12 novembre 2013

Révolution et bloc historique: quel socialisme, comment ?



Je veux seulement faire quelques remarques très sommaires, et d'abord
noter qu'il ne s agit pas d'une étude historique des textes de Gramsci ; ensuite
dire qu'il n'est pas exact, comme on l'a écrit, de présenter la notion de bloc
historique comme étant le centre de la pensée de Gramsci. Peut-être des
textes m'ont échappé, mais il me semble qu'en dehors des textes fondamentaux
qui sont dans Le matérialisme historique et la pensée de Crocce et dans
les Notes sur Machiavel j'ai vu onze passages dans lesquels ce problème est
étudié ; cela revient donc assez épisodiquement ; ce qui est vrai, c'est que
cette notion prend une importance considérable du fait qu'elle se situe dans
la pensée de Gramsci à un moment particulièrement important. J'ai eu
l'impression que cette notion intervenait chaque fois dans une polémique
contre toute tentative d'interprétation mécaniste ou déterministe du matérialisme
historique, et qu'elle intervenait en particulier pour introduire une idée
tout à fait centrale chez Gramsci, tout à fait capitale pour nous tous, l'idée
de l’initiative appropriée, l'idée de l’ initiative historique
là encore dans sa
polémique contre toute interprétation mécaniste ou déterministe. Je ne
reviendrai donc pas sur des éléments qu'on peut tenir pour connus, puisque
ces polémiques mêmes ont amené à ressortir l'essentiel des textes ; je ne
reviendrai pas non plus sur les reproches qui ont pu m'être faits, mais qui
étaient tellement orientés par un souci politique qu'ils n'ont pas apporté
beaucoup du point de vue théorique ; en particulier on voulait à tout prix me
faire dire, quand j'ai utilisé cette notion, qu'il s'agissait de mettre en cause le
rôle dirigeant de la classe ouvrière, ensuite on m'a fait des reproches tout à
fait contradictoires : tantôt que c'était une manière hypocrite d'intégrer
l'ensemble des intellectuels à la classe ouvrière, ou au contraire de substituer
les intellectuels à la classe ouvrière.

Je voudrais seulement m'en tenir à quelques-unes des conséquences, et
dire pourquoi il me semble que ce concept de bloc historique peut jouer un
rôle très important dans notre définition de la lutte pour le socialisme. Je
noterai seulement, pour ne pas revenir sur les détails, que ce qui me paraît
riche et stimulant dans la conception de Gramsci, c'est que son concept de
bloc historique exprime à la fois l'unité complexe de la base économique
d'une société et de ses superstructures politiques, et d'autre part l'organisation
nouvelle des forces de classe qui en découlent. Par exemple, pour essayer
d'illustrer très grossièrement les choses : au moment de la Révolution
française, la bourgeoisie détenait déjà les formes nouvelles de l'économie — industrie,
commerce, banque — et que par sa révolution elle a réalisé un bloc
historique nouveau à la fois en créant des superstructures politiques correspondant
à des formes nouvelles de l'économie, qui correspondait jusque-là
aux formes anciennes de la propriété terrienne féodale et en réalisant — c'est
le deuxième aspect — les alliances capables de briser les anciennes superstructures
et d'en créer de nouvelles : alliance avec la paysannerie — qui avait
elle aussi besoin d'abolir les survivances du régime féodal — avec les artisans et
les ouvriers des villes.
Ce que je voudrais retenir simplement ici — c'est la première idée
importante qui paraît se dégager — c'est que le bloc historique ne désigne pas
n'importe quelle coalition occasionnelle, contingente, tactique entre des
classes ou des couches sociales différentes, mais une alliance objectivement
fondée sur un nouveau rapport entre la base et la superstructure. C'est
d'ailleurs ce que Gramsci dit explicitement dans un passage de Matérialisme
historique et la pensée de Crocce ; je cite : « pour libérer la poussée
économique des entraves de la politique traditionnelle, pour changer la
direction politique de certaines forces qu'il est nécessaire d'absorber, pour
réaliser le bloc historique économique et politique nouveau , homogène, sans
compromission interne ». C'est dire que la définition du bloc historique
nouveau, nécessaire pour réaliser la tâche révolutionnaire de mettre en harmonie
la structure politique avec la base économique, exige à chaque moment de crise
et de rupture dans une histoire en train de se faire, trois choses :
1 - une analyse prospective, scientifique du développement à la fois des
forces productives et de l'économie dans son ensemble ;
2 - une analyse correspondante des classes et des couches sociales qui
peuvent mettre en oeuvre les forces nouvelles, et les formes les plus
dynamiques de l'économie, et qui par là peuvent être les porteuses, par leur
alliance, d'une authentique révolution ;
3 • pour reprendre l'expression de Gramsci, l'initiative politique appropriée
pour donner à cette classe et à ces couches sociales conscience de leur
unité, de leur pouvoir de réaliser un possible historique nouveau (c'est un des
aspects importants de la pensée de Gramsci dans sa polémique contre tout
déterminisme de l'économie).

