03 novembre 2013

L'Amérique latine, des civilisations indiennes aux « théologies de la libération ». Par Roger Garaudy



 « Notre mère, c'est l'Amérindie, notre père c'est l'Espagne », écrit
Enrique Dussel13.
Nul, en effet, ne saurait comprendre l'apport, de valeur universelle,

13 Enrique Dussel, H i s t o i r e et Théologie de l a libération, Paris, Éd. ouvrières, 1974, p. 36.

de l'Amérique latine à la conception et à la réalisation d'un socialisme
de type nouveau, sans tenir compte de la double contribution des
cultures autochtones de l'Amérique, notamment celles des Incas, des
Mayas, des Aztèques, et des actuelles « théologies de la libération »,
libérant le christianisme de la chrétienté et de ses perversions grecques
et romaines.
L'apport des cultures indiennes a été systématiquement nié et
détruit par les conquistadores espagnols.
C'est seulement au xxe  siècle, avec les pionniers de la « renaissance
indienne » (l'Indien maya-quitché Adrian Chavez, et l'Indien aymara
[des Incas de Bolivie] Fausto Reynaga) que fut exhumé le riche
héritage humain des grandes cultures de l'Amérique « préhispanique
».
Le phénomène est d'autant plus signifiant que les Indiens autochtones
constituent la majorité de la population dans quatre pays de
l'Amérique latine : ils sont 9 millions d'Incas au Pérou sur 15 millions
et demi, 4 millions et demi sur 6 millions et demi en Equateur,
3 millions et demi sur 4 millions et demi en Bolivie, et 4 millions
d'Indiens mayas sur 6 millions d'habitants du Guatemala. Il existe, en
outre, de fortes minorités comme au Mexique où vivent 10 millions de
Mayas et d'Aztèques sur 60 millions d'habitants, et 600000 Incas au
Chili sur 10 millions d'habitants.
Alors qu'ils ont été pratiquement exterminés aux États-Unis et au
Canada, les Indiens sont environ 40 millions dans l'ensemble du
continent américain.
Mais, plus important encore que leur nombre est le fait
qu'ils sont les héritiers de hautes civilisations, notamment celles
des Incas, des Mayas, des Aztèques, qui, avant le massacre systématique
perpétré par les Occidentaux au 16e  et au 17e  siècle, étaient à la
pointe de la technique en ce qui concerne l'hydraulique et l'irrigation,
l'agronomie avec la rotation des cultures et la sélection des animaux
d'élevage, l'architecture, la médecine, l'astronomie, les mathématiques,
et professaient de grandes religions. Cet héritage culturel leur a
permis de résister à cinq siècles de colonialisme sauvage.
Les problèmes actuels de l'Amérique latine sont inintelligibles pour
qui conserve encore le préjugé occidental selon lequel, par exemple,
le Pérou ne commence à exister que lorsque l'Européen le « découvre
», ou la Chine quand Marco Polo y parvient.
Lorsque l'Indien maya-quitché Adrian Chavez a traduit le livre
sacré de ses ancêtres mayas le Pop Vu (que l'on appelle d'ordinaire, en
Occident, le Popol Vuh ) , c'est-à-dire le « Livre des événements », qui
n'est pas une simple « chronique », mais qui condense les grandes
étapes de la civilisation indienne, il a donné le fil conducteur pour
comprendre cette haute culture.
Fausto Reynaga, Indien aymara, a résumé l'âme de cette culture :
« Le premier enseignement que les parents, avant toute école,
transmettaient à l'enfant était celui-ci : Tu vois cet enfant qui est en
face de toi ? Pense que ses yeux sont comme les tiens, et que lui aussi
te regarde ; c'est comme si c'était toi avec un autre visage [...] Plus
tard, devant le champ de maïs, ils lui disaient : Regarde la petite
plante de maïs qui commence à pousser grâce à la pluie et à la lumière
du soleil. Tu dois savoir que la pluie, le soleil, l'air et la terre
travaillent tous ensemble pour aider la petite plante à grandir. Tous
les êtres du monde travaillent en collaboration. Or, pense que tu te
nourris de maïs et donc qu'il y a, en toi, quelque chose que t'ont
donné la pluie, le soleil, l'air et la terre, que tu es né de leur
fécondation, qu'elles constituent ta substance même ! On lui enseignait
ensuite des idées supérieures pour le conduire jusqu'au désir
cosmique qui devait l'inciter à apprendre, à chercher, à agir collectivement
dans le tout de la croissance de l'univers. De cette éducation
naquirent des astronomes, parmi les plus grands de l'humanité, des
mathématiciens qui inventèrent, avec le zéro, les lois des progressions
numériques, cette invention qui rendit possible tous les calculs [...]
Tels sont les fondements de la conscience de l'homme pré-américain.
Le Bien c'est de nous acheminer tous ensemble vers un plus être, avec
la joie profonde d'aider au cheminement de tous. Tel est l'enseignement
cosmique du Popol Vuh . »
Pour l'Indien, l'homme occidental, isolé du cosmos, saccage la
nature ; isolé de l'autre homme et de la communauté, il engendre les
deux grands fléaux de l'histoire : la propriété privée et la guerre.
Le socialisme de modèle occidental ne met pas fin à ces maux parce
qu'il n'est pas pénétré de la vision indienne fondamentale : l'homme
est solidaire de l'univers, et tous les êtres ne forment qu'une seule
communauté. « Le communisme marxiste, écrit Reynaga, ne tient pas
compte de la dimension cosmique de l'homme : il s'isole de la terre.
Tout comme un christianisme platonicien enseignait : dédaigne la
matière et sauve ton âme. » Cette vision occidentale, chrétienne ou
marxiste, est dualisme, séparation, alors que, selon la vision indienne,
« chaque être doit vivre, par nature et librement, de manière
cosmique et communautaire ».
D'une telle vision du monde, un groupe d'Indiens péruviens,
descendants des Incas, tiraient, en 1977, une conception originale du
socialisme.
Au point de départ de leurs réflexions sur le socialisme inca était
une vision religieuse du monde. La divinité suprême est pour eux
féminine : Pachamama, qui est toute chose et mère de toute chose.
Tout ce qui existe dans l'immensité de l'espace fait partie d'elle et
provient d'elle. Dans cette vision intégrative de l'univers comme unité
infinie, Pachamama englobe le temps comme l'espace. Le passé a
engendré le présent (c'est pourquoi il est aussi présent), de même que
le présent est en train de créer le futur (c'est pourquoi il est aussi
futur). Pachamama porte en elle tous les possibles qui naîtront dans le
futur.
A la différence de l'Occidental qui cherche à ravir les richesses de la
nature et à en tirer profit, l'Indien n'est pas en lutte contre la nature, il
vit en harmonie avec elle. « Les Incas considéraient que la nature, qui
n'est autre que la divine Pachamama, non seulement nous donne la
vie, mais nous protège, nous permet de nous développer, veille sur
nous. Elle se réjouit lorsque dans ses champs en «euis nous sommes
en harmonie avec elle. Elle s'attriste quand nous transgressons ses lois
[...] La maladie est une rupture avec l'ordre de la nature14. »
Ce texte nous invite à une méditation cosmique sur les édifices
cyclopéens de Machupicchu ou d'OUantaytampy : « Les Incas pensaient
que la vie habite les oiseaux, les plantes, les animaux, les
montagnes, les rochers. C'est pourquoi ils taillèrent les pierres avec
les pierres, pour ne pas les blesser ; c'est pourquoi ils élevèrent les
murs en pierres si parfaitement travaillées qu'elles jouxtent les unes
avec les autres et qu'elles se soutiennent mutuellement. Ils firent cela
avec amour car il faut aimer les pierres comme on aime ses parents,
ses frères, sa communauté. L'Occidental a perdu cette sorte
d'amour... c'est pourquoi il ne parvient pas à comprendre ces
monuments... Il n'a pas d'amour pour les pierres, comme nous les
Indiens15. »
De même, les Indiens ne considérèrent jamais les métaux précieux
comme un moyen d'accumuler des richesses. Pour eux, l'or, l'argent
étaient des métaux propres à l'expression plastique, que Pachamama
leur offrait de ses entrailles pour qu'ils exaltent toutes les manifestations
du beau existant au sein de l'harmonie universelle, alors que les
barbares conquistadores fondirent en lingots la plupart de ces oeuvres
artistiques. Seules furent épargnées quelques pièces du Mexique qui
firent l'admiration d'Albert Durer : « Tout cela est bien plus beau à

