Découvrez Romain Rolland sur http://www.association-romainrolland.org/
---------------------------------------------------------------------------------------------
En 1938, Roger Garaudy soumet un manuscrit à l'appréciation du Prix Nobel de Littérature 1915 (décerné en 1916). Voici la réponse de Romain Rolland le 11 mai 1939. Le manuscrit de Roger Garaudy, Le huitième jour de la création, sera publié en 1945.
Vezelay
(Yonne) 14 grand'Rue St Etienne
11 mai 1939
Cher Roger
Garaudy
J'ai lu votre
lettre avec émotion, avec affection. Je vous remercie, vous et votre
femme, de la
confiance que vous me témoignez depuis tant d'années, et que
vous exprimez
seulement aujourd'hui. C'est par de telles adhésions de l'âme,
secrètes,
muettes, que je me suis senti soutenu, aux heures les plus solitaires
de ma vie.
Je suis
heureux que vous repreniez la mission de CHRISTOPHE, qui est de
relier entre
elles les grandes forces de vie, saines et sincères. Et cette union
n'est nulle
part plus souhaitable qu'entre les forces religieuses de foi et
d'amour
agissant, et les forces de foi et d'action sociale. Sur le terrain des faits,
une alliance
conditionnelle est aujourd'hui facilement réalisable. Mais vous
voulez
davantage, et je le voudrais aussi. Nous voudrions, par une union intime,
la
réalisation de l'intégralité de la personne humaine.
C'est le plus
haut idéal de l'esprit. Il ne faut pas se désespérer, s'il est difficile
au plus grand
nombre d'y atteindre. Ce serait déjà beaucoup, s'ils en
concevaient
la vision et le désir. La vie est faite pour aspirer éternellement à
plus
d'espace, plus d'éternel. L'étemel n'est jamais fixé, jamais atteint. Il est en
marche. Il
est le mouvement même pour y atteindre.
Peut-être,
d'ailleurs, minimisez-vous l'obstacle qui sépare les "libres
penseurs"
des
chrétiens. Celte "fissure pour la grâce", que vous implorez pour vos
frères
communistes,
dans "leurs âmes cuirassées d'orgueil", - ce n'est pas tant
l'orgueil qui
les en défend ! Vous vous trompez. C'est quelquefois l'humilité. Je
le disais
précisément, il y a quelques jours, à un jeune abbé qui venait me voir.
Il me parlait
de l'humilité, comme l'une des principales vertus de l'esprit. Et je
lui disais :
"C'est elle qui m'a interdit la foi". - Et lui : - c'est elle qui m'y
a
introduit."
Là est le
tragique du malentendu. Là est aussi sa grandeur. Chez les meilleurs
des
incroyants, l'ardeur de vie, l'élan, l'action, le dévouement à la tâche, à la
cause, ou au
prochain, sont dépouillés de la certitude de l'absolu - de tout
absolu. Ils
ne le nient pas. Mais ils ne se croient pas le droit de l'affirmer, n'en
ayant aucune
raison sûre. Et ils se bornent à penser selon la raison qui leur est
donnée, tout
en sachant sa relativité ; que pourrait leur reprocher un DIEU ?
Ne sont-ils
pas de bons serviteurs, loyaux, fidèles, qui font la tâche qui leur est
confiée ?
S'ils sont infirmes, un père en veut-il à son fils aveugle ? ce n'est pas
aux autres
fils, qui voient ou qui croient voir, de se substituer au père dans ses
jugements.
Que chacun croit ou ne croit pas, mais fasse sa tâche,
honnêtement,
sincèrement, en s'efforçant de comprendre, en tolérant et en
aidant son
prochain ! L'intégralité de l'homme se réalisera en la totalité (des
puissances
actives et fécondes) du genre humain. Libre aux meilleurs d'en
façonner en
eux l'ébauche !
Je ne lis
jamais plus de manuscrits : car je suis vieux, souffrant, chargé de
tâches, dont
j'ai à peine le temps d'accomplir le plus urgent. - Mais j'ai lu le
vôtre, et je
vous demande la permission de vous en parler, en toute franchise
fraternelle.
L'oeuvre est
inégale. Elle est, en certaines parties, chargée de pensée profonde
et
pathétique. En d'autres (celles de la fin) elle n'est pas arrivée à son point
de
maturité. Sa
qualité et son défaut est d'être une Confession, qui ne peut pas
cire
complète, et qui sait mal s'objectiver. Selon mon impression, (qui peut
être fausse),
il était un peu trop tôt pour l'écrire, vous n'avez pas assez de recul.
11 me semble
que les éléments autobiographiques, qui sont le plus vrai et le
meilleur, se
mêlent à des éléments d'invention, peut-être faits pour les
dépasser ; et
ils ne s'accordent pas bien ensemble. La vie qu'on rêve, à vingt
cinq ans, et
dont on s'enchante, s'ajuste souvent assez mal à la vie qu'on a ; et
en dépit de
nos préférences, c'est la vie qu'on rêve, qui a tort (au moins en art).
Je l'ai
éprouvé, pour mon compte, quand j'écrivais ma première oeuvre, où
j'avais mis
toutes mes fièvres : je sentais vrai (je le croyais), j'écrivais faux. Et
j'oscillais
entre le mièvre et le brutal.
Je suis
surtout frappé par la deuxième partie de votre récit.
C'est le plus
solide, le plus viril. Et c'est le noeud de la tragédie de pensée. Vos
hommes me
semblent plus vrais et plus vigoureusement peints que vos
femmes, -
sans doute parce que celles-ci, vous les aimez - Il y a pourtant
beaucoup de
touches excellentes dans la figure de MILAINE.
Un malentendu
qui s'élève entre les deux amants greffe sur le problème
principal une
autre question, qui est plutôt suggérée que proposée en termes
nets, et
qu'il eut peut-être été mieux d'écarter, car elle complique inutilement
la difficulté
: c'est l'opposition protestantisme - catholicisme. Elle met l'accent,
dans tout le
livre, sur le pur et rigide esprit protestant. Et le livre n'est nulle part
meilleur que
quand cet esprit s'exprime dans toute sa pureté, dégagé des
autres
effluves : car, dans ceux-ci, il se contraint, - ou se raidit - il n'est jamais
tout à fait à
son aise
La conclusion
est trop hâtive. L'apaisement - qui doit venir - est obtenu trop
brusquement,
par volonté de finir. L'harmonie, "qui est la plus belle quand elle
s'opère entre
les dissonances" (vous connaissez la parole d'HERACLITE que
j'aime à
citer), ne peut-être le fruit que d'une longue suite d'épreuves et
d'efforts,
sanctifiés par un loyal amour, tendre et vaillant. Et c'est pourquoi :
l'histoire du
"PREMIER JOUR DE MA VIE" gagnerait à être écrite lorsqu'on en a
parcouru déjà
le ou les suivants.
Voici mes
premières impressions, - trop rapides - Elles gagneraient à profiter du
conseil que
je viens de donner ; - attendre d'avoir relu et médité à loisir.
- Mais je
suis pressé par le temps.
Pour
l'instant, j'en ai assez vu pour connaître le grand sérieux et la solidité du
fond de votre
âme et de votre art. J'ai pleine confiance dans votre avenir.
J'adresse au
jeune couple mon affectueuse amitié, et vous prie de me croire,
cher Roger
GARAUDY, votre cordialement dévoué.
Romain ROLLAND