Je voudrais revenir sur ces trois aspects qui me paraissent essentiels.
Il me semble que la tâche historique essentielle des marxistes de notre
époque, c'est de réaliser, dans les conditions historiques spécifiques de notre
pays, ces analyses et de prendre cette initiative.
D'abord faire l'analyse prospective du développement des forces productives
et de l'économie en général ; prendre la mesure de la mutation
historique en train de s'accomplir au lieu d'en rester à ces schémas anciens.
Je prends comme exemple l'analyse qui a été faite à la Conférence de
Moscou au mois de juin, et reprise au 19ème Congrès du Parti communiste
français, où l'on en reste à des schémas qui amènent à penser qu'il se produit
seulement des changements quantitatifs, que le nouveau n'est que le prolongement
de l'ancien, et qu'il suffirait d'extrapoler le passé pour savoir ce que
sera l'avenir.
Ensuite, voir que les prémisses d'un bouleversement radical de l'ensemble
des conditions de la vie des hommes sont en train de mûrir, pas seulement
avec la libération de l'énergie nucléaire, avec le développement de la
cybernétique et de l'informatique. Il ne s'agit nullement, et j 'y insiste, de je
ne sais quelle mystique de l'ordinateur. Au contraire, l'un des possibles
historiques, c'est que l'on réalise ainsi un état policier parfait. Il s'agit au
contraire de prendre conscience de la nécessité de préparer d'urgence les
transformations sociales et politiques indispensables pour inventer une unité
nouvelle de la base et des superstructures, sans quoi nous ne pourrons plus
maîtriser les convulsions anarchiques, inconscientes et dont certaines, d'une
violence aveugle, désespérée, sans but, sont déjà le présage surtout dans les
classes en train de mourir (paysannerie en France). Or, en France au moins, il
semble qu'aucun parti politique ne mesure l'ampleur de la mutation, et cela
me paraît particulièrement dangereux lorsqu'il s'agit du Parti communiste et
de ses réactions à l'égard de ce qu'on appelle le gauchisme. Lénine nous a
pourtant enseigné que lorsque le gauchisme se développe, c'est que quelque
chose ne va pas dans le parti révolutionnaire ; c'est qu'il n'a pas encore
répondu consciemment à de légitimes attentes, lesquelles s'expriment de
manière anarchique et utopique, plus ou moins inconsciemment. Or il semble
qu'on se soit plutôt hypnotisé sur le désordre, sur les provocations sans
rechercher les aspirations profondes auxquelles répondaient ces mouvements,
et c'est particulièrement net en ce qui concerne l'attitude à l'égard de la
jeunesse. Il y a un lien très étroit dans le comportement du P.C.F. entre la
méconnaissance de l'importance de la mutation historique en train de
s'accomplir et l'incompréhension radicale de la jeunesse. La rupture est si
totale qu'à l'heure actuelle, d'après les chiffres donnés à l'avant-dernier
Comité central, il n'y aurait pas plus de 31 000 membres aux Jeunesses
communistes, à une époque où 50 % de la classe ouvrière a moins de 30 ans.