14. Pour toute cette description du « socialisme inca » nous suivons de très près les textes
indiens publiés par le centre Croissance des Jeunes Nations et l'Université catholique, document
n° 23 : « Paroles du mouvement de libération indienne », avril-juin 1968.
15. Op. cit.
voir que des prodiges [...] Et de toute ma vie je n'ai jamais rien vu qui
m'ait plus réjoui le coeur que ces choses. Car j'ai vu là des oeuvres d'un
art singulier et j'ai été saisi d'admiration devant la subtile ingéniosité
des hommes dans les pays étrangers1 6 . »
De cette vision unitaire, intégrative, communautaire de la vie, qui
caractérise la spiritualité indienne, découle la forme spécifiquement
inca du socialisme. Même si les Indiens actuels du Pérou nous en
donnent peut-être une version idéalisée et préconisent un retour à elle
comme à un âge d'or, cet âge d'or inversé, projeté dans l'avenir,
constitue une utopie fécondante pour l'élaboration d'un socialisme à
visage humain et divin.
A la différence des Occidentaux, disent les Indiens du Pérou,
héritiers des Incas, le monde n'est pas pour nous un champ de bataille
où l'homme est un loup pour l'homme. Ils perçoivent au contraire le
monde comme un tout naturellement harmonieux, peuplé de gens
apparentés entre eux puisqu'ils naissent tous de la même mère,
Pachamama. De cette conception indienne de la fraternité cosmique
naît l'esprit communautaire, comme de la conception individualiste de
l'Occident naît l'égoïsme.
Les Incas, conscients de leur unité en la divine Pachamama d'où ils
émanent tous, considèrent que chacun, du seul fait de sa naissance, a
le droit de jouir d'une parcelle de terre, mais cet usufruit n'implique
pas la propriété, car personne ne peut être propriétaire de l'indivisible
Pachamama. Le travail ne nous oppose pas à la nature ; il nous
identifie à elle tout comme il nous permet de vivre pleinement.
Pour les Incas, loin d'être une malédiction et un châtiment, le
travail s'identifiait avec la joie de vivre. Dans le travail, ils s'éduquaient,
ils renforçaient leurs liens mutuels, et, par là même, se
reliaient à Pachamama. C'est pourquoi leurs plus belles fêtes, des
semailles à la moisson, leurs chants, leurs danses, toutes leurs
expressions de la joie de vivre étaient reliées à leur travail.
Pour eux, écrivent en 1977 leurs descendants, « gouverner signifie
faire que tout le monde travaille dans la joie ». Alors que, pour
l'Indien d'Amérique, l'Occident a apporté le travail forcé, le chômage
et la misère.
A partir de cette conception du travail, pour les Incas, l'organisation
économique est ordonnée à l'organisation sociale, alors qu'en Occident,
sous tous les régimes, esclavagiste, féodal, capitaliste (et même chez
ceux qui se disent « socialistes »), l'organisation sociale a été subordonnée
à l'économie. L'exemple le plus typique — dont les Indiens

