Intervention au congrès de l’Entraide missionnaire internationale (EMI) à Montréal
Au premier abord, j’avais quelque scrupule à venir parler ici de
dialogue interreligieux, de théologie ou du statut de la vérité, au
milieu d’une assemblée composée essentiellement de militants de la
justice confrontés quotidiennement à des problématiques beaucoup plus
concrètes, urgentes, vitales pour ceux qu’ils défendent. N’y a-t-il pas
une sorte d’outrecuidance, voire une certaine obscénité à se pencher sur
de telles questions théoriques quand les ravages de la globalisation
libérale nous font évaluer la misère sociale sur la planète en milliards
d’hommes, de femmes et d’enfants ?
Et puis j’ai repensé à cette définition de la violence du philosophe
Eric Weil, qu’il m’arrive souvent de citer : « Il y a violence, dit-il,
dès lors que je me refuse à faire participer l’autre à l’élaboration de
mon propre discours ». Cette définition est lourde de sens, elle nous
dit que l’origine première de la violence, c’est le refus du mélange,
c’est l’absence d’échange. Dans le cadre de ce rassemblement un an après
l’explosion de violence du 11 septembre 2001, une réflexion sur la
nature, les conditions et les exigences d’un véritable dialogue entre
les cultures a donc toute sa place. La question du dialogue
interreligieux, qui nous paraît souvent si abstraite, si lointaine, si
peu en phase avec les vrais problèmes du monde d’aujourd’hui, revêt ici
sa dimension politique. Elle nous concerne tous, croyants ou incroyants,
car une réflexion sur les relations entre les cultures du monde ne peut
raisonnablement faire l’impasse sur le noyau religieux des
civilisations. Elle nous concerne particulièrement ici, dans cette
assemblée, puisque l’E.M.I. porte en elle cette notion de « mission » si
ambiguë, et qui ne pourra être que complètement subvertie par l’idée
d’un dialogue honnête et authentique.
J’ai choisi de vous présenter ma réflexion en une dizaine de points
qui me semblent fondamentaux pour la déontologie d’un véritable dialogue
entre les religions. Ces « dix commandements » du dialogue sont à mes
yeux autant de conditions incontournables, pour qui cherche sérieusement
à faire mentir les nouveaux Croisés qui nous prédisent un « choc des
civilisations »… et font tout pour qu’il advienne. Ces va-t-en-guerre
veulent nous persuader que l’Occident, étant en état de légitime défense
depuis le 11 septembre (ce qui est en partie vrai, bien sûr), n’a donc
aucunement à s’interroger sur ses propres valeurs et sur ses
responsabilités (ce qui ne peut nous préparer qu’à une logique de
l’affrontement).
Le premier de ces principes a déjà été esquissé par mon introduction :
1) Cesser de considérer le dialogue entre les religions comme une matière à option de la vie spirituelle et politique
Sur le plan politique, il est clair que le temps des coexistences
pacifiques, entendues comme juxtaposition de cultures fermées sur
elles-mêmes et imperméables aux autres, est révolu. La cohabitation dans
l’indifférence ne peut déboucher à terme que sur la guerre. Seul un
dialogue au sens propre du terme, celui qui fait s’interpénétrer les
cultures et qui exige un incessant travail de compréhension réciproque,
est capable (peut-être !) d’éloigner le spectre de la violence. Les
exemples historiques ne manquent pas, des paix qui se limitaient à des
cessez-le-feu, des prétendues paix qui se fondaient sur le mépris de
l’autre, et qui n’ont été que les creusets d’une explosion de violence :
voyez l’Allemagne du début du XXe siècle, où la communauté juive
croyait vivre en toute sécurité, voyez plus près de nous le cas de
l’ex-Yougoslavie, qui s’est crue définitivement unifiée par la dictature
communiste… Quant au Proche-Orient, j’aime citer ces mots du philosophe
juif Martin Buber, inspirées par un sionisme socialiste, utopique et
tolérant, au Congrès Juif Mondial de 1929 : « En Palestine, disait-il,
nous n’avons pas vécu avec les Arabes mais à côté d’eux (nebeneinander).