Ce n'est pas seulement une rupture à l'égard du mouvement étudiant, mais de
la majorité de la classe ouvrière. On s'est attaché seulement aux aspects
négatifs de ces manifestations de la jeunesse. Il est bien évident qu'elle se
détermine souvent en fonction de ce que proposent les autres et pour le
refuser, et qu'on n'a pas très souvent vu avancer un projet positif, mais il
serait difficile d'en faire reproche à cette jeunesse. On a dit souvent qu'elle
est née à un moment de fracture historique. Un garçon, ou une fille, qui a
aujourd'hui 25 ans est né avec la première explosion d'Hiroshima. Il a l'âge de
la cybernétique, il avait trois ans lorsqu'à triomphé la révolution chinoise, 16
ou 17 ans au moment de la fin de la guerre d'Algérie ; dix ans lorsque le
20ème Congrès du P.C. russe a refait du socialisme une question. Pour ceux
qui étaient chrétiens, ils n'avaient guère moins de 20 ans lorsque le Concile
de Vatican II remettait irréversiblement en question l'Eglise ; c'est autour de
leurs 15 ans qu'ont commencé les vols cosmiques, et en outre l'essentiel de
leur savoir et de leur expérience ne leur vient plus de la famille et de l'école, et
cette expérience n'est plus enracinante mais au contraire planétaire.
Il serait donc assez hypocrite de nous indigner lorsque cette jeunesse
pose des problèmes auxquels nous ne pouvons pas répondre ; comme
si on n'avait pas conscience que ces négations, ces révoltes, ces violences, ne
sont que la manifestation extérieure d'un mouvement profond et d'un
mouvement finalement de signe positif. Il semble qu'on se soit laissé aveugler,
surtout dans le Parti, par les poubelles qui flambent, ou par le folklore de la
chevelure et du sexe. Et on répond de façon très curieuse dans la presse
communiste par une prétention paternaliste d'ouvrir une perspective à la
jeunesse, de lui octroyer un avenir, comme s'il n'y avait pas déjà trop de
décisions qui engagent irréversiblement cet avenir ; l'an 2 000, ce sont les
jeunes qui le vivront et pas nous et c'est assez paradoxal de leur octroyer cet
avenir au lieu de créer des conditions pour qu'ils puissent inventer leur
propre futur. De plus, le socialisme ne peut plus être pour eux ce qu'il était
pour ma génération pour qui cela a été longtemps une sorte d'utopie mais
géographiquement située, et que notre attachement inconditionnel permettait
d'étendre à l'échelle du monde. Pour les jeunes d'aujourd'hui, le socialisme a
un double visage : d'abord celui qui a été réalisé dans des conditions
historiques telles qu'il en porte les stigmates et les perversions, et celui qui
demeure notre espoir mais dont le modèle est encore à inventer, à réaliser.
Le problème se complique évidemment du fait que pour réaliser ce modèle
d'avenir, il faut le faire dans le cadre de la solidarité avec les socialismes qui
existent ; celui de TU.R.S.S., de la Chine, de la Yougoslavie, de Cuba, et
d'ailleurs, parce que lutter sans eux ou contre eux, ce serait donner à la
barbarie impérialiste sa meilleure chance. Au-dessus de ces contradictions et
de ces complexités, une certitude demeure, c'est que tout de même là
commencent à s'effacer les conditions du malheur et commence à être rompu
l'engrenage d'une société sans finalité.

Mais quel socialisme ? Là il y a un autre problème où, à mon avis, la
notion de bloc historique peut nous apporter un élément de réflexion
important. Pour nos sociétés capitalistes développées ou moyennement développées,
nous avons rappelé déjà que, selon l'enseignement de Lénine, le
schéma de Lénine doit être inversé pour réaliser le projet initial de Marx,
mais dans des conditions nouvelles. Au départ, Marx avait conçu le socialisme
comme le dépérissement du capitalisme parvenu à sa pleine maturité, en
prenant l'exemple du capitalisme le plus développé de son temps, celui de
l'Angleterre. Historiquement, les choses ne se sont pas passées ainsi. Il a fallu
que Lénine inverse le schéma, c'est-à-dire qu'au lieu d'imaginer que les
conditions économiques étaient déjà réalisées et qu'il s'agissait de mettre en
accord (et ainsi réaliser le bloc historique nouveau) les superstructures avec
cet état nouveau des forces productives, il s'agissait de faire l'inverse,
c'est-à-dire de prendre d'abord le pouvoir et de créer ensuite les conditions
économiques pour passer au socialisme. Est-ce à dire que nous n'avons plus
qu'à revenir au schéma initial de Marx. Ce serait absurde, car Marx a élaboré
ce schéma en fonction de la première révolution industrielle et nous avons à
le repenser en fonction d'un nouvel état des forces productives et des