16. A. Durer, Lettres, Paris, Éd. Hermann, 1964, p. 123.
d'Amérique eurent le plus à souffrir — est celui du capitalisme, où les
dirigeants des entreprises les plus puissantes disposent du pouvoir
effectif alors qu'ils n'ont d'autre visée que la croissance et le profit de
leurs entreprises, sans avoir la moindre vocation « sociale ». L'idéal
inca du socialisme implique ainsi une inversion radicale : partir non
des exigences de la production économique et du profit, mais des
besoins réels d'un peuple et de son harmonie sociale.
Du point de vue politique, la société inca est composée de
communautés ( ayllus ) qui se gouvernent d'elles-mêmes. A tous les
niveaux, Payllus, unité sociale de base, à la fois centre de production
et d'éducation, se gouverne elle-même : des assemblées communales
et des conseils formés par les « sages » de la communauté élisent un
chef qui n'est que le premier entre des égaux. Même le Sapan Inca est
ainsi élu par le Conseil d'État.
La femme jouit des mêmes droits que l'homme. Non seulement le
pouvoir suprême, divin, est exercé par une divinité féminine, Pachamama,
mais la plus petite unité humaine n'est pas l'individu, mais le
couple.
Le Manifeste du mouvement indien péruvien en 1978, se référant
au système des Incas, proclame : « Nos problèmes catastrophiques ne
pourront être résolus par le gouvernement actuel ni par aucun des
partis de mentalité ou d'inspiration occidentales, mais à partir des
principes communautaires incas17 [...] le capitalisme est la plus grande
création de l'Occident, alors que la plus grande création indienne est
Payllus, qui est, par essence, communautaire et socialiste. »
Identité culturelle et libération sont étroitement liées dans le
mouvement indien, et cette lutte pour l'identité culturelle et la
libération ne peut être réduite à la lutte de classes, même si celle-ci en
est une composante.
Il y a d'ailleurs, dans le mouvement actuel, des tendances diverses.
Alors, par exemple, que les Indiens du Pérou posent le problème du
socialisme en termes de « retour aux sources » d'un socialisme inca
considéré par eux comme la forme la plus pure de la société
communautaire et socialiste, les Indiens de l'Equateur (relevant
également de la filiation inca) ont une attitude moins intransigeante,
notamment à l'égard de la technologie occidentale, bien qu'ils
considèrent, eux aussi, qu'une certaine technique rompt les équilibres
naturels et les équilibres sociaux et qu'ils refusent le modèle occidental
de croissance. Les Indiens shuar de l'Equateur écrivent par

17. Rappelons que les Indiens du Pérou constituent la majorité (9 millions sur moins de 16
millions) et sont ainsi dans la situation d'un peuple opprimé par une minorité coloniale.
exemple : « Utiliser les outils de la civilisation ne conduit pas
nécessairement à imiter le Blanc, mais plutôt à partager avec lui un
trésor commun à l'humanité tout entière auquel toutes les cultures, à
toutes les époques, ont apporté leur contribution. »
De même, sans adopter en bloc le marxisme, ils trouvent en lui des
instruments d'analyse des lois de la croissance du capitalisme et du
sous-développement des pays du tiers monde, sous-développement
qui est un corollaire de la croissance des pays industrialisés.
Le problème du socialisme, en Amérique latine, n'est donc pas un
produit d'importation : il a des racines profondes dans les grandes
civilisations bien antérieures aux « grandes invasions » de l'Occident
au xvie siècle.
Le christianisme non plus n'est pas arrivé, chez les Incas du Pérou,
chez les Mayas et les Aztèques du Mexique, dans un vide spirituel.
C'est cette deuxième composante du mouvement actuel de libération
de l'Amérique latine qu'il convient d'examiner pour discerner, dans
ce continent immense, les germes de l'avenir.
Ce que les conquérants européens, les conquistadores, apportèrent
d'abord en Amérique, ce fut la destruction, le pillage, la servitude et
la mort. Ce fut le génocide indien, perpétré par des hommes qui
n'avaient d'autre supériorité que militaire : une marine puissante, le
cheval, les armes à feu, le canon.
Au lieu de s'ouvrir à ces hautes cultures, ils accomplirent « la
destruction des Indes18 », selon le titre même d'un grand témoin,
l'évêque Barthélémy de Las Casas dont le père avait été un
compagnon de Christophe Colomb. Il avait commencé sa vie en
recevant des terres volées aux Indiens et en les exploitant par le travail
forcé jusqu'à ce que, prenant conscience du crime commis dont il était
complice, il se convertisse, renonce à la propriété de ces terres et de
ces hommes, née dans le sang, et devienne à la fois le témoin, le
premier historien du crime, et l'apôtre militant et solitaire de la
« protection des Indiens ». Il fut longtemps le seul, et demeura parmi
le nombre infime de prêtres, qui, avec Vasco de Quiroga, surent
proclamer : « Je ne suis pas l'évêque des Espagnols mais des
Indiens », qui, avec le dominicain Montesinos, dès 1511, osèrent
distinguer christianisme et hispanité, qui, avecToribio de Mogrovero,

