REPRODUCTION INTERDITE. © Alain Raynaud 2021
3 – Des philosophes…
«Vaine est la parole du philosophe, si elle n’arrivait pas à
guérir le mal de l’âme», Epicure.
«Du pain et des roses !» chantent
les ouvrières américaines du textile en 1909. Le Tao nous indique des voies
pour faire Un avec le Tout. Si les méthodes diffèrent, il y a là du commun avec
les mystiques chrétiens et musulmans. Roger Garaudy cherche à introduire une
transcendance dans le marxisme. Alain Badiou est «à la recherche du réel perdu», habillage lacanien d’une
transcendance nue. Chaque être humain a besoin d’une parole, qui ferait de sa
vie une vérité. C’est à sa recherche que les philosophes se sont attelés depuis
la Grèce antique.
Première balise : la phénoménologie,
la science des phénomènes,
étymologiquement «discours rationnel sur ce qui se montre». Pour Husserl,
la transcendance réside dans l’objet en tant qu’essence par rapport à l’objet
perçu par la conscience, en tant que phénomène : «Plus immanent que moi,
tu meurs !», dit la transcendance vue par la phénoménologie.
C’est
que la vraie transcendance est dangereuse, comme le note Jean-Paul Sartre : «La
philosophie de la transcendance nous jette sur la grand-route, au milieu des
menaces, sous une aveuglante lumière». Accueillir et assumer une part de transcendance, c’est aller au-devant
d’un danger, prendre un risque, celui de la rupture avec une ancienne façon de vivre.
En tant
que philosophie, la phénoménologie n’appréhende pas la notion de transcendance.
En tant que méthode scientifique, elle a pu cependant dialoguer avec les
sciences humaines, notamment la psychiatrie et la sociologie, et contribuer à
rétablir contre le psychologisme (tous les actes humains s’expliquent par la
psychologie) une dignité de la condition humaine.
Toute
philosophie axée sur la dimension individuelle et concrète de l’existence peut
être rattachée à l’existentialisme. Est
commun à ces diverses philosophies l’affect,
l’angoisse qui découle de la
recherche, vaine, d’un sens à l’existence.
Pour Kierkegaard,
fondateur du courant existentialiste chrétien, l’angoisse ne peut trouver de
solution que dans une transcendance où
la personne ne peut faire autre chose que se jeter dans le vide à la rencontre
de la divinité. Si le pari de Pascal quant à l’existence ou non de Dieu est au
fond optimiste, celui de Kierkegaard est surtout désespéré. Avec cependant,
nous le verrons, une lueur au fond du puits.
Pour
l’athée Jean-Paul Sartre, à la suite de Martin Heidegger, «l’homme
est une passion inutile» (conclusion
de «L’Etre et le Néant»). Le sujet n’existe que comme projet. L’être-sujet, incorporé à un présent-néant, n’existe pas
vraiment. Dans la glaciale introduction
qu’il écrit en 1960 à «Aden Arabie» de son ami Paul Nizan, Sartre décrit ce naufrage : «Quand
l’angoisse survit à l’adolescent, quand elle devient le secret profond de
l’adulte et le ressort de ses décisions, l’infirme connaît ses plaies : sa
terreur de ne vivre bientôt plus reflète simplement son horreur d’avoir encore
à vivre».
Passion
inutile mais passion quasiment christique. Dans l’enfer de la vie quotidienne,
il n’est nul dieu au ciel, nul paradis dans le regard des autres. L’existentialiste
est seul avec son angoisse, son désespoir, et bienheureux est-il s’il peut
faire émerger, pour un temps, de ce marécage, la fleur sauvage d’un but de vie.
L’existentialisme,
développé entre deux massacres mondiaux et leurs séquelles, fait contrepoint à
la religion, et même à la foi. Mais il serait injuste de ne pas porter au
crédit des existentialistes, notamment contre le psychologisme (comme pour la
phénoménologie), et le scientisme (croyance en la valeur absolue du progrès
scientifique) alors dominant, l’affirmation de la subjectivité de chaque être humain.
Le structuralisme veut comprendre comment
les éléments d’un ensemble s’arrangent, les uns par rapport aux autres, pour
donner de l’ensemble une interprétation d’allure scientifique. A l’origine,
avec Ferdinand de Saussure, cette méthodologie s’applique à la linguistique ;
plus tard, avec Claude Lévi-Strauss [1908-2009], à l’ethnologie. Comme pour la
phénoménologie, il faut distinguer dans le structuralisme la méthode et l’approche philosophique. Louis Althusser,
Michel Foucault et Jacques Derrida, appliquent l’analyse structurale chacun à
son domaine spécifique: marxisme pour Althusser, psycho-sociologie pour
Foucault, philosophie pour Derrida. Abattre la
Métaphysique, c’est-à-dire la recherche du sens, des causes premières, qui sont
les niches de la transcendance, est le commun de ces trois penseurs.