La cohabitation de deux peuples sur une même terre devient fatalement,
si elle ne se développe pas en direction d’un être-ensemble
(miteinander), une opposition (gegeneinander).Aucun chemin ne permet de
revenir à la pure et simple cohabitation. Il est par contre toujours
possible de percer en direction de l’ « ensemble », bien que de nombreux
obstacles se soient accumulés sur cette voie ». Inutile d’insister sur
le caractère prophétique de ces paroles prononcées il y a trois quarts
de siècle…
Sur le plan culturel et religieux, le même Buber, génial philosophe de
la relation, a résumé l’urgence vitale du dialogue en quelques mots : «
Je deviens Je en disant Tu ». Le temps où les cultures et les religions
croyaient pouvoir se comprendre elles-mêmes en faisant abstraction des
autres, est révolu. Nous savons aujourd’hui que nous ne serions pas
nous-mêmes s’il n’y avait pas eu les autres, dont l’histoire a interféré
avec la nôtre au point que, par exemple, l’épanouissement de la
civilisation musulmane a été parmi les moteurs les plus importants de
l’émergence de l’Occident moderne en tant que tel. « Je deviens Je en
disant Tu », effectivement, parce que la prise de conscience de moi-même
implique forcément une confrontation à mon histoire, qui est avant tout
une histoire de relations.
Le dialogue interreligieux n’est donc pas un simple hobby, une activité
périphérique de la vie spirituelle que l’on peut explorer lorsqu’on en a
le temps, à titre facultatif. Dans le domaine religieux aussi, la
coexistence pacifique est une notion obsolète, il nous faut nous diriger
vers ce que le théologien Hans Küng décrit comme le temps de la «
pro-existence » : ce temps où la connaissance et la reconnaissance de
l’autre seront cultivées et considérées comme centrales dans le
cheminement spirituel. Voilà le défi que nous lance la mondialisation
culturelle : si nous ne voulons pas la subir, mais l’agir, si nous
refusons qu’elle se manifeste, comme c’est trop souvent le cas
aujourd’hui, par un affadissement généralisé, une disparition de tous
les particularismes, un nivellement par le bas, si en bref nous voulons
résister à l’américanisation culturelle de la planète, nous devons nous
confronter à cette question cruciale : comment construire un
universalisme qui ne soit pas uniformité totalitaire, comment articuler
unité de l’humanité et diversité des civilisations, comment affirmer à
la fois la nécessité de valeurs universelles et la légitimité des
singularités culturelles ?
Mais cette problématique… n’est-ce pas celle du christianisme depuis
toujours ? N’est-ce pas celle qu’on tenté de résoudre les Paul de Tarse,
les Clément d’Alexandrie, les Thomas d’Aquin et les Augustin d’Hippone ?
N’est-ce pas celle dont le dominicain Claude Geffré pointe l’actualité
brûlante pour tout chrétien : « L’expérience historique d’un pluralisme
de fait, écrit-il, nous invite pour la première fois à prendre au
sérieux toutes les conséquences d’un pluralisme religieux de principe ».
Mes neuf autres « commandements » du dialogue, que je ne peux
décliner ici qu’en en présentant brièvement les lignes de force, je les
articulerai autour des trois temps d’une phrase fondatrice sur laquelle
j’aime à m’appuyer. Il s’agit d’une citation de Thomas Merton, ce
trappiste américain qui, du fond de sa cellule monastique, mobilisa tout
une génération derrière Martin Luther King, pour le mouvement des
Droits civiques, contre la guerre du Vietnam, contre la bombe atomique,
etc. Il fut en outre l’un des pionniers du dialogue interreligieux
monastique, et résuma un jour sa démarche par ces paroles :
« Nous acceptons la division,
Nous collaborons avec la division,
Nous dépassons la division ».
Les neuf principes suivants que je vous proposent consisteront donc
en quatre deuils résumés par le premier élément de cette phrase, en
trois explorations résumées par le deuxième, et en deux dépassements
résumés par les derniers mots de Merton.
