30 juin 2014

Brésil, c'est celui qui possède la terre qui tue

« Ce modèle (de développement), disent les auteurs, n’est pas soutenable. Les pays émergents ont besoin de nouveaux procédés de production. Actuellement on n’investit avant tout dans la technologie destinée à la production de biodiésel. Nous sommes en train de perdre la souveraineté alimentaire ; les paysans migrent vers les villes et les grands capitalistes veulent exploiter l’Amazonie pour en extraire le fer et d’autres ressources minérales et « biologiques ». Nous allons avoir d’énormes problèmes sociaux et écologiques. »
Ces quelques lignes ne se veulent pas expliquer tout ce qui se passe actuellement au Brésil, mais elles sont un élément de compréhension des réalités complexes auxquelles le peuple brésilien est confronté.

Michel Peyret
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Brésil. Entretien avec Joao Pablo Rodriguez Chaves, dirigeant du MST
21 mai 2013
A côté des immenses routes brésiliennes campent plus 150 000 familles paysannes qui aspirent devenir propriétaires d’une petite exploitation. Le Mouvement de Travailleurs Ruraux sans Terre (MST) soutient cette revendication des travailleurs agricoles (journaliers, précaires, saisonniers, etc.) depuis sa création il y a trois décennies. Aujourd’hui, cette organisation est devenue un des mouvements sociaux les plus importants de l’Amérique « latine ». Il poursuit sa lutte dans un contexte encore plus complexe et mondialisé, dans lequel convergent d’énormes intérêts économiques et des affrontements sociaux d’ampleur.
Joao Pablo Rodrigues Chaves, membre de la Coordination nationale du MST, vient de recevoir le prix Paix et Réconciliation 2013 de la mairie de Guernica [ville bombardée le 26 avril 1937 par les troupes franquistes et nazies et dont Picasso a peint un tableau entre mai et juin 1937], pour récompenser une lutte qui s’est vue entravée par la répression étatique et des assassinats « clandestins », par des malfrats au service des grands propriétaires.