rapports de classe correspondants, ce qui nous amène à repenser la notion
même de révolution, celle de l'Etat et même celle de la politique, à un
moment où le rôle croissant de l'ordinateur et de la cybernétique, à un
rythme sans précédent, non seulement accélère la concentration monopoliste,
alors que le pouvoir économique et le pouvoir d'Etat ne tendent qu'à faire
un, mais où du point de vue proprement politique, les mesures d'information
dont disposent nos dirigeants leur permettent de réaliser un Etat-policier
parfait, où toute la vie publique et privée de chaque citoyen serait plus
implacablement fichée que par la mise en carte des prostituées ou par le livret
de travail du Second Empire. Si on ajoute que le monopole de la radio et de
la télévision, la possibilité de manipulation qu'il ouvre peuvent s'ajouter à
cette parfaite police et par conséquent rendre totalement illusoire toute
démocratie et tous ces prétendus pouvoirs, tels que le législatif et le
judiciaire, un exécutif, rendu omniscient par l'informatique, tout-puissant par
la manipulation des mass média peut régner sans partage. Et le problème
politique central est de savoir quelle peut être la parade à ces possibilités
techniques d'un Etat-policier parfait. Comment pouvons-nous définir le
socialisme de telle sorte qu'il soit l'alternative à ce nouveau Leviathan, l'autre
possible, celui où l'accès de chacun au nouveau pouvoir de l'homme pourrait
permettre à tous de prendre part aux décisions dont dépend son destin, de
contrôler l'application des décisions, de participer à leur réalisation. Voilà ce
que semble être la première conséquence qui découle de l'utilisation opératoire
de la notion de bloc historique nouveau.

Le deuxième point est de savoir comment réaliser ce socialisme et
quelles sont les couches et les classes sociales qui peuvent mettre en oeuvre
ces forces nouvelles les plus dynamiques de l'économie et qui, par là-même,
peuvent être porteuses, par leur alliance, d'une authentique révolution. Je ne
reviendrai pas sur le commencement de l'analyse, car il s'agit bien plus d'une
hypothèse de travail que d'une analyse véritable des stratifications à l'intérieur
des intellectuels, un certain nombre d'intellectuels étant intégrés
pleinement dans la classe dominante, d'autres s'étant déjà intégrés à la classe
ouvrière, la grande majorité faisant mouvement vers la classe ouvrière sans y
appartenir. Je ne reviens pas sur cette ébauche d'analyse. Mais je voudrais
faire quelques observations sur quelques principes théoriques de la stratégie
de ce bloc historique pour créer un modèle nouveau de socialisme. Il existe
des couches de travailleurs intellectuels qui sont organiquement engendrées
— pour reprendre encore une expression de Gramsci — par les formes
nouvelles de l'économie, engendrées à la fois par les nouveaux rapports de
production et par le développement des forces productives nouvelles et
notamment de la science et de la technique. Ces couches, qui peuvent
constituer avec la classe ouvrière un bloc nouveau, mettent en oeuvre les
formes nouvelles de la richesse qui était autrefois la terre, puis le capital et
qui est aujourd'hui de plus en plus la formation et l'information scientifiques.
Le problème central qui me semble décisif pour l'avenir de la société
développée c'est de savoir qui, du capital ou de la classe ouvrière, gagnera cette
force. C'est pourquoi le mot d'ordre qui a été lancé par le Parti communiste
espagnol : l'alliance des forces du travail et de la culture, mot d'ordre qui est
devenu central dans leur politique, me semble devenir presque nécessairement
dans notre société un mot d'ordre central ; car à mon avis, lui seul pose le
problème d'unité sur une base de principe. Il s'agit ici de l'union de toutes les
forces qui se développent avec l'économie elle-même et qui ont des raisons
communes de détruire en son principe même la structure capitaliste. A mon
avis, le mérite essentiel de la notion de bloc historique, c'est de désigner une
alliance privilégiée, qui n'exclut pas les alliances avec les classes moyennes ou
paysannes ; mais ce qui me paraît intéressant dans cette notion, c'est qu'elle
montre que l'alliance avec les intellectuels est de nature radicalement
différente de ce que pouvait être une alliance avec les classes moyennes et
d'abord pour une raison évidente, c'est que ces intellectuels ne sont pas la
classe moyenne. Alors ce bloc historique nouveau peut se trouver dans la
situation révolutionnaire classique, définie par Marx, à partir de l'analyse de
la révolution bourgeoise de 1789.

