Argenteuil, de nouvelles noces entre les intellectuels et le mouvement communiste français ? Annie Burger-Roussennac*
Le projet d’un comité central entièrement consacré aux questions idéologiques est le fruit d’une évolution amorcée depuis 1956, après le rapport de Nikita Khrouchtchev sur les crimes de Staline. Il est un aspect de l’aggiornamento, la politique de renouvellement voulue par le groupe dirigeant communiste pour mettre fin à l’isolement du PCF, lui permettre de comprendre les transformations de la société française des « Trente Glorieuses » et faire de lui un parti de gouvernement. Cette politique prend corps peu à peu au début des années 1960 en imposant un travail de réinterprétation des textes pour produire les soubassements théoriques des stratégies nouvelles. Elle est portée par Maurice Thorez et surtout par son successeur Waldeck Rochet, le nouveau secrétaire du PCF en 1964.
La fin officielle de l’art de parti
Les impératifs du jdanovisme imposés en 1948 sont amendés dans les Lettres Françaises par Louis Aragon dès 1958. La revue cultive sa proximité avec les avant-gardes et est ouverte aux productions non communistes. Aragon préface l’ouvrage de Roger Garaudy, Vers un réalisme sans rivages. En 1965, il travaille activement à la déstalinisation culturelle en prenant position pour les deux écrivains soviétiques Siniavski et Daniel, respectivement condamnés à 5 et 7 ans de camps à cause de leurs écrits. La Nouvelle Critique, revue communiste crée en 1948 pour les intellectuels communistes et fer de lance d’une culture communiste de Guerre froide a pris le même tournant, en contrebande. Elle n’est pas censée faire de propositions nouvelles, mais simplement de vulgariser les idées communistes dans les rangs intellectuels. Pourtant, en 1963, elle fait paraître un numéro sur le culte de la personnalité, en 1964 un autre sur Freud et Lacan. En 1965-66, la revue va plus loin en prenant position pour les idées novatrices de Louis Althusser sur l’antihumanisme du marxisme et soutient les critiques des travaux du philosophe officiel Roger Garaudy. Celui-ci, membre du bureau politique depuis 1956, dirige le Centre d’études et de recherches marxistes (CERM) et prône un dialogue entre marxisme et chrétiens. Les jeunes philosophes lui reprochent entre autres d’affadir, de vider le marxisme de son contenu.
Une longue note adressée en février 1965 à Henri Krasucki alors responsable des intellectuels montre qu’au-delà du débat sur la nature du marxisme, Louis Althusser analyse les errements politiques comme un déficit de théorie marxiste et propose d’y remédier par la création d’un espace de débat interne entre marxistes. Par cette innovation, il remet en cause le mode de fonctionnement du Parti comme intellectuel collectif adossé à des vérités dogmatiques intangibles défendues par les membres de son groupe dirigeant. Le débat idéologique ouvert par Althusser contient un projet politique subversif pour le mouvement tout entier.
Les résolutions qui terminent les débats du comité central d’Argenteuil proclament la fin de la tutelle idéologique dans les débats artistiques et littéraires et redéfinissent officiellement la place de l’intellectuel communiste. Œuvre collective, Louis Aragon et Waldeck Rochet y ont joué les premiers rôles. La fin officielle de l’art de Parti, le droit de regard que le groupe dirigeant du PCF se réservait sur toutes les œuvres de ses artistes est l’aspect longtemps le plus connu du travail réalisé à Argenteuil. Cette rupture porte la patte d’Aragon. Il est l’auteur du texte adopté. Le PCF y accorde l’autonomie de création aux créateurs. « L’on ne saurait limiter à aucun moment le droit qu’ont les créateurs à la recherche […] La création artistique ne se conçoit pas […] sans recherches, sans courants, sans écoles diverses et sans confrontations entre elles. Le parti apprécie et soutient les diverses formes de contribution des créateurs aux progrès humains dans le libre déploiement de toute imagination, leur goût et leur originalité.».