18. Barthélémy de Las Casas, L a Destruction de los I n d i a s , traduit en français sous le titre
Très brève r e l a t i o n sur l a destruction des I n d i e n s , Paris, Mouton-De Gruyter, 1974.
ancien président de l'Inquisition de Grenade, après avoir su s'ouvrir à
la culture arabe en Espagne, essaya encore de comprendre et d'aimer
l'Indien. Ce furent là quelques exceptions héroïques d'hommes en
butte à l'administration coloniale, comme Valdivioso qui, pour avoir
tenté un ultime effort pour « s'ouvrir » à l'Indien, fut assassiné par le
gouverneur, en 1650, en Amérique centrale.
Le dieu que le christianisme officiel apportait et qui servait de
prétexte « spirituel » à l'invasion, au massacre et au nouvel esclavage,
était une sanglante idole. C'était d'abord un christianisme strictement
occidental, hellénisé et romanisé depuis des siècles, refusant de
reconnaître toute culture autre que gréco-romaine, fossilisé depuis des
siècles dans la scolastique. Dans le cas de l'Espagne, c'était pire
encore : depuis près de huit siècles, depuis 718, c'est-à-dire aussitôt
après les premiers débarquements des Arabes, en 711, accueillis, on
l'a vu, en libérateurs, la lutte de l'Église d'Espagne pour la reconquête
avait commencé. Pendant près de huit siècles, la « chrétienté »
s'identifia à la guerre, à la « guerre sainte ». Alors que dans le reste
de l'Europe, depuis deux siècles, plus personne ne songeait aux
croisades, l'Espagne continuait la sienne jusqu'à la fin du xve siècle :
en 1492, c'est la chute de Grenade et du dernier royaume arabe
d'Espagne. C'est aussi l'année où Christophe Colomb débarque en
Amérique. La conquête de l'Amérique apparaissait, dès lors, comme
la continuation de la croisade. Seule la frontière avait changé. Elle
passait désormais par les Caraïbes. La même guerre, commencée en
718 en Espagne, se poursuivit, d'un même mouvement, jusqu'à ce que
les conquérants, Pizarre sur les Andes et Cortès au Mexique, eurent
détruit les Empires des Incas et des Aztèques1 9 . Alors, en 1620, ils
déposèrent les armes après mille ans d'une guerre continue, qui avait
été une guerre d'extermination, ignorant et détruisant les plus
prestigieuses civilisations dont quelques vestiges épars attestent
encore la splendeur, de l'Alhambra de Grenade aux ruines de
Machupicchu.
De 1492 à 1551, toute une civilisation est détruite par les Espagnols,
après la chute des Empires inca et aztèque. L'Indien meurt, ou est
contraint au travail forcé dans les terres qui lui ont été volées pour
devenir la propriété des envahisseurs (les encomiendas). Toutes les
structures politiques sont anéanties comme l'avait été l'économie
savante de leurs systèmes d'irrigation, de leurs réseaux routiers, de
leur urbanisme géant et raffiné : depuis 1524, tout le pouvoir

