papa ! » On devait le revoir, un jour d’août 1940, après plusieurs mois de nouvelles contradictoires, rassurantes, puis alarmantes, à la minute même où nous étions à l’église, pour participer, comme tant d’autres, à l’époque, à la prière du salut.
La bataille de la Petite-Gette fut la première grande bataille de chars de la Seconde Guerre mondiale. L’attaque des armées allemandes, avec l’aide de l’aviation et des « panzerdivisionen », avait été foudroyante sur un front qui allait de la Hollande au Luxembourg en passant par la Belgique. Les Belges auraient dû tenir au moins cinq jours pour que les armées alliées puissent prendre position sur la ligne Breda-Dyle-Namur-Sedan. Mais en un rien de temps , le fort d’Eben Emael était réduit et le canal Albert franchi. Au centre du dispositif allié, sur le tronçon Wavre-Namur, vers Gembloux, devait se placer la 1ère armée du général Blanchard . C’est à cette fin que fut envoyé dans notre région de Jauche-Hannut, avec la mission de retarder l’avance allemande, le corps de cavalerie du général Prioux . Celui-ci était composé de la 2e et de la 3e division légère mécanique, pourvues de nombreux chars Hotchkiss et Somua, d’automitrailleuses Panhard et de groupes de canons, ainsi que de plusieurs bataillons de dragons portés, destinés à occuper le terrain après l’attaque des chars.
Jauche se trouvait dans le secteur sud de la 3e D.L.M. du général Langlois , comprenant, d’Ardevoor (Neerheylissem) à Dieu-la-Garde (Crehen), les points d’appuis de Wansin, Thisnes, Jandrain-Jandrenouille et Merdop, confiés au 1er bataillon du 11e régiment des dragons prtés et aux chars des 1er et 2ée cuirassiers, sous les ordres du général Lafont.
Le premier choc de la guerre, chars contre chars, fut terrible et, en certains endroits, la lutte se poursuivit à l’arme blanche. C’est au cours des premiers combats, à Crehen, le dimanche 12, jour de la Pentecôte, au matin, que fut tué le capitaine Bernard Sainte-Marie-Perrin, neveu de l’épouse de Paul Claudel. La veille de sa mort, il avait confié à un fermier du village qu’il était le neveu d’un grand poète. Etrange rencontre du destin : il m’arrivera plus tard d’évoquer sa mémoire dans la famille Claudel et de parler un jour, à Brangues, avec René Sainte-Marie-Perrin, de la mort héroïque de son oncle Bernard, à queques centaines de mètres de ma résidence actuelle.
A Jauche, avec le 1er cuirassier, et dans la plaine de Jandain où sera élevé le monument à la gloire du corps de cavalerie, la bataille doit avoir fait rage dans l’après-midi du lundi 13 mai. Je me souviens d’être revenu, le lundi matin, avec maman, au centre du village pour voir si notre maison y était encore. Quel spectacle de désolation ! Un obus avait percé le toit de la maison d’en face, blessant à mort, dans leur lit, nos voisins qui avaient refusé d’évacuer. Un soldat français, le dernier que j’aie vu, nous arrêta sur le seuil de la maison, pour nous empêcher de voir les malheureuses victimes. Quelques heures plus tard, dans la soirée, les Allemands entraient dans Jauche. On a conservé le souvenir de plusieurs militaires français et marocains, touchés mortellement à Jauche ou décédés au sanatorium des suites de leurs blessures. Je pense, en particulier, au sous-lieutenant Marie de Chambray auquel un mémorial a été consacré dans le quartier de la Tombale. Parmi les officiers qui eurent un moment leur poste de commandement à la villa des Corrées, chaussée de Jodoigne, je vois le nom du colonel de Boissieu. Ce doit être Ghislain de Boissieu, le frère aîné du général de Boissieu, gendre du général de Gaulle .
Les rescapés du corps de cavalerie se replièrent, mission accomplie, et se regroupèrent, dans la suite, pour couvrir l’embarquement d’une partie de la 1ère armée, à Dunkerque et combattre jusqu’à l’armistice. Ils ne purent faire davantage car, au cœur des Ardennes, vers Sedan, les Allemands avaient franchi la Meuse, coupant en deux les armées françaises et fonçant vers la Manche. La « drôle de guerre » avait pris fin, mais pas un instant, en voyant défiler dans les rues de Jauche ces hordes barbares, je n’ai douté qu’elles ne repartissent, un jour, moins glorieuses qu’elles n’y étaient entrées.
J’ai retenu le nom du seul Allemand que j’aie connu pendant l’occupation. C’était dans les premiers jours. Un régiment de cyclistes s’était arrêté aux abords de chez nous et avait commencé le pillage du magasin. L’un d’eux nous avait même menacé de son révolver pour s’emparer de mon propre vélo, un superbe Heyliet qui arborait le drapeau français et l’effigie de Disseaux, le vaillant petit coureur wallon . Je revis mon voleur, le lendemain, juché sur ma bicyclette, pour conduire un groupe de prisonniers français. Mais venons-en à notre soldat allemand. Je le vois encore au comptoir du magasin. C’était une estafette. Il est revenu à trois ou quatre reprises, le visage triste et visiblement consterné. Il a fini par me montrer sa carte d’identité où figurait la mention « catholique » et il tirait en même temps des galons de sa poche, en faisant le geste de les détacher de sa manche.Ce langage était clair pour ma petite tête de quatorze ans. Cet homme protestait contre une guerre injuste. Il avait marché malgré lui. Il avait été dégradé. Son nom « Mathès Ervim », je ne l’avais jamais écrit jusqu’ici, mais quarante-trois ans plus tard, il est resté étonnamment gravé dans ma mémoire.
Plus jamais, je n’aurai le moindre rapport avec les occupants qu’on fuyait comme la peste. Une fois, ils frappèrent sur nos volets, c’était pour faire éteindre une lumière. Une autre fois, peut-être deux, j’ai été arrêté et fouillé sur la route de l’école. Heureusement que je n’avais pas sur moi la photo du général de Gaulle ou ma collection de journaux clandestins que j’ai colportée pendant la guerre. Un jour de 1943, ils investirent en force tout le bloc du Collège qu’ils considéraient sans doute comme un bastion de la résistance et nous tinrent enfermés la matinée dans la chapelle. Il est vrai que pas mal de filières passaient par un père et un instituteur pour rapatrier les aviateurs alliés et entretenir des réseaux de résistance.
Notre grande passion, c’était la radio de Londres. Quelles heures exaltantes nous avons passées avec Maurice Schumann , Jean Marin et Pierre Bourdan , « Les Français parlent aux Français ! ». Nous étions à Bir-Hakeim , avec Koenig . Nous avons suivi Leclerc , dans son épopée, d’un bout à l’autre. Nous avons transpiré des fièvres du débarquement.
Je n’ai pas connu, à Jauche, les journées tragiques et glorieuses de la libération. J’étais en pays flamand, et ce n’était pas la même chose.
J. BOLY, Le journal d’un mutant de l’île de Gorée, Bruxelles, CEC, 1987
(1) Nos pierres et leurs légendes, répertoire non exhaustif des mégalithes existants ou disparus et des toponymes mégalithiques à étudier en Gaule Belgique Willy Ch. et Marcel L. Brou.(NDLR)
(2) Cf. aussi, " Le bonheur selon Garaudy". L’idéal de Garaudy est « d’être un avec le Tout ».(NDLR)
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