01 octobre 2021

Le principe Transcendance (3)

 REPRODUCTION INTERDITE. © Alain Raynaud 2021


3 – Des philosophes…

«Vaine est la parole du philosophe, si elle n’arrivait pas à guérir le mal de l’âme», Epicure.


«Du pain et des roses !» chantent les ouvrières américaines du textile en 1909. Le Tao nous indique des voies pour faire Un avec le Tout. Si les méthodes diffèrent, il y a là du commun avec les mystiques chrétiens et musulmans. Roger Garaudy cherche à introduire une transcendance dans le marxisme. Alain Badiou est «à la recherche du réel perdu», habillage lacanien d’une transcendance nue. Chaque être humain a besoin d’une parole, qui ferait de sa vie une vérité. C’est à sa recherche que les philosophes se sont attelés depuis la Grèce antique.


Première balise : la phénoménologie, la science des phénomènes, étymologiquement «discours rationnel sur ce qui se montre». Pour Husserl, la transcendance réside dans l’objet en tant qu’essence par rapport à l’objet perçu par la conscience, en tant que phénomène : «Plus immanent que moi, tu meurs !», dit la transcendance vue par la phénoménologie. 

C’est que la vraie transcendance est dangereuse, comme le note Jean-Paul Sartre : «La philosophie de la transcendance nous jette sur la grand-route, au milieu des menaces, sous une aveuglante lumière». Accueillir et assumer une part de transcendance, c’est aller au-devant d’un danger, prendre un risque, celui de la rupture avec une ancienne façon de vivre.

En tant que philosophie, la phénoménologie n’appréhende pas la notion de transcendance. En tant que méthode scientifique, elle a pu cependant dialoguer avec les sciences humaines, notamment la psychiatrie et la sociologie, et contribuer à rétablir contre le psychologisme (tous les actes humains s’expliquent par la psychologie) une dignité de la condition humaine.

Toute philosophie axée sur la dimension individuelle et concrète de l’existence peut être rattachée à l’existentialisme. Est commun à ces diverses philosophies l’affect, l’angoisse qui découle de la recherche, vaine, d’un sens à l’existence.

Pour Kierkegaard, fondateur du courant existentialiste chrétien, l’angoisse ne peut trouver de solution que dans une transcendance où la personne ne peut faire autre chose que se jeter dans le vide à la rencontre de la divinité. Si le pari de Pascal quant à l’existence ou non de Dieu est au fond optimiste, celui de Kierkegaard est surtout désespéré. Avec cependant, nous le verrons, une lueur au fond du puits.

Pour l’athée Jean-Paul Sartre, à la suite de Martin Heidegger, «l’homme est une passion inutile» (conclusion de «L’Etre et le Néant»). Le sujet n’existe que comme projet. L’être-sujet, incorporé à un présent-néant, n’existe pas vraiment.  Dans la glaciale introduction qu’il écrit en 1960 à «Aden Arabie» de son ami Paul Nizan, Sartre décrit ce naufrage : «Quand l’angoisse survit à l’adolescent, quand elle devient le secret profond de l’adulte et le ressort de ses décisions, l’infirme connaît ses plaies : sa terreur de ne vivre bientôt plus reflète simplement son horreur d’avoir encore à vivre».

Passion inutile mais passion quasiment christique. Dans l’enfer de la vie quotidienne, il n’est nul dieu au ciel, nul paradis dans le regard des autres.  L’existentialiste est seul avec son angoisse, son désespoir, et bienheureux est-il s’il peut faire émerger, pour un temps, de ce marécage, la fleur sauvage d’un but de vie.

L’existentialisme, développé entre deux massacres mondiaux et leurs séquelles, fait contrepoint à la religion, et même à la foi. Mais il serait injuste de ne pas porter au crédit des existentialistes, notamment contre le psychologisme (comme pour la phénoménologie), et le scientisme (croyance en la valeur absolue du progrès scientifique) alors dominant, l’affirmation de   la subjectivité de chaque être humain. 


Le structuralisme
veut comprendre comment les éléments d’un ensemble s’arrangent, les uns par rapport aux autres, pour donner de l’ensemble une interprétation d’allure scientifique. A l’origine, avec Ferdinand de Saussure, cette méthodologie s’applique à la linguistique ; plus tard, avec Claude Lévi-Strauss [1908-2009], à l’ethnologie. Comme pour la phénoménologie, il faut distinguer dans le structuralisme la méthode et l’approche philosophique. Louis Althusser, Michel Foucault et Jacques Derrida, appliquent l’analyse structurale chacun à son domaine spécifique: marxisme pour Althusser, psycho-sociologie pour Foucault, philosophie pour Derrida. Abattre la

Métaphysique, c’est-à-dire la recherche du sens, des causes premières, qui sont les niches de la transcendance, est le commun de ces trois penseurs.