19. Nous suivons ici la très forte analyse faite par l'Argentin Enrique Dussel dans son livre
fondamental : H i s t o i r e et Théologie de l a libération, op. cit.
colonialiste est aux mains du Conseil des Indes qui, d'Espagne,
gouverne et le continent américain et l'Église, décidant à la fois des
entreprises commerciales, de la guerre ou de la fondation de diocèses
et de « missions ». En 1767, les jésuites seront chassés parce qu'ils
étaient le seul ordre qui n'admettait pas que le roi d'Espagne désigne
les missionnaires.
Ces missionnaires, depuis 1620, ont cessé de parler aux Indiens dans
leur langue, les paroisses sont créées par les chefs de ces camps de
travail forcé que sont les encomiendas de telle sorte que le christianisme
puisse jouer son rôle dans l'entreprise de domination coloniale
: garantir la résignation et la soumission des peuples opprimés.
En 1816, une Encyclique condamne les révolutions des Amériques
pour l'indépendance comme, vingt-cinq ans plus tôt, la papauté avait
condamné la Révolution française. D'ailleurs ces guerres d'émancipation
« nationale » n'apportent rien aux peuples : seules les oligarchies
dominantes rompent le lien colonial avec l'Espagne pour faire un
pacte plus profitable avec les Anglais et entrer dans le schéma néocolonial
tracé par Adam Smith : l'Amérique latine vend ses matières
premières à l'Angleterre et devient un débouché pour les produits
manufacturés anglais. Cette intégration au système capitaliste amène
au pouvoir, au milieu du xixe siècle, une bourgeoisie « libérale » qui
emprunte volontiers à la France une idéologie positiviste et athée, aux
États-Unis leur technique et leur pragmatisme.
Cette bourgeoisie, qui a fait sa richesse non par une véritable
industrialisation mais surtout par l'exploitation de travailleurs réduits
à la misère, est balayée par la crise de 1929, et, depuis lors, face aux
assauts de masses populaires misérables, les castes militaires prennent
directement le pouvoir avec l'aide des États-Unis qui utilisent ces
armées pour faire, à leur profit, la relève du néo-colonialisme anglais.
Ces armées dites « nationales » sont, en fait, les « courroies de
transmission » servant à maintenir leur peuple sous le joug des États-
Unis.
Avec la chute de la bourgeoisie laïcisante et athée, l'Église
catholique profite du revirement conservateur pour essayer de réaliser
une nouvelle « chrétienté » en créant ses propres organismes de
pouvoir dans l'enseignement, la politique et l'économie (écoles
confessionnelles, syndicats chrétiens, action catholique, partis de
démocratie chrétienne). Dussel écrit : « Le temps dépensé pour le
maintien de la chrétienté est du temps perdu pour le christianisme
20 », et ajoute : « Bien que Christophe Colomb soit arrivé en
20. I b i d . , p. 106.
Amérique en 1492, c'est seulement aujourd'hui que nous sommes en
train de découvrir l'Amérique, surtout l'Amérique latine21. »
Découvrir l'Amérique, c'est découvrir tout ce qu'elle portait en elle
de spécifique, dans la richesse de ses cultures et de ses civilisations,
c'est découvrir les occasions perdues de l'histoire, c'est-à-dire la
possibilité d'enraciner la foi à partir d'une culture qui ne soit pas
seulement occidentale, gréco-romaine, mais à partir des valeurs
vécues des Incas ou des Aztèques. C'est être capable de prendre ce
recul par rapport à soi-même, de relativiser sa propre culture, de
comprendre ce qu'il y a de contingent dans le fait que le christianisme,
depuis le début du ive siècle, s'est exprimé dans les cadres de la
philosophie grecque et a triomphé politiquement en empruntant les
hiérarchies de l'Empire romain. Alors, seulement, des cultures et une
foi pourront se déployer et créer un monde nouveau sans avoir à
renier ou à abandonner leur propre civilisation, mais en la fécondant
et en la transformant de l'intérieur.
Cette prise de conscience, en théologie, ne s'est produite qu'à partir
de 1962. Jusque-là, les théologiens avaient toujours fait une théologie
européenne, théologie dogmatique partant des postulats formulés
dans le langage d'une culture étrangère, et non pas théologie
fondamentale partant de ce qui est vécu par un peuple pour lui faire
prendre conscience des principes derniers qui sous-tendent sa propre
pratique.
Saint Paul avait déjà montré, dès le 1er  siècle, qu'il n'était pas
nécessaire d'être juif pour devenir chrétien, et qu'un Grec ou un
Romain pouvaient vivre l'expérience du Christ à l'intérieur de leur
propre culture. Mais, pendant vingt siècles, l'Église en est restée là :
la philosophie grecque était sa seule manière de penser ses dogmes, la
hiérarchie impériale romaine était sa seule forme d'organisation, le
latin était la seule langue sacrée.
C'est ainsi qu'elle perdit le monde : l'Islam n'a jamais été évangélisé
parce qu'on prétendait le couler dans le moule gréco-latin, alors
que l'Islam ne peut être évangélisé qu'à partir de l'Islam. On ne se
dépasse et l'on ne peut s'enrichir de l'apport des autres que par un
développement organique, intérieur, à partir du mouvement profond
que l'on porte en soi. De même n'ont été touchés profondément ni les
hindous, ni les Chinois, ni les Africains. Au 16ee  siècle, Rome refusait
à un grand précurseur, le prêtre Ricci, le droit de célébrer une liturgie