« Nous acceptons la division… »
2) Faire le deuil de sa propre innocence
Nous le disions à l’instant : pour qui veut sérieusement approfondir
son identité spirituelle, impossible de faire l’impasse sur le passé, et
donc sur l’histoire de ses relations à l’autre. Mais - et nous ne le
savons que trop, nous les chrétiens ! - cette histoire est très souvent
chargée de crimes, de paroles et de gestes de haine. Massacres,
conversions forcées, persécutions font partie de notre généalogie,
j’allais dire de notre patrimoine génétique spirituel, nous ne pouvons
nous en laver les mains. C’est pourquoi l’acte inaugural du dialogue
consiste en une proposition de réconciliation, laquelle doit passer, la
plupart du temps, par une demande de pardon.
On s’est un peu trop vite gaussé, je crois, des multiples déclarations
de repentance du pape Jean-Paul II – plus d’une centaine depuis le début
de son pontificat ! Mais c’est précisément là, peut-être, l’élément le
plus génial d’un règne par ailleurs fort contestable ! Reconnaître qu’il
y a eu faute, reconnaître que nous en sommes responsables
(c’est-à-dire, au sens propre, que nous devons en répondre, même si nous
n'avons évidemment pas commis nous-mêmes les crimes en question),
demander le pardon (non seulement au Père, mais surtout au frère humain
concerné), voilà le premier pas incontournable de toute démarche
dialogale.
Il ne s’agit pas ici de se vautrer dans le dolorisme et la culpabilité,
ni de dévaloriser sa propre tradition par rapport à celle des autres :
la question est seulement de trouver le moyen que les crimes d’antan ne
pèsent plus sur le présent, qu’ils soient mis à distance. Non pas
oubliés, ni excusés, ni minimisés : simplement éloignés d’un commun
accord, pour pouvoir vivre ensemble et repenser l’avenir à nouveaux
frais. Il ne s’agit pas non plus d’un processus de négociation, qui
exigerait une symétrie des repentances : d’une part il y a des cas
(comme celui des relations judéo-chrétiennes ) où il n’y a objectivement
pas symétrie des torts et des crimes ; et d’autre part, même dans les
cas où un partage des responsabilités serait discutable, (comme celui
des relations islamo-chrétiennes), la démarche dont je parle ici se
passe de toute réciprocité. La question n’est pas d’établir un jugement
sur l’histoire, elle est seulement, pour celui qui demande pardon, de
purifier sa propre foi. Dès lors, nul besoin de réciprocité : je n’ai
pas à conditionner mon « premier pas » à la constatation d’une démarche
semblable chez l’autre, car la question cruciale est seulement celle de
mon rapport à ma propre histoire, pour mieux me comprendre et me
présenter plus libéré face à mon interlocuteur.
3) Faire le deuil de tout projet de prosélytisme
Les crimes dont il est ici question sont presque toujours liés (en
tout cas, pour les religions à prétention universelle comme le
christianisme ou l’islam) à la volonté d’imposer à l’autre, d’une façon
ou d’une autre, sa propre vision du monde. Ce que j’appelle l’honnêteté
spirituelle (analogue à l’honnêteté intellectuelle dans le domaine de la
foi) implique donc d’aller déraciner le mal jusque dans ses fondements :
abandonner toute arrière-pensée de conversion de l’autre.
Malheureusement, malgré toutes les déclarations de paix que multiplient
les responsables religieux depuis une quinzaine d’années (la rencontre
d’Assise de 1986 fut en la matière un événement inaugural), les
conséquences logiques et théologiques de cette « paix » tant désirée
sont rarement explorées.
Quelques années après Assise, le Vatican publiait par exemple un
document intitulé « Dialogue et Annonce », dans lequel il était précisé
que « l’annonce a la priorité sur toute forme d’activité ecclésiale,
tandis que le dialogue est l’un des éléments intégrants… (et que) les
chrétiens doivent toujours se rappeler que le dialogue reste orienté
vers l’annonce ». Autrement dit, l’évangélisation est la fin du
dialogue, au sens de sa finalité. Je dis que dans ces conditions, elle
est aussi la fin du dialogue, au sens de sa disparition. S’engager à se
confronter à l’altérité est une attitude incompatible avec celle qui
consiste à espérer pouvoir un jour réduire l’autre au même (même s’il
n’est bien sûr plus question de conversion forcée). Le dialogue est
alors ramené aux prolégomènes de l’évangélisation, à une préparation de
l’entreprise missionnaire : il n’est plus qu’un « dialogue-hameçon »,
selon l’expression du musulman tunisien Mohammed Talbi.