A la veille de la Révolution française, cette bourgeoisie détenait les
formes nouvelles les plus dynamiques de la richesse en face d'une féodalité
dont le pouvoir était en principe fondé sur la propriété terrienne et il
s'agissait de s'emparer du pouvoir politique pour mettre la structure de l'Etat
en harmonie avec les exigences de l'économie nouvelle. Or nous avons dit
tout à l'heure que les révolutions, russe, chinoise en particulier, nées dans des
pays sous-développés, dans des conditions très diverses, ne correspondaient
pas à ce schéma. Le pouvoir politique a été pris par la classe ouvrière, ou
plutôt en son nom, avant que n'existe la base économique et technique sur
laquelle pouvait se construire une nouvelle superstructure, économique, avec
tous les inconvénients que cela a comporté dans la suite. Mais, en ce dernier
tiers du 20ème siècle et dans un pays développé, la classe ouvrière et son
Parti peuvent et doivent déterminer les conditions de l'hégémonie, en
réalisant les conditions subjectives d'une alliance des forces du travail et de la
culture dans un bloc historique dont la grande mutation actuelle a créé les
fondements objectifs. Si son analyse théorique de cette mutation et de ses
conséquences, c'est-à-dire la nouvelle structure du travailleur collectif, permet
la prise de conscience du lien interne, profond, entre les revendications de la
classe ouvrière et les aspirations des étudiants, des intellectuels organiques,
alors une situation révolutionnaire peut se créer. Toutes les forces vivantes de
l'économie moderne sont mises en oeuvre par ce bloc historique constitué par
la classe ouvrière et par ses alliés privilégiés, une partie des ingénieurs, des
techniciens, des cadres, des chercheurs, des enseignants et de nombreuses
autres couches d'intellectuels salariés, fonctionnaires, employés, de tous ceux
qui, à la différence des classes moyennes traditionnelles (petits propriétaires,
paysans, commerçants, artisans) sont engendrés par le progrès technique et se
développent avec lui au lieu d'entrer en involution avec lui.
Le nombre croissant des intellectuels salariés en France paraît de ce
point de vue assez révélateur : 60 % des artistes, 50 % des médecins et du
personnel sanitaire, 30 % des juristes, 84 % des professions littéraires et
scientifiques, 98 % des chercheurs, sont salariés actuellement en France, c'est
dire qu'il y a une tendance à la disparition des professions libérales, les
producteurs individuels de biens ou de services intellectuels. D'où naturellement
des possibilités nouvelles de heurt avec les monopoles et l'état des
monopoles. Dans les couches sociales diverses qui peuvent constituer le bloc
historique nouveau, peut naître d'une part la conscience du caractère
parasitaire de la survivance que constitue de nos jours la domination exercée
par les capitalistes propriétaires des moyens de production (alors que la
gestion de l'économie a mis en évidence la séparation entre la propriété et la
direction technique). Le fait que le pouvoir économique conféré par la
propriété est resté le seul pouvoir héréditaire et qu'il donne un double
privilège, d'une part celui de prélever la plus-value et d'autre part celui de
fixer la fin de la production, apparaît de plus en plus comme aussi périmé
que les privilèges féodaux en 89 ; et peut naître aussi la conscience du
décalage entre le possible et le réel, ou, disons entre deux rationalités : entre
la rationalité du profit, en vertu duquel on produit d'abord ce qui est plus
rentable et l'on crée ensuite, par le conditionnement, par les manipulations,
des besoins artificiels afin d'écouler les produits, et puis une autre rationalité
plus proprement humaine d'une économie dont l'objectif ne serait pas le
profit, mais la satisfaction de besoins, en particulier collectifs, de culture, de
santé, d'environnement, etc. Je crois que la conscience de ce parasitisme
d'une part et de ce décalage d'autre part sont les deux composantes premières
d'une conscience révolutionnaire, c'est-à-dire de la conscience des rapports de
classe et l'exigence d'un possible humain à réaliser.