Le conflit social se poursuit dans la campagne brésilienne. Au cours de ces trente dernières années, les progrès se sont-ils consolidés ou la situation s’est-elle aggravée ?
Le MST a été fondé au cours d’une période de dictature [1964-1985 ; le MST a vu le jour officiellement en 1984 mais s’est développé au cours des années 1970], et pour nous, la consolidation d’un processus démocratique et les conquêtes économiques, tout comme la politique de crédits agricoles, l’introduction de l’énergie électrique ou l’éducation, constituent des avancées importantes pour les paysans,.
Pourtant, la concentration de la propriété s’est accentuée au cours de ces dernières décennies ?
Les transnationales, qui achètent des terres pour les affecter à la monoculture d’exportation, constituent un nouveau facteur. Elles cultivent de la canne à sucre pour la production d’éthanol dans l’Etat de São Paulo ou dans le Nordeste du pays ; ou plantent des eucalyptus pour faire de la pâte de cellulose à l’aide de capitaux finlandais ou de l’Asie du sud ; ou encore se consacrent au marché du soya dans le centre ouest du pays.
Monsanto [un des deux grands groupes, avec Syngenta, des « sciences du vivant » dans l’agro], Bunge [transnationale du grain d’origine bréslienne, Bill Gates [fondateur de Microsoft], George Soros [fonds Quantum] et beaucoup d’autres sont entrés dans ce marché.
L’agriculture brésilienne est-elle un exemple de mondialisation commerciale ?
Le capital transnational a pénétré dans notre pays à la recherche de possibilités d’investissements sûrs et rentables au cours d’une période de crise économique récurrente. Toute l’exportation de grains (blé, maïs, etc.) – sans mentionner le soja, cette légumineuse – est répartie entre cinq ou six firmes. La production de viande est captée par trois chaînes frigorifiques. Ce phénomène nous met dans une situation très compliquée, car nous devons faire face non plus à un latifundiste local, mais à une grande entreprise transnationale dont le siège se trouve à New York ou à Helsinki.
Les gouvernements « progressistes » de Lula da Silva et de Dilma Rousseff soutiennent-ils ce développement ?
Dans la mesure où le modèle de développement brésilien est fondé sur le soutien à l’investisseur étranger, on peut dire que Lula a été le père des pauvres et la mère des riches. Le Brésil consacre en effet 2’000 millions de dollars (1’535 millions d’euros) à des prêts, des subsides pour des infrastructures ou des incitations pour les paysans, alors que les entreprises agro-industrielles disposent de 120’000 millions. Par exemple, le soya destiné à la consommation interne est soumis à l’impôt alors que celui destiné à l’exportation en est exempté.
Il y a une année trois de vos représentants ont été assassinés. Qui tue au Brésil ?
C’est celui qui possède la terre qui tue. Les grandes entreprises sont très modernes, leurs plantations de São Paulo disposent de la technologie la plus récente, mais le même groupe peut posséder une exploitation tout à fait archaïque, avec un système d’esclavage et des milices armées à Maranhao, au nord-est du pays. Nous avons également des problèmes avec la police locale qui est dressée contre nous. Nous sommes persécutés et criminalisés parce que l’agro-négoce est aujourd’hui hégémonique. Ils considèrent les paysans sans terre, les indigènes, les syndicalistes et les écologistes comme étant les « méchants », les ennemis.
Est-ce que des fléaux comme l’esclavage et le travail des enfants persistent ?
Ils persistent parce que l’agriculture est mixte. Il y a celle qui est moderne et celle qui est fondée sur le travail bon marché d’une main d’œuvre privée de droits. Cette agriculture détruit aussi les forêts et fait pression sur les petits propriétaires [ou ceux qui ont occupé des terres et les ont défrichées : posseiros] pour qu’ils vendent leurs terres. Dans leurs exploitations isolées, les travailleurs sont obligés de payer le logement, la nourriture et les vêtements. L’année passée, 2’000 personnes qui se trouvaient dans cette situation [de travail forcé et de « consommation » contrainte] ont été libérées.
Est-ce que le pays est conscient des risques que pose cette monoculture intensive, non seulement sur le plan économique mais également sur le plan sanitaire, à cause de l’utilisation massive de pesticides qu’elle exige ?
Non. Le Brésil est le plus grand consommateur de produits agro-toxiques du monde, avec une moyenne de 5 kg par personne, soit presque cinq millions de kilos annuels. Le phénomène est très grave, car ces produits sont répandus par avion, ce qui affecte la santé des êtres humains. On fumige les pâturages et les cultures de soya, de maïs, d’eucalyptus, mais la production de haricots, de manioc ou de fruits comme la mangue stagne. Les prix des aliments sont les plus hauts d’Amérique latine, celui des tomates a augmenté de 150%, les rendant plus chers que la viande.
Ce modèle de développement est-il viable ?
Ce modèle n’est pas soutenable. Les pays émergents ont besoin de nouveaux procédés de production]. Actuellement on n’investit avant tout dans la technologie destinée à la production de biodiésel. Nous sommes en train de perdre la souveraineté alimentaire ; les paysans migrent vers les villes et les grands capitalistes veulent exploiter l’Amazonie pour en extraire le fer et d’autres ressources minérales et « biologiques ». Nous allons avoir d’énormes problèmes sociaux et écologiques.
La classe politique ne semble pas avoir conscience des risques encourus, mais qu’en est-il de la société ?
On est conscient du fait que le pays s’enrichit face à un monde en grande partie en crise, qu’une dite classe moyenne réclame de bons logements, des voitures, des télévisions et des frigos… à crédit. La population brésilienne se concentre en cinq grandes villes : São Paulo, Rio de Janeiro, Belo Horizonte, Fortaleza et Salvador. Elle se soucie bien peu de ce qui peut arriver au Mato Grosso ou dans l’Amazone, même si la production agricole, au sens large, reste le grand moteur économique du pays. Actuellement l’augmentation des cas de cancer préoccupe beaucoup, mais il n’y a pas de débat sur les causes de cet accroissement [liés à de nombreux facteurs dans le monde rural comme dans l’enfer urbain à la São Paulo]. « On » pense en termes de croissance économique mais non en termes développement social ; les risques encourus ne sont pas appréhendés ou alors ils sont niés.

Le contexte socio-économique du Brésil de la terre
Exportations agricoles : le Brésil occupe la troisième place à niveau mondial, après les Etats-Unis et l’Union européenne [la France en particulier].
Contrôle des terres : 50% de ses 65 millions d’hectares labourés se trouvent entre les mains de grands groupes économiques, et 54% des cultures sont transgéniques.
Superficie cultivée : les exploitations dépassant les 100’000 hectares ont passé de 22 en 2003 à 2008 en 2011.
Membres du MST : le MST compte 2,5 millions d’affiliés et a été [et est] le principal bras de levier pour l’établissement de 500’000 familles sur des terres.
Les victimes : depuis 1985, 1566 personnes ont été assassinées au Brésil, simplement pour avoir défendu leur droit à la terre. Seuls 8% de ces crimes ont été jugés.

29 juin 2014

Sauvons "Là bas si j'y suis"

Laurence Bloch, la nouvelle directrice de France inter, a annoncé, vendredi, la fin de l'émission de Daniel Mermet « Là-bas si j'y suis », à l'antenne depuis 1989.
Signez et faites signer cette pétition, comme je viens de le faire en tant qu'administrateur de ce blog,  pour que Là bas si j'y suis ne disparaisse pas, car il ne peut y avoir d'exceptions à la liberté d'expression ni d'entraves à l'expression de la diversité, une des conditions d'une authentique démocratie: http://sauvonslabas.wesign.it/fr

26 juin 2014

Marx, autoémancipation et « parti ».

