«Tous les deux avec notre vaste désir et tous les deux avec notre grande
misère». Jorge Luis Borges
A une extrémité, c’est Albert Camus, dans «La Chute», raillant ainsi ses semblables et la transcendance : «Observez vos voisins, si, par chance, il survient un décès dans l’immeuble. Ils dormaient dans leur petite vie et voilà par exemple que le concierge meurt. Aussitôt, ils s’éveillent, frétillent, s’informent, s’apitoient. Un mort sous presse, et le spectacle commence enfin. Ils ont besoin de la tragédie […] c’est leur petite transcendance, c’est leur apéritif». Spectacle, tragédie, absurde : l’écrivain est dans son registre, et moquée la transcendance – il faut bien commencer par là…
A l’autre bout du concept de transcendance : Dieu. La Conférence des Evêques de France affirme qu’est transcendant «ce qui est au-delà du perceptible et des possibilités de l’entendement». Ni les sens ni la faculté de comprendre (c’est-à-dire l’intelligence) ne permettraient d’accéder à une forme de transcendance. Dieu est «le Transcendant par excellence, parce que dans le monde créé par Lui, il demeure l’invisible», selon les termes du site internet de l’Eglise catholique.
Entre l’absolu, Dieu, et «l’apéritif» d’Albert Camus se situent de nombreuses formes de transcendance relevant du mysticisme, de la théologie ou de la philosophie – comme le François d’Assise de Christian Bobin - et même de la science. Nous allons rencontrer des athées et des saints (incompatibles ?), des politiques et des poètes, rarement incarnés dans la même personne (mais ça arrive), des grands hommes et l’homme générique dont Pascal a dit dans
«Les Pensées» qu’il «n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien».
«L’homme passe l’homme», dit Pascal. Poser le problème de la transcendance, c’est se demander si quelque-chose peut nous pousser à aller plus loin, plus haut, ailleurs, que dans notre quant-à-soi. Si cette «chose» est en nous, comment est-elle arrivée là ? Allons-nous la chercher ou sommes-nous poussés vers elle ? Est-elle un autre soi-même ou un autre étranger, homme ou dieu ? Ou les deux ? Parler de la transcendance, c’est ainsi parler de l’homme, matière ou esprit, centre ou élément d’un ensemble, déterminé ou libre, ou tout cela à la fois.
Et d’abord, pourquoi convoquer la transcendance dans notre vie ?
Comme l’écrit Alain Badiou à propos du bonheur, «on ne voit guère le rapport entre tout ça et une vie tranquille, l’abondance des menues satisfactions quotidiennes, un travail intéressant, un salaire convenable, une santé de fer, un couple épanoui, des vacances dont on se souviendra longtemps, des amis très sympas, une maison bien équipée, une voiture confortable, un animal domestique fidèle et attendrissant, des enfants charmants, sans problèmes et qui réussissent à l’école». Effectivement, pourquoi mêler à tout cela, qui est humain et légitime, une sorte de superflu : la transcendance ?
L’immanence devrait suffire à notre bonheur, comme nous y invitent hier Spinoza et aujourd’hui l’abondante littérature du «bien-être». L’immanence est l’opposé apparent de la transcendance. Philosophe de l’immanence, Badiou énonce cependant comme le problème majeur de «la question philosophique aujourd’hui… le rapport entre sens et vérité», qui ne peut trouver de réponses sans une forme de dépassement. Ce qu’il formule dans un autre ouvrage en «possibilisation de l’impossible». A extrapoler en : penser l’impensable, voir l’invisible, sentir exister l’inexistant.
La vie «peinarde» décrite par Alain Badiou n’est pas, sur cette terre, celle de l’immense majorité des vivants. Mais, même si elle l’était, elle ne suffirait pas à donner un sens à leur vie, à notre vie. En effet, la négation du sens, avec ses conséquences collectives et individuelles, est la condition idéologique principale de la reproduction du réel dominant sur la planète, réel qui a nom «le Capital».
Le Capital est un rapport social fondé sur l’exploitation des masses par une classe, propriétaire des moyens économiques, la bourgeoisie, qui n’a que faire de la quête d’un sens à la vie et de la réflexion sur les buts de la société. Or, la découverte du sens est liée à l’irruption dans notre existence d’une part de transcendance. De ce point de vue, le Capital se présente donc comme l’ennemi principal de cette dernière.
Il faut ici prendre une précaution : «Le Capital n’est pas une puissance personnelle, c’est une puissance sociale» («Le Manifeste du parti communiste»), et donc ce que je peux être amené à dire, et à faire, concernant le bourgeois vise celui-ci non en tant que personne, égale à toutes les autres en dignité, mais le membre de la classe exploiteuse. Le bourgeois lui-même, en tant que personne, est victime d’une formation sociale dont il est, en tant que bourgeois, le bénéficiaire.
Karl Marx a dressé un tableau saisissant, et actuel, de l’action révolutionnaire de la bourgeoisie. «Frissons sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasmes chevaleresques, mélancolie béotienne, elle a noyé tout cela dans l’eau glaciale du calcul égoïste. Elle a dissous la dignité de la personne dans la valeur d’échange». Par la violence et le cynisme, cette domination s’est étendue à la planète entière - la «mondialisation» -, mais aussi à chaque parcelle de vie de l’individu, sans en exclure aucune, y compris l’amour et la sexualité. Dans toutes les activités, sociales et privées, pour tous les individus, membres de la classe exploitée (à l’époque de Marx on disait : le prolétariat), des classes intermédiaires, mais aussi de la classe bourgeoise elle-même, pour tous, l’individualisme, la concurrence et l’enrichissement remplacent désormais, consciemment ou non, à la fois la trinité chrétienne et la devise républicaine.