de « rite chinois », adaptée de la liturgie romaine. Comme si le latin
21. ibid., p. 36.
seul était la langue sacrée, et non l'arabe, le chinois, ou toute autre
langue.
Il fallut attendre le dernier tiers du 20e siècle pour que l'on
commence à comprendre ce qu'il y avait de misérablement appauvrissant
dans cet « européocentrisme », aussi bien pour le christianisme
que pour le socialisme.
Sur ce point, l'Amérique latine, avec ses « théologies de la
libération », a donné le premier exemple. Après les ouvertures du
Concile de Vatican II, « ouverture au monde », malgré bien des
timidités, des réticences, des résistances et des compromis, un
mouvement irréversible était enclenché pour faire germer la semence
chrétienne sur de nouveaux terrains culturels (en Amérique latine, en
Asie, en Afrique), et sur de nouveaux terrains sociaux (à partir de la
prise de conscience que le divin ne se réalise pas seulement dans
l'ordre et la conservation mais dans le mouvement, fût-ce un
mouvement de libération, de révolution, de mutation).
Dès 1967, en réponse à l'appel angoissé du pape Paul VI dans son
Encyclique Populorum progressio sur le développement, était publié
un premier « message de quelques évêques du tiers monde » dont l'un
des signataires était un Brésilien, Dom Helder Camara, archevêque
d'Olinde et de Recife. Il y était dit clairement que « toutes les
révolutions ne sont pas nécessairement bonnes [...] Mais l'histoire
montre que certaines étaient nécessaires et ont produit de bons fruits
[et que] l'Évangile a toujours été, visiblement ou invisiblement, par
l'Église ou hors des Églises [souligné par nous — R.G.], le plus puissant
ferment des mutations profondes de l'humanité depuis vingt
siècles ».
« [...] Après le Concile des voix s'élèvent, énergiques, pour qu'on
en finisse avec cette collusion temporaire de l'Église et de l'argent
dénoncée de divers côtés [...] Dès qu'un système cesse d'assurer le
bien commun au profit de l'intérêt de quelques-uns, elle doit non
seulement dénoncer l'injustice, mais se dégager du système inique,
prête à collaborer avec un autre système mieux adapté aux besoins du
temps et plus juste.
« [...] Si, pendant un siècle, l'Église a toléré le capitalisme [...], peu
conforme à la morale des prophètes et de l'Évangile, elle ne peut que
se réjouir de voir apparaître dans l'humanité un autre système social
moins éloigné de cette morale [...] Bien loin de bouder la socialisation,
sachons y adhérer avec joie, comme à une forme de vie sociale
mieux adaptée à notre temps et plus conforme à l'esprit de l'Évangile.
« [...] Nous avons eu le tort de nous accommoder de principes
juridiques païens hérités de la Rome antique [...] le droit civil de
l'Empire romain païen fut conservé sous le vêtement de la tradition
ecclésiastique. »
Et de conclure : « Si certains prétendent accaparer pour euxmêmes
ce qui est nécessaire aux autres, c'est un devoir pour les
pouvoirs publics d'imposer le partage qui n'a pas été fait de bon gré
[...] » Les évêques signataires reprenaient, pour finir, l'appel lancé,
un an plus tôt, dans le Manifeste des évêques du Nord-Est brésilien, à
Recife, le 14 juillet 1966 : « Nous vous exhortons à rester fermes et
intrépides, comme ferment évangélique dans le monde du travail,
confiants dans la parole du Christ : Redressez-vous et relevez la tête,
car votre délivrance est proche (Luc XXI ,28) 2 2 . »
Ainsi naissaient les « théologies de la libération », dont le caractère
commun est de montrer qu'il ne peut pas y avoir de capitalisme à
visage humain mais qu'il peut, en revanche, même s'il existe des
perversions du socialisme, exister un socialisme à visage humain, celui
qui ne fait pas abstraction des dimensions divines de l'homme : la
transcendance et l'amour. En 1971, dans un document de travail
préparé pour le Synode, les évêques péruviens écrivaient : « Les
chrétiens doivent opter (et pas seulement « peuvent ») en faveur d'un
socialisme qui ne soit pas bureaucratique, ni totalitaire ni athée, mais
un socialisme qui soit humaniste et chrétien. »
Dès août et septembre 1968, c'était, à Medellin, l'ensemble de
l'épiscopat de l'Amérique latine qui prenait position en affirmant que
« la paix, en Amérique latine, n'est pas la simple absence de violence
ou de sang versé [...] la justice est une condition indispensable de la
paix [...] Sont responsables des injustices tous ceux qui n'agissent pas
en faveur de la justice avec les moyens dont ils disposent et restent
passifs par peur des sacrifices et des risques personnels qu'implique
toute action audacieuse et véritablement efficace [...] Le chrétien est
pacifique, mais il n'est pas simplement pacifiste, car il est capable de
combattre ».
Sans doute la célébration du dixième anniversaire de la conférence
de Medellin, à Puebla, en 1979, n'a rien apporté de nouveau par
rapport à Medellin, mais elle ne l'a pas désavouée. Elle n'en a pas non
plus stoppé le dynamisme car, si elle ne les a pas exaltées, elle n'a pas
condamné les « théologies de la libération ».
C'est là un point essentiel, car les théologies de la libération
marquent une étape nouvelle dans le devenir de l'Église d'Amérique
latine et ont, comme nous le verrons, donné une impulsion décisive à