Le renouvellement
de la philosophie marxiste
Mais le gros des débats porte sur le possible renouvellement de la philosophie marxiste par les propositions de Louis Althusser ou par les travaux de Roger Garaudy. Waldeck Rochet prend part, directement, à ces débats et les arbitre, en tant que dirigeant et que philosophe. Il s’intéresse personnellement, depuis la guerre, à la philosophie et signe en 1966 deux ouvrages sur la philosophie marxiste. Sa position se veut conciliatrice, seule option garante, à ses yeux, de l’unité du Parti. Pour renouveler son cadre théorique, le PCF doit opérer un retour au marxisme, mais celui-ci est nécessairement un humanisme et n’exclut pas le dialogue avec les chrétiens préconisé et mis en forme philosophiquement par Garaudy. Si les travaux d’Althusser sont ainsi battus en brèche et ceux de Garaudy apparemment justifiés, Waldeck Rochet refuse de rompre avec le philosophe de la rue d’Ulm. Il le rencontre en juin et lui affirme le soutien du PCF : « tu as écrit des choses qui nous intéressent ».
Les intellectuels communistes
Un autre compromis est élaboré à Argenteuil. Il porte sur les intellectuels communistes. Désormais définis comme un groupe de spécialistes contribuant à la production de la théorie au même titre que les autres militants, leur place évolue. Ils deviennent de véritables partenaires de la classe ouvrière. Mais cette nouveauté ne remet pas en cause in fine le primat du groupe dirigeant dans l’élaboration des choix stratégiques. Le cadre thorézien subsiste.
Les conséquences des résolutions du comité central d’Argenteuil sont immédiates en matière artistique. En janvier 1967, une exposition d’art contemporain pour le congrès du PCF exprime publiquement la rupture opérée avec l’art de Parti. Les pièces classiques et d’avant-garde deviennent une marque de fabrique des théâtres des municipalités communistes. A Ivry où il s’installe en 1971, avec le soutien de Louis Aragon, par exemple, Antoine Vitez a toute latitude pour monter les pièces de son choix. C’est pour lui, le temps des expériences.
Dans l’Humanité, des journalistes spécialistes des questions culturelles s’autorisent désormais à analyser plus librement les spectacles dont ils rendent compte. La collaboration à partir de 1974 du dessinateur non communiste Georges Wolinski dans les pages du journal communiste est une étape supplémentaire de cette « révolution culturelle » (André Carrel).
Partout désormais le Parti communiste déploie une politique culturelle destinée à attirer les professions intellectuelles. Elle participe et crée la dynamique de l’Union de la gauche qui se construit parallèlement. Une partie non négligeable des nouveaux adhérents des années 1970 appartient aux classes moyennes et aux fractions intellectuelles.
La revue destinée aux intellectuels communistes et faite par eux, la Nouvelle Critique voit sa formule et son équipe renouvelées dans les mois qui suivent le comité central d’Argenteuil. La nouvelle situation est perçue par les intellectuels communistes comme « une politique d’ouverture, d’un Parti moins sclérosé, moins fermé sur lui-même (Jacques De Bonis) ». Militante et communiste, la revue défend dans ses articles les nouveaux choix politiques, la voie française au socialisme, l’Union de la gauche et l’abandon de la dictature du prolétariat. Mais elle demeure aussi initialement une tête chercheuse. Elle noue des contacts avec les milieux non communistes du groupe Tel Quel et des Cahiers du cinéma avec lesquels elle tient deux colloques à Cluny. Elle compte 10 000 abonnés en 1972.
Les Lettres Françaises en revanche disparaissent en 1972, lâchées par le PCF après avoir longuement persisté dans leur soutien à la liberté artistique et politique des intellectuels tchécoslovaques. La dimension critique de leur militantisme condamne également les intellectuels de la Nouvelle Critique. Leur revue est remplacée en 1980. Les libertés octroyées par le comité central d’Argenteuil ne sont alors plus compatibles avec les replis politiques communistes. Dans le cadre d’une politique frontiste de rassemblement en revanche elles ont laissé une latitude inédite aux intellectuels communistes pour exister à la fois politiquement et intellectuellement. Rien d’étonnant, dès lors, que le comité central d’Argenteuil soit resté pour nombreux d’entre eux le souvenir d’un moment heureux.
*Annie Burger-Roussennac est doctorante à l’Université Lyon 2.
La Revue du projet, n° 20, octobre 2012