Pour
Jacques Derrida, mon langage est porteur d’une altérité qui m’empêche d’accéder
pleinement à ma propre pensée et à toute pensée
transcendante. Je demeure à jamais dans l’immanence de la structure.
Michel
Foucault, dans «Les mots et les choses», prophétise la «mort de l’homme», éloignement définitif
de toute transcendance, allant plus loin que Nietzsche qui avait annoncé seulement celle de… Dieu !
Avec
Louis Althusser, l’homme, simple «support des rapports de production»,
n’est plus qu’une «marionnette mise en scène par les structures». Evincés le travailleur,
l’exploité, le pauvre, l’aliéné, en tant qu’existant en dehors de la structure.
Si la méthode structuraliste fut, et est
encore dans les arts et les sciences, un remède contre le dogmatisme parce
qu’elle récuse une essence immuable de l’homme, la philosophie qui en fut
extrapolée, en s’attachant aux traces – les structures –, oublie le traceur,
l’homme. A une transcendance absolue faisant de ce dernier un pantin, le
structuralisme oppose une immanence meurtrière pour son pouvoir créateur
puisqu’il y est le jouet de sa propre création, la structure.
*
De la phénoménologie, de l’existentialisme et du structuralisme, il faut
retenir l’apport à la réhabilitation d’une subjectivité que les attitudes positivistes avaient sous-estimé voire effacé des «perspectives de l’homme» (titre d’un
ouvrage de Roger Garaudy). Le rejet proclamé de toute transcendance est
d’ailleurs relatif, pour une partie des existentialistes ; Simone de
Beauvoir, par exemple, écrit dans «Pyrrhus
et Cinéas» : «Ma subjectivité n’est pas
inertie, repliement sur soi, séparation… Je ne suis pas une chose mais un
projet de moi vers l’autre, une transcendance».
Le transhumanisme, ou «post-humanisme», ou «techno-progressisme», en essor mais
encore marginal, mérite qu’on s’intéresse à lui : s’il faut un jour lui
résister, que ce soit en connaissance de cause. L’humanisme, dans la diversité
de ses tendances, prône le développement autonome de l’homme. Le transhumanisme
va plus loin et fait son combat du développement d’un «plus qu’humain», d’un
«homme augmenté» («H+») grâce aux technologies NBIC (nano, bio, info et
cogno-sciences). Après la maladie, le handicap, la souffrance, la
vieillesse, et tout ce qui rend la vie dure physiquement et moralement, la mort
elle-même, pourrait, grâce à ces techniques, être vaincue.
La
science et la technique sont ici les transcendants extérieurs et supérieurs à
l’homme, l’approche transhumaniste associant un matérialisme moniste et un
rationalisme scientiste. Pour le premier, tout est matière, y compris l’esprit. Pour le second, seule la raison
alimente l’intelligence, et seule la science alimente la raison. Sont exclues
l’expérience, la sensibilité, et la réflexion sur les fins.
A
l’inverse des transhumanistes, le père de l’idéalisme
philosophique, Georges Berkeley, prétend que tout est esprit y compris la
matière. Celle-ci existe uniquement dans notre esprit, sous la forme de
sensations et d’idées, forcément d’origine divine puisque la matière n’a pas
d’existence propre. Ce type de transcendance intégrale est aliénant. Il
implique contre toute évidence une création où le créé est seul face à son
créateur qui dispose totalement de lui sans la médiation d’un monde supposé inconsistant.
La créature est démunie, dépendante de son créateur et impuissante à interagir
avec lui.
Pour l’Evêque
Berkeley, le Dieu présupposé est créateur, non pas «du ciel et de la terre»
comme dans le «Credo» de l’Eglise Catholique mais d’une illusion de ciel et de terre ! De là
à conclure que Dieu lui-même ne soit qu’ illusion…
Que le
nom de la matière soit «esprit» chez Berkeley, ou que le nom de l’esprit soit
«matière» chez Helvétius, le réel de l’un est déclaré impossible par
l’autre, autrement dit : pour l’un, l’autre
est un impossible. Or cet autre impossible ne pourrait-il être un des
noms d’un possible transcendant, ainsi que le sentait Simone de Beauvoir ?
Que
l’homme soit un jouet aux mains de Dieu ou des structures, un système de
rouages comme dans «l’homme-machine» de La Mettrie, extrapolant «l’animal-machine» de Descartes,
ou un fétu de paille emporté selon le biologiste Jacques Monod par «le hasard et la nécessité», quels que soient leurs noms, pointes
extrêmes de l’idéalisme ou du matérialisme,
ces philosophies ne nous aident pas à vivre.
*
Entre idéalistes et matérialistes dogmatiques, Marx et Teilhard de Chardin occupent
des positions originales.