22. Ce manifeste a été publié par Témoignage chrétien, 31 juillet 1966.

la vie chrétienne dans tout le tiers monde et même en Europe et aux
États-Unis.
Car Medellin, en dépit de ses aspects éminemment positifs,
demeurait dans la perspective de l'idéologie et de la théologie du
développement. Or la notion même de développement, dès la fin des
années soixante, c'est-à-dire au moment de l'échec de ce que l'on
appelait la « décennie du développement », apparaissait de plus en
plus, en Amérique latine, comme une idée réformiste et même
réactionnaire. Parler de développement, même lorsqu'on ne le définit
pas par les critères purement économiques de la croissance à
l'occidentale (élévation du produit national brut, c'est-à-dire augmentation
quantitative de la production et de la consommation), implique
toujours qu'il n'y a qu'une seule trajectoire du développement, celle
qu'a parcourue l'Occident, et que tous les autres pays du monde sont
considérés comme sous-développés ou en voie de développement
selon la place qu'ils occupent sur cette trajectoire, c'est-à-dire selon
leur plus ou moins grande ressemblance avec les structures et le
devenir des sociétés industrialisées, développées. La notion de
développement implique donc toujours une intégration aux valeurs
occidentales de croissance.
Or l'événement historique fondamental, à la fin des années
soixante, vers 1968, c'est la prise de conscience de cette réalité
historique cruciale : le sous-développement du tiers monde est un
sous-produit de la croissance des pays capitalistes industrialisés. Il en
est la conséquence nécessaire.
Un tel développement, loin d'aider à l'épanouissement des peuples,
accroît partout les inégalités à l'intérieur de chaque pays, industrialisé
ou non, et, sur le plan mondial, accroît les inégalités entre les pays
occidentaux ex-colonisateurs et les pays du tiers monde autrefois
colonisés.
Le problème central est donc de rompre cette dialectique de
l'implication réciproque de la croissance et du sous-développement.
Ce mouvement de rupture s'est exprimé, dans le christianisme
d'Amérique latine, par le passage des « théologies du développement
» aux « théologies de la libération ».
Dès lors, il ne s'agissait plus de bavarder sur le leurre du
développement (c'est-à-dire d'une industrialisation réalisée par les
sociétés multinationales, de l'extérieur, et dont les implantations ne
profitaient qu'à 5 % ou 10 % de la population, à la bourgeoisie et à la
haute bureaucratie « collaboratrice » de l'étranger, et aggravaient la
misère et l'exode des campagnes en même temps que l'extension et le
chômage des bidonvilles autour des grands centres urbains), mais, au
contraire, de travailler et de lutter pour la libération à l'égard de cette
nouvelle dépendance et de cette nouvelle servitude néo-colonialiste.
Les théologies de la libération sont nées de la prise de conscience de
ce caractère fondamental de la réalité latino-américaine (qui s'est
révélée consonante avec la situation historique des pays du tiers
monde dans les autres continents).
Le caractère le plus remarquable de cette théologie, c'est d'opérer
une grande inversion par rapport aux théologies occidentales : au lieu
de partir de l'Évangile pour tenter d'en déduire une « politique tirée
de l'Écriture sainte » (à la manière de Bossuet et de ses émules
modernes de la prétendue « démocratie chrétienne », ou une « doctrine
sociale », à la manière de Léon XIII et de ses successeurs, des
syndicats dits « chrétiens », pratiquant en fait la collaboration avec les
forces dominantes), la théologie de la libération part des luttes réelles
des peuples, de leur pratique libératrice et révolutionnaire, les
déchiffre et leur donne leur pleine dimension humaine à la lumière du
message de l'Évangile.
Partant ainsi « des questions et des actes nés du monde de
l'histoire », la théologie de la libération considère que le lieu
privilégié de la révélation divine, c'est la participation à la lutte des
peuples. Une telle théologie cesse d'être un « opium du peuple » pour
devenir le ferment, le levain de ses combats, car, pour transposer la
formule célèbre de Marx, elle ne se contente plus d'interpréter le
monde, elle contribue à le changer. La transcendance émerge ainsi de
l'immanence, sans extériorité par rapport à elle, appelée par elle
comme son accomplissement plénier.
Le problème majeur de la théologie de la libération, tel que le pose,
par exemple, le Père Gustavo Gutierrez23 au Pérou, c'est d'articuler
le « salut » en Christ et le mouvement de libération, de penser et de
vivre l'absolu dans l'histoire, d'établir un juste rapport entre la foi et
l'action politique, entre le Royaume de Dieu et la construction
concrète d'un monde nouveau. Selon lui, la lutte pour la libération est
un lieu privilégié de l'annonce de la Bonne Nouvelle de l'Évangile, car
le péché n'est pas seulement individuel, il est collectif. Il y a péché
partout où un être humain est empêché de déployer pleinement son
humanité, c'est-à-dire sa divinité. Il y a péché chaque fois que cette
image de Dieu qu'est l'homme est défigurée, bafouée par l'exploitation,
l'oppression, la dépendance, la misère et la violence institutionnalisée.
C'est ce que le Père Guttierrez appelle le « péché objectif »