4) Faire le deuil de toute prétention à la supériorité
Faisons un pas de plus : abandonner définitivement l’espoir ambigu de
voir un jour l’autre se convertir, c’est en fin de compte remettre en
question en profondeur l’assurance dans laquelle nous nous étions
confortablement installés, cette certitude que notre façon de voir Dieu
est la meilleure possible. L’abandon est douloureux, j’en conviens, il
est insécurisant et même vertigineux. Mais la vie même est insécurité,
pourquoi donc la vie spirituelle serait-elle un long fleuve tranquille ?
Nous souffrons tous de ce que j’appelle le complexe du frère aîné :
lorsque l’enfant paraît, il est naturellement le centre du monde pour
lui-même et ses parents, il occupe tout l’espace… Soudain vient le
cadet, qui vient faire obstacle à la toute-puissance de son désir : il
faut qu’il apprenne à partager, au-delà du caractère naturellement
impérialiste de son instinct de possession. Cette reconnaissance du
scandale de l’altérité, cet abandon essentiel qui conduit à admettre la
pleine légitimité de l’autre, voilà à quoi nous sommes invités : il faut
apprendre maintenant à partager le Royaume des Cieux.
Faire le deuil de la supériorité de sa religion, ce n’est ni sombrer
dans le nihilisme (« rien ne vaut »), ni tomber dans le relativisme («
rien n’a de valeur en soi ») ni se rallier à l’indifférentisme (« tout
se vaut »). Les religieux qui passent leur temps à mettre en garde leurs
fidèles de façon comminatoire (comme dans le document romain Dominus
Jesus ) contre les risques du dialogue, voudraient nous faire croire que
la prétention à la supériorité est indissociable de la vraie foi. Ces
tentatives de culpabilisation voudraient nous persuader qu’il est
impossible de se situer en dehors de toute logique de comparaison. Mais
c’est là nous demander une perversion d’amour ! L’amour véritable, lui,
ne compare pas, n’a pas besoin de se rassurer avec des « plus » et des «
moins » pour se persuader de son existence : quel piètre amoureux
serait-il, celui qui voudrait absolument que son aimée soit
objectivement la plus belle, la plus intelligente de toutes les femmes !
Et avons-nous besoin de penser sérieusement que nos enfants sont « les
plus beaux du monde » pour les aimer au-delà de tout ? Non, si la foi
est une relation d’amour, elle n’a que faire de déclarer telle ou telle
église « voie ordinaire et plénière du salut ».
5) Faire le deuil de tout consensus ici-bas
« Vous faites bon marché de la Révélation, objecterons certains. Le
Christ n’a-t-il pas dit lui-même qu’il est la Voie, la Vérité, la Vie ?