Pour Jacques Derrida, mon langage est porteur d’une altérité qui m’empêche d’accéder pleinement à ma propre pensée et à toute pensée  transcendante. Je demeure à jamais dans l’immanence de la structure.

Michel Foucault, dans «Les mots et les choses»,  prophétise la «mort de l’homme», éloignement définitif de toute transcendance, allant plus loin que Nietzsche qui avait annoncé  seulement celle de… Dieu !

Avec Louis Althusser, l’homme, simple «support des rapports de production», n’est plus qu’une «marionnette mise en scène par les structures». Evincés le travailleur, l’exploité, le pauvre, l’aliéné, en tant qu’existant en dehors de la structure.

Si la méthode structuraliste fut, et est encore dans les arts et les sciences, un remède contre le dogmatisme parce qu’elle récuse une essence immuable de l’homme, la philosophie qui en fut extrapolée, en s’attachant aux traces – les structures –, oublie le traceur, l’homme. A une transcendance absolue faisant de ce dernier un pantin, le structuralisme oppose une immanence meurtrière pour son pouvoir créateur puisqu’il y est le jouet de sa propre création, la structure.

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De la phénoménologie, de l’existentialisme et du structuralisme, il faut retenir l’apport à la réhabilitation d’une subjectivité que les attitudes positivistes avaient sous-estimé voire effacé des «perspectives de l’homme» (titre d’un ouvrage de Roger Garaudy). Le rejet proclamé de toute transcendance est d’ailleurs relatif, pour une partie des existentialistes ; Simone de Beauvoir, par exemple, écrit dans «Pyrrhus et Cinéas» : «Ma subjectivité n’est pas inertie, repliement sur soi, séparation… Je ne suis pas une chose mais un projet de moi vers l’autre, une transcendance»

Le transhumanisme, ou «post-humanisme», ou «techno-progressisme», en essor mais encore marginal, mérite qu’on s’intéresse à lui : s’il faut un jour lui résister, que ce soit en connaissance de cause. L’humanisme, dans la diversité de ses tendances, prône le développement  autonome de l’homme. Le transhumanisme va plus loin et fait son combat du développement d’un «plus qu’humain», d’un «homme augmenté» («H+») grâce aux technologies NBIC (nano, bio, info et cogno-sciences).  Après la maladie, le handicap, la souffrance, la vieillesse, et tout ce qui rend la vie dure physiquement et moralement, la mort elle-même, pourrait, grâce à ces techniques, être vaincue.

La science et la technique sont ici les transcendants extérieurs et supérieurs à l’homme, l’approche transhumaniste associant un matérialisme moniste et un rationalisme scientiste. Pour le premier, tout est matière, y compris l’esprit. Pour le second, seule la raison alimente l’intelligence, et seule la science alimente la raison. Sont exclues l’expérience, la sensibilité, et la réflexion sur les fins.

A l’inverse des transhumanistes, le père de l’idéalisme philosophique, Georges Berkeley, prétend que tout est esprit y compris la matière. Celle-ci existe uniquement dans notre esprit, sous la forme de sensations et d’idées, forcément d’origine divine puisque la matière n’a pas d’existence propre. Ce type de transcendance intégrale est aliénant. Il implique contre toute évidence une création où le créé est seul face à son créateur qui dispose totalement de lui sans la médiation d’un monde supposé inconsistant. La créature est démunie, dépendante de son créateur et impuissante à interagir avec lui.

Pour l’Evêque Berkeley, le Dieu présupposé est créateur, non pas «du ciel et de la terre» comme dans le «Credo» de l’Eglise Catholique mais d’une illusion de ciel et de terre ! De là à conclure que Dieu lui-même ne soit qu’ illusion…

Que le nom de la matière soit «esprit» chez Berkeley, ou que le nom de l’esprit soit «matière» chez Helvétius, le réel de l’un est déclaré impossible par l’autre, autrement dit : pour l’un, l’autre est un impossible. Or cet autre impossible ne pourrait-il être un des noms d’un possible transcendant, ainsi que le sentait Simone de Beauvoir ?

Que l’homme soit un jouet aux mains de Dieu ou des structures, un système de rouages comme dans «l’homme-machine» de La Mettrie,  extrapolant «l’animal-machine» de Descartes, ou un fétu de paille emporté selon le biologiste Jacques Monod par «le hasard et la nécessité», quels que soient leurs noms, pointes extrêmes de l’idéalisme ou du matérialisme, ces philosophies ne nous aident pas à vivre.