A la résignation, majoritaire, certains opposent l’évasion ou la violence.
Evasion par les médicaments ou les drogues. Evasion par les arts et les spectacles conçus comme divertissements, comme anesthésiants. A la violence institutionnelle induite par le Capital et organisée par son Etat, répondent une violence individuelle, stimulée par de nombreux films et séries télévisées – ce qui montre, soit dit en passant, que la violence est parfaitement admise et intégrée au «système» -, et une violence collective présentée souvent par de faux prophètes comme seul moyen de s’opposer à la déshumanisation de nos vies, bien qu’étant pourtant elle-même déshumanisante et prétexte à un renforcement de la violence institutionnelle.
Au sujet des faux prophètes, il faut mentionner la déchéance de la foi, politique ou religieuse, en intégrismes, et de la nation en nationalismes, intégrismes et nationalismes pourvoyeurs des prisons et des cimetières du monde.
Si nous ne cédons ni à la résignation ou au déni, ni à la violence ou à la peur, où trouver les forces pour résister aux dérives actuelles, donner un sens à notre vie, nous transcender ?
Nulle transcendance dans le spectacle de la mort du concierge d’Albert Camus.
Se nourrir et se protéger - des éléments naturels, des autres espèces animales, parfois de ses congénères -, ces besoins animaux n’expriment pas non plus de transcendance particulière. Parler de «besoins animaux» n’est pas péjoratif : l’homme est le membre le plus évolué du règne animal, mais animal tout de même, devant, pour subsister, satisfaire des besoins physiologiques de base. La reproduction humaine, qui met en jeu la complexe pulsion sexuelle, est, depuis Freud, à écarter de la catégorie des besoins animaux car la culture y joue un rôle au moins aussi grand que la nature, l’acquis que l’inné.
«L’animal, écrit Georges Bataille dans «Théorie de la religion», acceptait l’immanence qui le submergeait sans protestation apparente, tandis que l’homme, dans le sentiment du sacré, éprouve une sorte d’horreur impuissante». Dès les débuts de l’Humanité, l’homme combat contre lui- même, contre sa part d’absolue immanence, d’animalité, part inhérente à sa condition et qu’il lui faut assumer mais à laquelle il ne peut «s’abandonner sans réserve» car il «manquerait ainsi à l’humanité». Ce que pensait Karl Marx : "Manger, boire, procréer, etc., sont certes […] des fonctions authentiquement humaines. Mais séparées abstraitement du reste du champ des activités humaines et devenues ainsi la fin dernière et unique, elles ne sont plus que des fonctions animales" .
Nulle transcendance donc non plus dans les actes d’une vie ordinaire de travailleur et de consommateur, puisque ces deux faces de l’individu sont en réalité des diviseurs de la personne, seule vérité du sujet. Aragon fait dire au banquier Quesnel dans «Les beaux quartiers» : «Nous sommes des hommes doubles et nous vivons à l’époque des hommes doubles». Comment un sujet non unifié pourrait-il s’élever au-dessus de lui-même ? A la place d’un dépassement libérateur, il se soumettra plutôt aux fausses transcendances -évasions, illusions, mystifications - dont abondent magazines, publicités, vitrines, églises et sectes. Dans un monde où l’homme générique est ainsi étranger à lui-même, ce qui est la définition stricte de l’aliénation, quelle transcendance peut se frayer un chemin ?
De Cro-Magnon à l’homo sapiens du Capital, du déterminisme naturel des nécessités physiques et biologiques au déterminisme construit de sociétés de plus en plus complexes, les pouvoirs de l’homme s’érigent au-dessus de lui en puissances invisibles, en mauvaise transcendance. Pourtant, dans un tel monde, l’individu biologique a besoin, pour conquérir sa pleine humanité, pour devenir une personne, de se dépasser en tant qu’individu. Il a besoin de bonne transcendance. A moins de la recevoir par grâce divine, ou de la faire jaillir de l’immanence, il lui faut la postuler.
Dès l’aube de sa présence au monde, avant les premières civilisations, l’homme est déjà plus grand que les conditions matérielles de son existence, et, pour réaliser sa pleine humanité, jette sur l’horizon un regard fait d’interrogations et de craintes. Ce regard est une réaction, peut-être une réponse, à l’appel de la transcendance, appel qu’il ressent au profond de son être et qui le pousse au-delà de lui-même. La prolongation de sa main par l’outil, l’expression artistique et l’ensevelissement de ses morts sont déjà une expression de cette transcendance et font de l’homme un animal à part.
Aujourd’hui, résume Jacques Masurel, «Avec la fin des repères traditionnels, la perte de toute transcendance et la victoire du matérialisme, l’humanité est menacée par la conviction de l’absurdité des choses et un repli dangereux sur l’égoïsme et l’intérêt à court terme». L’absence de la transcendance nous en fait ressentir sa nécessité, et, confusément, nous la sentons autour de nous, tapie dans l’immanence, qui ne demande qu’à apparaître au grand jour pour peu que, par nos actes, nous la nommions. En l’appelant par l’amour, la science, la philosophie, la foi, et la poésie.
Alain RAYNAUD, chapitre 2 du "Principe Transcendance", The Book Edition, 2021, Droits réservés, Reproduction interdite sans indication de la source A l'indépendant (canalblog.com) et lien vers le livre Le principe Transcendance - Alain RAYNAUD (thebookedition.com)
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