La Voie, et non pas une voie parmi d’autres ! » Par ce genre de
raisonnement, même si l’on se veut « tolérant » pour toutes les autres
religions, cette tolérance ne vaut que pour le monde présent, et on ne
fait que reporter la prétention à la supériorité chrétienne dans le
domaine des fins dernières, de l’eschatologie. Et l’on se dit que si
toutes les traditions possèdent des bribes de la Vérité unique, c’est en
définitive la nôtre qui en est dépositaire dans sa totalité, même si
cela ne sera manifeste qu’à la fin des temps. Le totalitarisme de la
pensée se fait ainsi plus acceptable, il n’en est pas moins pervers…
Telle fut longtemps l’attitude de l’Eglise – moins simpliste qu’on ne le
dit souvent, mais moins honnête que ce qu’elle en dit elle-même. On
cite souvent, en effet, l’adage « Hors de l’Eglise point de salut », qui
fut opposé par Rome essentiellement aux hérétiques, mais vis-à-vis des
autres religions l’attitude chrétienne fut plus subtile, elle était
inclusive, et non pas bêtement exclusive : depuis Clément d’Alexandrie
et les autres Pères qui « baptisèrent » la philosophie grecque, il
n’était pas question de rejeter tous les païens dans les ténèbres
extérieures, mais de considérer que leurs croyances avaient en fait la
fonction de « préparations évangéliques ». On admettait volontiers que
les traditions de l’humanité comportaient des « pierres d’attente », des
« semences du Verbe », étant entendu que ces semences ne pourraient
pleinement venir à la lumière que dans le cadre du christianisme. Cette
vision de la foi de l’autre comme « tremplin », selon l’expression de
Clément, peut paraître tolérante – elle a été réaffirmée par la
déclaration Nostra Aetate du concile Vatican II -, mais elle ne
correspond en rien à une reconnaissance de l’autre en tant qu’autre,
elle ne le considère que comme un même en devenir. (A noter, d’ailleurs,
que dans cette perspective évolutionniste il est impossible de prendre
au sérieux, et donc de penser l’avènement et surtout le succès d’une
nouvelle religion après le christianisme, c’est pourquoi l’islam a
toujours été un point d’achoppement pour la théologie chrétienne des
religions). Anima naturaliter christiana, disait-on au Moyen-Âge, l’âme
est naturellement chrétienne, certains ont la chance de le savoir, les
autres le découvriront plus tard… Encore au Xxe siècle, la théorie du «
christianisme anonyme » de Karl Rahner relève de ce même impérialisme
spirituel à visage de tolérance.
Croire vraiment en la transcendance de Dieu, c’est au contraire admettre
une fois pour toutes, et sans arrières-pensées, que « la Maison de
notre Père est autrement conçue que ce qu’en décrivent nos pauvres plans
humains », comme le disait Martin Buber. Croire vraiment en l’immanence
de Dieu, c’est admettre une fois pour toutes que la Vérité est le «
sceau de Dieu », comme le disent les rabbins dans le Talmud,
c’est-à-dire qu’elle est absolument inaccessible dans son absoluité,
tandis que les hommes ont à dialoguer pour rassembler ici-bas les bribes
de vérité dont ils sont chacun dépositaires – c’est pourquoi emet, la
vérité en hébreu, est un mot constitué de trois lettres, la première de
l’alphabet, la dernière, et celle du milieu…
« …Nous collaborons avec la division… »
Partant de cette constatation que le pluralisme religieux n’est pas
transitoire, n’est pas un signe de l’imperfection de l’humanité ni de
l’inachèvement de l’histoire, mais qu’il est légitime en lui-même, nous
avons devant nous un immense chantier de travail. Travail de traduction,
essentiellement, si tant est que les religions sont comme des langues
par lesquelles les hommes disent et se disent entre eux leur part de
divin. J’aime cette métaphore de la langue, car elle sous-entend qu’on
ne peut pas se passer de cet outil hérité de l’histoire. Le poète le
plus universel, en effet, ne peut pas s’exprimer dans une langue
universelle qui n’existe pas (cf. l’échec de l’esperanto), il doit
forcément passer par une langue donnée, quitte à la transformer en
profondeur : Hugo ne peut être que français, Goethe ne peut être
qu’allemand, Dante ne peut être qu’italien… Ainsi en est-il des
religions. De nos jours, on a parfois la nostalgie d’une sorte de
religiosité universelle, qui serait fondée sur « le meilleur de chaque
tradition », correspondant aux visions universalistes de certains
mystiques. Mais c’est là une fausse vision de l’universel, comme si
celui-ci était disponible ici et maintenant, « en temps réel » comme on
le dit de nos jours. Au contraire, l’universel est un horizon qui ne
peut naître que de notre travail et du dialogue de nos singularités.
Nous avons donc à « collaborer », c’est-à-dire à travailler ensemble, à
partir de l’extraordinaire diversité de l’humanité.