Comme
l’idéalisme ne peut naître que de la critique de la matière, le matérialisme, «ne
peut exister que parce qu’il est pensé» ainsi que
l’explicite Gérard Eschbach. Des rapports dialectiques existent en réalité entre le corps et l’âme, la
matière et l’esprit, le réel et l’idée, extrémités d’une altérité dont la
transcendance a besoin pour se mettre en mouvement.
«Dialectique»
vient du grec «dialegein», dialoguer. Le dialogue en cause est le dialogue
entre des forces qui s’opposent, s’additionnent ou se complètent, en tout cas
interagissent les unes avec les autres. «On ne se baigne jamais deux fois dans le
même fleuve», dit Héraclite. C’est la dialectique au sens large.
Selon
Platon, la dialectique est au service de l’idée vraie, source du Bien dont la
Justice et l’Amour sont des figures. L’idée vraie existe dans un monde à part. La
transcendance suggérée est une transcendance positive et ouverte sur l’autre
mais immobile car située dans l’ailleurs.
Selon
Hegel, l’idée vraie est la réalisation universelle de la Logique, de la Raison ;
l’Histoire en est le révélateur, elle la déroule au cours d’un processus marqué
par le négatif :
thèse-antithèse. Une transcendance dynamique mais fermée car le réel y est
réduit au rationnel.
Par la
dialectique que, selon lui, il «remet sur
ses pieds» en la soustrayant au «mysticisme»
de Hegel, Marx ne cherche pas à découvrir une idée contenue dans le réel mais
les ressorts du réel lui-même.
Ces
exemples montrent que la dialectique ne se suffit pas à elle-même. Elle a
besoin d’un but. Ce but ne peut être donné que par une forme de transcendance. Gérard
Eschbach, dans un article [8] intitulé «Dialectique
et transcendance», pose ainsi la problématique : «Sans
la dimension de la transcendance, sans possibilité de dépassement vers un autre
terme, la dialectique en resterait à une lutte incessante des contraires…
Pour que du nouveau puisse se produire dans la différence, il est nécessaire
qu’il y ait un autre moment qui assume la tension dans le dépassement».
«Attraction de l’unité dans le dépassement», écrit Mme
Barthélémy-Madaule dans son livre
«Bergson et Teilhard de Chardin».
Une dialectique positive, qui débouche sur un acte, qui ouvre sur un avenir, a
besoin de la transcendance.
Marx
n’est pour rien dans la dérive dogmatique que constitue le «matérialisme
dialectique». Celui-ci se développe dans les années
1930, à partir notamment d’extrapolations de la «Dialectique de la nature»
de son ami et collaborateur Friedrich Engels, et des écrits philosophiques d’exégètes
de Marx au premier rang desquels Plekhanov et Lénine.
En
1935-1936 en France, un philosophe
communiste, assassiné par les nazis en 1942, Georges Politzer, en présente un
résumé particulièrement didactique dans un cours de l’Université ouvrière. Ce cours
sera par la suite plusieurs fois réédité sous le titre de «Principes élémentaires de philosophie». Pour Georges Politzer,
il y a quatre lois de la dialectique : le changement, l’action réciproque, la
contradiction, la transformation de la quantité en qualité (ou loi du progrès
par bonds). Rien à redire par principe ; le problème est que ces lois sont
censées s’appliquer à tous les
domaines de la vie, sans exceptions, y compris aux choses de la nature
elles-mêmes.
Marx ne
fait pourtant pas de la dialectique le mode
de vie de l’univers. Il n’y a pas, il ne peut y avoir de dialectique
matérialiste. Peut-on penser un jeu
d’interactions dialectiques entre le caillou et la rivière qui le charrie, entre
le cargo et la tempête qui le broie ? La nature ne s’incline pas devant le
concept.
La
dialectique est un mode de pensée permettant d’accéder à la compréhension d’un
devenir, et peut inclure la transcendance comme un de ses principes.
*
Le binôme matière-esprit, ou corps-âme, théorisé en matérialisme contre idéalisme
ou matérialisme contre spiritualisme, quelle que soit la forme qu’il revêt
(phénoménologie, existentialisme, structuralisme, rationalisme, scientisme) ne
permet pas de découvrir les voies de la transcendance. C’est une tautologie de
dire que chaque «système» philosophique vit replié sur lui-même, puisque ce qui
caractérise justement un système c’est son autosuffisance : les idées qui
le composent se soutiennent réciproquement, sans appel à l’ extérieur. Il
faut donc naviguer entre les systèmes, sans les ignorer mais avec esprit
critique.
Chapitre 3 du "Principe Transcendance" par Alain Raynaud. Editeur The BookEdition.
A SUIVRE
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Le principe Transcendance - Alain RAYNAUD (thebookedition.com)