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Entre idéalistes et matérialistes dogmatiques, Marx et Teilhard de Chardin occupent des positions originales.

Comme l’idéalisme ne peut naître que de la critique de la matière, le matérialisme, «ne peut exister que parce qu’il est pensé» ainsi que l’explicite Gérard Eschbach. Des rapports dialectiques existent en réalité entre le corps et l’âme, la matière et l’esprit, le réel et l’idée, extrémités d’une altérité dont la transcendance a besoin pour se mettre en mouvement.

«Dialectique» vient du grec «dialegein», dialoguer. Le dialogue en cause est le dialogue entre des forces qui s’opposent, s’additionnent ou se complètent, en tout cas interagissent les unes avec les autres. «On ne se baigne jamais deux fois dans le même  fleuve», dit Héraclite. C’est la dialectique au sens large.

Selon Platon, la dialectique est au service de l’idée vraie, source du Bien dont la Justice et l’Amour sont des figures. L’idée vraie existe dans un monde à part. La transcendance suggérée est une transcendance positive et ouverte sur l’autre mais immobile car située dans l’ailleurs.

Selon Hegel, l’idée vraie est la réalisation universelle de la Logique, de la Raison ; l’Histoire en est le révélateur, elle la déroule au cours d’un processus marqué par le négatif : thèse-antithèse. Une transcendance dynamique mais fermée car le réel y est réduit au rationnel.

Par la dialectique que, selon lui, il «remet sur ses pieds» en la soustrayant au «mysticisme» de Hegel, Marx ne cherche pas à découvrir une idée contenue dans le réel mais les ressorts du réel lui-même.

Ces exemples montrent que la dialectique ne se suffit pas à elle-même. Elle a besoin d’un but. Ce but ne peut être donné que par une forme de transcendance. Gérard Eschbach, dans un article [8] intitulé «Dialectique et transcendance», pose ainsi la problématique : «Sans la dimension de la transcendance, sans possibilité de dépassement vers un autre terme, la dialectique en resterait à une lutte incessante des contraires… Pour que du nouveau puisse se produire dans la différence, il est nécessaire qu’il y ait un autre moment qui assume la tension dans le dépassement». «Attraction de l’unité dans le dépassement», écrit Mme Barthélémy-Madaule dans son livre
«Bergson et Teilhard de Chardin». Une dialectique positive, qui débouche sur un acte, qui ouvre sur un avenir, a besoin de la transcendance.

Marx n’est pour rien dans la dérive dogmatique que constitue le «matérialisme dialectique». Celui-ci se développe dans les années 1930, à partir notamment d’extrapolations de la «Dialectique de la nature» de son ami et collaborateur Friedrich Engels, et des écrits philosophiques d’exégètes de Marx au premier rang desquels  Plekhanov et Lénine.

En 1935-1936 en France, un philosophe communiste, assassiné par les nazis en 1942, Georges Politzer, en présente un résumé particulièrement didactique dans un cours de l’Université ouvrière. Ce cours sera par la suite plusieurs fois réédité sous le titre de «Principes élémentaires de philosophie». Pour Georges Politzer, il y a quatre lois de la dialectique : le changement, l’action réciproque, la contradiction, la transformation de la quantité en qualité (ou loi du progrès par bonds). Rien à redire par principe ; le problème est que ces lois sont censées s’appliquer à tous les domaines de la vie, sans exceptions, y compris aux choses de la nature elles-mêmes.

Marx ne fait pourtant pas de la dialectique le mode de vie de l’univers. Il n’y a pas, il ne peut y avoir de dialectique matérialiste. Peut-on penser un jeu d’interactions dialectiques entre le caillou et la rivière qui le charrie, entre le cargo et la tempête qui le broie ? La nature ne s’incline pas devant le concept.

La dialectique est un mode de pensée permettant d’accéder à la compréhension d’un devenir, et peut inclure la transcendance comme un de ses principes.

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Le binôme matière-esprit, ou corps-âme, théorisé en matérialisme contre idéalisme ou matérialisme contre spiritualisme, quelle que soit la forme qu’il revêt (phénoménologie, existentialisme, structuralisme, rationalisme, scientisme) ne permet pas de découvrir les voies de la transcendance. C’est une tautologie de dire que chaque «système» philosophique vit replié sur lui-même, puisque ce qui caractérise justement un système c’est son autosuffisance : les idées qui le composent se soutiennent réciproquement, sans appel à l’ extérieur. Il faut donc naviguer entre les systèmes, sans les ignorer mais avec esprit critique.


Chapitre 3 du "Principe Transcendance" par Alain Raynaud. Editeur The BookEdition.
A SUIVRE

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