6) Explorer les différences plutôt que les similitudes
Travail de traduction, dis-je, et comme tout traducteur professionnel
le sait, il convient de se concentrer sur les imperceptibles
différences d’entendement qui nous font souvent commettre des faux-sens,
voire des contre-sens. Ici encore, l’écueil consiste à essayer de
comprendre l’autre en le réduisant au « même », en transformant ses
différences en similitudes, en ramenant sa part d’inconnu à ce qui pour
nous relève du déjà connu. Or, en réalité, « pour comprendre l’autre,
disait le grand islamologue Louis Massignon, il faut se placer dans
l’axe de sa naissance », et cette opération de décentrement radical est
ce qu’il y a de plus difficile. Les traducteurs littéraires connaissent
le piège des « faux amis », qui nous font prendre le library anglais
pour une « librairie », le virtual pour du « virtuel », l’adverbe
actually pour « actuellement », etc. Nous en sourions, mais nous faisons
la même erreur lorsque nous ramenons la « compassion » bouddhiste à
l’agapé chrétienne, en faisant abstraction de la distance abyssale qui
sépare l’anthropologie chrétienne et la bouddhiste, lorsque nous croyons
que la réincarnation orientale est grosso modo l’équivalent de notre
résurrection, lorsque nous disons que les juifs constituent le « peuple
du Livre » (et donc de la lettre) alors qu’Israël est avant tout le
peuple de l’interprétation du Livre (donc celui de l’esprit)… On le
voit, il y a du pain sur la planche, et l’on commence à comprendre
l’autre lorsque, par désillusions successives, on prend conscience que
l’on avait jusqu’à présent rien compris de lui…
7) Explorer la genèse des préjugés
Ce travail de défrichement implique que le dialogue des religions ne
peut faire l’impasse sur la science des religions, sur la critique
historique, littéraire, sociale, etc, qui nous permet d’avoir, au-delà
de nos différentes sensibilités spirituelles, un langage commun. Grâce
aux sciences humaines, il est possible de discuter ensemble à partir
d’une plate-forme rationnelle, qui tient à distance le poids des
subjectivités historiques. Ainsi les préjugés réciproques peuvent-ils
être soumis au crible de l’analyse. Il n’est plus possible d’affirmer,
par exemple, à partir d’un certain travail commun sur les textes du
Nouveau Testament et du Talmud, que la polémique de Jésus avec les
Pharisiens (dont il est d’ailleurs objectivement très proche) relève de
l’opposition entre la religion de l’Amour et celle de la Loi, entre
l’universalisme évangélique et le particularisme crispé des juifs, entre
la logique du pardon et celle du juridisme. Ces idées toutes faites,
héritées d’un anti-judaïsme ancestral, demeurent malheureusement encore
sous-jacentes à un certain discours chrétien « progressiste », par
ailleurs tout à fait sincèrement opposé à l’antisémitisme moderne.
L’inculture et la manque de travail intellectuel et spirituel expliquent
la permanence de ces préjugés chez des gens de bonne foi, parce qu’un
enseignement de la fraternité (le mot lui-même implique un labeur, un
apprentissage de l’autre, un effort d’intelligence) n’a pas suffisamment
pris la place de ce que Jules Isaac a appelé « l’enseignement du mépris
» multiséculaire à l’égard du judaïsme, celui-là même auquel Vatican II
voulait mettre fin.
Une intervention des sciences humaines dans le débat interreligieux ne
va pas sans problème, ni sans résistances : ainsi en est-il, par
exemple, lorsque des musulmans refusent toute lecture critique du texte
coranique, compris comme Parole divine purement « descendue » en langue
arabe, telle quelle dans son absoluité, par la bouche du Prophète.