23. Gustavo Gutierrez, Théologie de l a libération, Bruxelles, Lumen Vitae, 1974.

ou le « péché historique ». La situation actuelle de l'Amérique latine,
écrit-il, est « une situation de péché ».
La lutte pour la libération prend alors sa signification profonde,
toute sa dimension humaine : elle est à la fois libération politique de
l'oppression et de l'exploitation ; libération historique, car l'histoire
tout entière est mouvement de libération de l'homme ; libération du
péché, qui est la libération ultime. Il n'y a pas dualisme entre
libération « intérieure » du repliement égoïste sur soi et libération
« historique » du « péché objectif » de la domination des puissances
extérieures : je ne puis changer le monde sans me changer moi-même,
car je fais partie de ce monde, et je ne puis me changer moi-même
sans participer activement au changement du monde, car ce changement
m'oblige, par les résistances qu'il m'oppose, à m'ouvrir à l'autre,
à sortir de mon insularité.
Cette théologie, qui est d'abord prise de conscience critique de ce
que nous sommes en train de vivre, ne se laisse pas ligoter par les
discours hypocrites sur la violence et le refus chrétien de la violence.
Nous vivons dans un monde de violence et nous y participons de fait
chaque jour, non pas seulement en acceptant d'être soldat, policier ou
militant d'une organisation politique pour le maintien de l'ordre et de
ses injustices, mais simplement en restant passif devant les injustices
de chaque jour. Dans son livre, Spirale de la violence24, Dom Helder
Camara distingue trois sortes de violence : la première, mère de
toutes les autres, est la « violence institutionnelle », celle qui légalise
et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle
qui écrase et lamine des millions d'hommes dans ses rouages
silencieux et bien huilés ; la seconde est la « violence révolutionnaire
», qui naît de la volonté d'abolir la première ; la troisième est la
« violence répressive », qui a pour objet d'étouffer la seconde en se
faisant l'auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui
engendre toutes les autres. Il n'y a pas de pire hypocrisie que de
n'appeler « violence » que la seconde, en feignant d'oublier la
première, qui l'a fait naître, et la troisième qui la tue.
Dans la réalité historique quotidienne nous n'avons jamais le choix
entre la violence et la non-violence. Nous sommes toujours pris dans
l'inexorable réseau d'une réalité violente. Si je condamne comme
violence la lutte de l'esclave pour sa libération, ou même si je fais
silence sur sa servitude, je me rends complice, par mes criailleries
hypocrites ou par ma passivité, de la violence permanente du maître
qui le tient enchaîné.
24. Dom Helder Camara, S p i r a l e de l a violence, Paris, Desclée de Brouwer, 1970.

La foi, dans la perspective de la théologie de la libération, devient
une pratique libératrice. Nous devons à la foi de ces chrétiens
d'Amérique latine quelques-unes des plus hautes contributions de la
foi chrétienne à un socialisme digne de notre temps : la pédagogie de
la « conscientisation », et les « communautés de base ».
La pédagogie de la « conscientisation » du Brésilien Paolo Freire
inverse la démarche traditionnelle de la pédagogie qui est adaptation
de l'enfant ou de l'étudiant aux besoins de l'ordre existant, de ses
exigences techniques ou de son ordre politique et idéologique. Chez
Paolo Freire, la « pédagogie des opprimés » fait au contraire de
l'éducation une « pratique de la liberté », c'est-à-dire qu'au lieu de
viser à reproduire et à perpétuer les valeurs de l'ordre établi, elle a
pour objet la prise de conscience des contradictions de cet ordre. Sa
tâche est d'appeler à l'invention de l'avenir, à la création de projets
propres à surmonter les contradictions présentes. Elle aide à prendre
conscience de l'exigence d'une lutte pour la libération des actuelles
dominations. « La conscientisation, écrit Paolo Freire, consiste à
apprendre à percevoir les contradictions sociales, politiques et économiques,
et à agir contre les éléments d'oppression contenus dans la
réalité 2 5 . » Il y a là une conception libératrice de la culture. Elle valut
à Paolo Freire d'être exilé du Brésil par la dictature des militaires
valets de l'ordre américain. Une telle culture est l'un des ferments les
plus actifs pour combattre la conception d'une pédagogie et d'une
culture de type positiviste ou pragmatique selon laquelle la technique
pouvait apporter réponse à tous les problèmes de l'homme.
Les « communautés de base » sont l'une des créations les plus
originales de l'Amérique latine, et le germe d'un socialisme intégrant
les valeurs de la foi. Les théologiens de la libération n'ont jamais
caché le rôle qu'avait joué leur réflexion sur le marxisme pour
dénoncer la mystification et les pièges du développement, et pour
élaborer une stratégie de la libération. Le Père Guttierez, en
particulier, n'a cessé de méditer sur les enseignements de son
compatriote péruvien Mariategui, l'un des théoriciens les plus originaux
du marxisme en Amérique latine. Mais la contribution la plus
remarquable de l'Amérique latine à l'élaboration d'un socialisme créé
non d'en haut et du dehors, à partir de doctrines importées d'Occident
par des « marxistes » qui n'avaient ni l'ouverture ni l'enracinement de
Mariategui, mais à partir des besoins quotidiens et de l'expérience des
masses. A la base, ce sont les communautés qui se sont formées en

25. Voir à ce sujet les deux livres clés de Paolo Freire, Pédagogie des opprimés, Paris,
Maspero, 1974, et L'Éducation, pratique de l a liberté, Paris, Ed. du Cerf, 1971.

dehors de toute institution officielle et de tout parti, lorsque de petits
groupes ou des villages ont pris en charge leur propre destin, sans
attendre des directives ou des aides de l'extérieur, pour construire des
ponts ou des écoles, creuser des puits et des canaux d'irrigation,
aménager des routes, et mettre en commun leurs expériences et leurs
initiatives, leur méditation vitale . Un évêque du si pauvre Nord-Est
brésilien, Dom Fragoso, évêque de Crateus, a évoqué le jaillissement
de créativité de ce mouvement communautaire
Ainsi naît un projet humain nouveau, à partir de la base, et auquel
les Occidentaux eux-mêmes devront s'ouvrir, pour y apprendre à
sortir de l'impasse où les techniques, les technocraties et les bureaucraties
propres à son modèle de croissance et à son modèle de culture
les ont pour l'instant conduits.



Appel aux vivants, pages 253 à 268, Seuil, 1979 (photographie de la 4e de couverture)