De là la troisième remarque que je voulais faire : l'initiative politique
appropriée découle de là, permettant de surmonter les contradictions d'un
capitalisme parvenu à un certain degré d'épanouissement, et de réaliser la
révolution socialiste en créant les superstructures politiques correspondant à
l'état actuel des forces productives et des rapports sociaux. Les trois
conditions sont :
1 - une analyse scientifique (qui n'est pas encore faite) du bloc historique
nouveau et du mot d'ordre qui pourrait exprimer cette prise de
conscience. L'union des forces du travail et de la culture pourrait être un de
ces mots d'ordre ;
2 - de cette analyse découle la stratégie du bloc historique et là encore,
je crois que c'est une idée importante, avancée par les camarades espagnols,
que cette idée de grève générale capable à la fois de paralyser le système
actuel et de faire la preuve que l'économie entière peut fonctionner au service
des besoins collectifs et non au profit de quelques-uns, après l'abolition du
pouvoir économique et politique de ces privilèges parasitaires ;
3 - une révolution ainsi accomplie avec l'immense majorité d'un peuple
peut déboucher sur un modèle nouveau de socialisme, un modèle fondé sur
l'autogestion démocratique de l'économie et de tous les organismes politiques
et sociaux. Il me semble que c'est là le tryptique de base qui peut découler
de la notion de bloc historique dans la lutte pour le socialisme dans notre
pays, c'est-à-dire son fondement objectif : le bloc historique nouveau, sa voie
de passage orientée vers l'idée de la grève nationale et son modèle nouveau
d'autogestion démocratique.
Pour terminer, trois remarques sur ces trois aspects.
D'abord que cette notion de bloc historique n'exclut pas une alliance
antimonopoliste avec les classes moyennes des villes ou la paysannerie, mais
qu'il peut seul ouvrir à tous ceux qui vivent de leur travail une véritable
perspective d'avenir, celle d'un socialisme d'autogestion.
Ensuite que la grève nationale dont on a ébauché la définition, avec
l'idée de nos amis Espagnols, mais surtout à partir de l'expérience de mai
1968 qui me paraît assez importante pour qu'on en tire toutes les conséquences
: il me semble que si l'on estompe la réalité du bloc — et ce qui a
peut-être tant cabré la direction du P.C.F. contre cette notion — c'est qu'en
repoussant le bloc historique, on voulait s'en tenir au seul mot d'ordre
d'alliance des forces antimonopolistes. Mais si l'on s'en tient à ce mot d'ordre
qui ne voit au-delà de la classe ouvrière qu'un magma de classes moyennes, la
tactique qui découle d'une telle analyse, à mon avis totalement périmée, qui
était déjà dans le programme de Champigny et qui est revenue avec le XIXème
congrès), ne peut déboucher que sur la thèse d'une coalition électorale et
parlementaire, c'est-à-dire finalement qu'elle n'ouvre pas d'autre perspective
que celle d'une social-démocratie traditionnelle dont les échecs historiques
ont révélé l'impuissance et qu'il me semble qu'on est en train de digérer très
tranquillement à l'intérieur du Parti.
Je le répète une fois de plus : il ne s'agit nullement de renoncer à ces
alliances antimonopolistes, pas plus d'ailleurs qu'au travail électoral et parlementaire,
mais de les situer à leur rang qui est loin d'être le premier, comme
un moment subalterne mais utile de la mobilisation des masses, le coup
principal et décisif devant être porté au système là où se trouvent ses centres
vitaux, et ils ne se trouvent manifestement ni dans des Partis ni au Parlement,
mais au niveau de l'économie et de l'organisation technique et monopoliste
de cette économie.
Et enfin l'autogestion démocratique qui est le but de cette lutte pour le
socialisme doit être à mon avis étudiée, élaborée dans les conditions propres
à notre pays, pour atteindre le but final ; je crois qu'il serait malhonnête
d'invoquer les difficultés que rencontre cette autogestion en Yougoslavie,
puisque le problème y était particulièrement difficile étant donné le lourd
handicap de sous-développement, et par conséquent on ne peut pas mettre au
passif de l'autogestion ce qui découle des conditions historiques dans
lesquelles on l'a réalisée et non pas de son principe qui paraît un élément de
réflexion fondamental. Il faudrait qu'il soit clair que ce modèle de socialisme
est radicalement différent, non pas dans ses fins proclamées, mais dans ses
méthodes effectives de réalisation, des modèles centralisés, bureaucratiques et
despotiques qui ont perverti la conception même du socialisme et de son but
final, qui en ont défiguré l'image dans les pays où le stalinisme est né ou dans
les pays auxquels il a été imposé de l'extérieur. Le modèle de socialisme
correspondant aux exigences d'un pays développé, ayant connu une révolution
démocratique bourgeoise, dont le niveau de conscience et de culture est
relativement élevé, est, il faut le dire clairement, encore à inventer.

Roger Garaudy
Revue l'homme et la société n. 21-12

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