Autre exemple, les chrétiens qui se penchent sur les racines de
l’antijudaïsme de leur tradition ne peuvent que remonter jusqu’à leurs
textes fondateurs, et tenter de comprendre à quel point les évangiles
eux-mêmes sont marqués par une polémique (en l’occurrence
intra-judaïque, puisque les évangélistes eux-mêmes étaient juifs, sauf
Luc) qui a subi des distorsions dans son interprétation au cours des
siècles. Le portrait relativement « positif » de Ponce Pilate donné par
les évangiles (Pilate qui fut en réalité l’un des pires procurateurs que
la Judée est connus) est un signe de ce parti pris de la toute première
génération chrétienne – et cette constatation est évidemment
vertigineuse pour le chrétien d’aujourd’hui. Le dialogue honnête nous
conduit donc à revoir de fond en comble l’interprétation de passages
comme Matthieu 5, 43 : « On vous a appris Tu aimeras ton prochain et tu
haïras ton ennemi, moi je vous dis aimez vos ennemis et priez pour vos
persécuteurs ». Si le commandement d’aimer son prochain est
effectivement un leitmotiv de l’Ancien Testament, celui d’haïr son
ennemi n’y est nul part mentionné, il y a donc là une sorte de
falsification de la citation biblique par Matthieu lui-même, le plus
juif des évangélistes pourtant, qui se laisse ici emporter par sa
polémique contre ceux de ses coreligionnaires qui n’ont pas reconnu
Jésus comme Messie.
On le voit par ces simples exemples non développés ici, la recherche et
l’étude des textes nous conduit à des remises en question radicales.
Pour continuer sur l’antijudaïsme, et pour reprendre une expression du
psychanalyste Daniel Sibony, « l’origine de la haine, c’est la haine de
l’origine ». Il ne suffit donc pas de se proclamer tolérant, il faut
aller extirper les racines de la violence jusqu’au cœur même de notre
incertitude identitaire angoissante (en l’occurrence, pour les
chrétiens, aller jusqu’à affronter le paradoxe d’une religion se
réclamant d’un rabbi juif… qui ne se voulait manifestement pas fondateur
de religion !)
8) Explorer la pluralité de l’autre
Je n’insisterai pas sur ce huitième thème, car il me semble évident
que ce même travail d’étude dont je viens de parler nous amène
naturellement à considérer que l’Autre n’est pas un et figé dans l’image
que l’on en a, qu’il se situe dans une histoire et une géographie.
Toutes les religions ont leurs richesses et leurs lignes de perte,
toutes ont leurs intégristes et leurs réformateurs, toutes ont leurs
potentialités d’ouverture et leurs tendances au repliement sur soi. La
pratique du dialogue conduit à considérer l’autre comme pluriel et en
devenir… et dans le même temps, il nous fait porter un regard différent
sur notre propre tradition, qui elle aussi est plurielle et en devenir !
« …Nous dépassons la division »
Explorer, étudier inlassablement, avancer sans cesse contre le vent
de nos préjugés pour mieux connaître l’autre dans son irréductible
altérité. Mais en cours de chemin, il nous faut encore nous élever à une
autre dimension, sans vouloir précipiter les choses, mais pour tenter
de regarder ensemble vers un même horizon. « Nous devons tenter, dit le
dominicain Claude Geffré, de penser comment une révélation unique peut
inclure des Paroles de Dieu différentes… » Vaste programme ! Mais c’est
précisément là, je crois, que se situe la vocation proprement
universelle du christianisme. « Je ne suis pas venu abolir, mais
accomplir », dit Jésus. Aller vers cet horizon où l’unité ne s’inscrit
pas en faux contre la diversité, tel est la voie vers ce que Geffré
nomme un « accomplissement non totalitaire ».
9) Dépasser l’horizon de la relation bilatérale
Un première étape consiste à élargir le champ du dialogue, pour ne
jamais s’enfermer dans un système de discours clos. Pour cela, il nous
faut rompre avec ce que j’appelle la logique du tiers exclu : celle où,
sous prétexte d’affinités et de dialogue, on s’entend avec un autre sur
le dos d’un troisième. Par exemple, il arrive parfois que les chrétiens
impliqués depuis longtemps dans les relations d’amitié avec les
musulmans en arrivent à reprendre à leur compte des préjugés
antijudaïques émis par leurs interlocuteurs, et masqués insidieusement
derrière une rhétorique antisioniste ; inversement, des chrétiens
engagés dans le dialogue avec le judaïsme hésiteront à évoquer, par une
pudeur mêlée de complaisance, la question palestinienne…
Et si l’on veut aller plus loin, l’entente des trois monothéismes est
parfois teintée d’un certain mépris pour les religions orientales ou les
traditions africaines, plus ou moins considérées, dans une vision
évolutionniste de l’histoire des religions, comme archaïques ou
idolâtres. Là encore, il convient de travailler pour reconsidérer en
profondeur l’apport du monothéisme, qui véhicule sûrement autant
d’ombres que de lumières…
Enfin, le dialogue interreligieux ne peut, s’il veut demeurer vivant, se
contenter de n’être… qu’interreligieux. La confrontation avec les «
sans religion », agnostiques et athées, est essentielle pour se
comprendre en tant que croyants : elle peut nous aider à dépasser ce
qu’il y a d’idolâtrique et de totalitaire dans nos pratiques et nos
croyances – c’est en ce sens que la mystique chrétienne Simone Weil
parlait de « l’athéisme purificateur ». Après tout, judaïsme et
christianisme n’ont-ils pas été persécutés par Rome comme athéismes ?
10) Dépasser les notions traditionnelles de religion
Je ne peux ici que pointer en quelques mots vers une ligne d’horizon
riche de potentialités pour le christianisme à venir : celui d’un «
christianisme non religieux » tel que l’entendait le théologien
luthérien allemand Dietriche Bonhoeffer, résistant de la première heure
au nazisme et mort en 1945 en camps de concentration. Dans ses lettres
de prison, il écrivait : « Les gens religieux exploitent toujours la
faiblesse et les limites de l’homme. J’aimerais parler de Dieu non au
limites, mais au centre, non dans la faiblesse mais dans la force, non à
propos de la mort et de la faute, mais dans la vie et la bonté de
l’homme. Près des limites, il me semble préférable de laisser irrésolu
ce qui est sans solution… » Et refusant, en tant que pasteur, de «
vendre sa marchandise » ecclésiale, il en vint à poser cette question
vertigineuse : si Paul de Tarse a montré que la circoncision n’était pas
nécessaire au salut en Christ (à noter d’ailleurs qu’elle ne lui est
pas, dans l’esprit des Actes des Apôtres, incompatible, et qu’il pouvait
donc exister une « judaïsme chrétien » tout à fait légitime), si donc
l’appartenance à la tradition des pères de Jésus n’était pas une
condition pour être chrétien, peut-on se demander aujourd’hui si la
religion elle-même est nécessaire au salut ? S’il le Christ n’est pas au
contraire, d’une certaine façon, par la distance de liberté intérieure à
laquelle il nous appelle envers toutes les instances sociales, y
compris religieuses… s’il ne serait pas le « Seigneur des non religieux »
? Autrement dit, pourrait-on être chrétien sans adhérer à un système de
croyances et à une communauté donnée, et dans ce cas, « comment parler
de Dieu sans religion ? »
Cette interrogation fondamentale, à laquelle le chrétien d’aujourd’hui
ne peut que se confronter s’il suit jusqu’en ses ultimes conséquences
une démarche de dialogue avec les autres traditions, rejoint – sur un
plan théologique – la pensée politique et sociologique d’un Marcel
Gauchet : « le christianime est la religion de la sortie de la religion
», explique ce philosophe dans son fameux livre Le désenchantement du
monde. On pourrait citer aussi, à un tout autre niveau, les paroles du
bénédictin Henri Le Saux, après une longue pratique de dialogue avec les
spiritualités indiennes : « Ce qu’il y a à contruire maintenant,
écrivait-il à la fin de sa vie dans son journal, c’est le Christianisme
de l’âge post-religieux… Accepter la révolution amenée par Jésus, tout
de suite désarmorcée, dès la première génération chrétienne…. Préparer, à
partir de l’Eglise-mythe, l’Eglise non-mythique ».
Il se pourrait bien que le christianisme, en tant que phénomène
socio-historique (condamné donc à avoir un début, un développement et
une fin) soit amené dans les décennies à venir à se libérer de tout son
apparat institutionnel pour revenir à une sorte de pauvreté essentielle.
En touchant le fond de son écroulement sociologique, peut-être
trouvera-t-il ses véritables fondations… Il ne ferait là qu’illustrer la
parole évangélique : « Si le grain tombé en terre ne meurt pas, il ne
portera pas de fruit ».
Jean Mouttapa