« Le caractère éthique du postulat de l’autoémancipation du prolétariat est amplement démontré par l’idée que Marx faisait du parti ouvrier. Il est notoire qu’aucun des partis prolétariens que Marx a vu se constituer ou a aidé à naître ne lui semblaient correspondre à cette idée. Mais ce qu’on connaît moins, c’est le fait — à première vue étonnant — que, même après la dissolution de la Ligue Communiste et pendant toute la période précédant la fondation de l’Association Internationale des travailleurs, Marx n’a cessé de parler du « parti » comme d’une chose existante. Sa correspondance avec Lassalle et avec Engels est, à cet égard, extrêmement significative. Dans de nombreuses lettres échangées entre les trois amis, au cours de cette période, il est question de « notre parti », alors qu’aucune organisation politique des ouvriers n’existait réellement. »
C'est Maximilien Rubel, à mon avis un des meilleurs connaisseurs de l'oeuvre de Marx, qui l'écrit.
Alors, « parti » ou non ? Et si oui, quel parti ? Celui de l'autoémancipation du prolétariat ?
Lisons Maximilien Rubel.
Michel Peyret
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Karl Marx et le premier parti ouvrier
2 avril 2014
L’article de Maximilien Rubel (1905-1996) que nous reproduisons ci-dessous est paru dans la revue « Masses (socialisme et liberté) » n°13 (février 1948). Il a été numérisé et publié sous format pdf ensemble avec deux autres textes sur Marx de cet auteur par le site La Bataille Socialiste(Avanti4.be)
Le postulat de l’autoémancipation prolétarienne traverse, tel un leitmotiv, toute l’œuvre de Marx. Il est l’unique clef pour une juste compréhension de l’éthique marxienne. Il a inspiré toutes les démarches, théoriques et politiques, de Karl Marx, depuis 1844, quand, dans laSainte-Famille, il écrivait que « le prolétariat peut et doit s’affranchir lui-même », à travers les vicissitudes de l’Internationale ouvrière dont la devise, proclamée par Marx, était :« l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre de la classe ouvrière elle-même », jusque dans les dernières années de sa vie, quand, préoccupé du sort de la révolution russe, il mit tous les espoirs dans la multi-séculaire obchtchina et ses paysans [1].
La force — ou la faiblesse — de l’éthique marxienne, c’est sa foi en l’homme qui souffre et en l’homme qui pense : — en l’homme moyen — type humain le plus nombreux — et en l’homme exceptionnel, prêt à faire sienne la cause du premier. Entre les deux types humains se place la minorité toute puissante des oppresseurs, maîtres des moyens de la vie et de la mort, ayant à leur solde une armée sans cesse renouvelée de valets de l’épée et de la plume, qui ont pour mission de maintenir le statu quo ou de le rétablir toutes les fois que ceux qui souffrent et ceux qui pensent s’unissent pour y mettre fin, rêvant d’instaurer non pas le ciel sur la terre, mais simplement la cité humaine sur une terre humaine.
L’union des êtres souffrants et des êtres pensants n’est pas envisagée par Marx comme une alliance entre des êtres s’attribuant des tâches différentes, du point de vue d’une division rationnelle du travail, les premiers étant condamnés à la misère et à la révolte aveugle contre leur condition inhumaine, les seconds ayant la vocation de penser pour les premiers, et de fournir à ceux-ci des vérités toutes faites. A cet égard, Marx s’est exprimé avec une netteté qui exclut toute ambiguïté, dès 1843 dans une lettre à A. Ruge : L’entente de ceux qui souffrent et de ceux qui pensent est en vérité une entente entre « l’humanité souffrante qui pense, et l’humanité pensante qui est opprimée ».
En d’autres termes les prolétaires doivent élever le sentiment qu’ils ont de leur détresse à la hauteur d’une conscience théorique qui donne à la misère prolétarienne une signification historique et qui, en même temps, permet à la classe ouvrière de s’élever à la compréhension de l’absurdité de sa situation. Si « l’arme de la critique ne peut pas remplacer la critique des armes », si « la force matérielle ne peut être renversée que par la force matérielle  », il n’en reste pas moins que « la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle saisit les masses ». L’image du mouvement révolutionnaire n’est pas celle des foules souffrantes et inconscientes guidées par une élite d’hommes clairvoyants, compatissants à la misère, mais celle d’une seule masse d’êtres en état permanent de révolte et de refus, conscients de ce qu’ils sont, veulent et font.
Certes les aspirations radicales du prolétariat naissent, le plus souvent, spontanément, sous le seul effet d’une situation avilissante. Mais c’est alors qu’apparaissent des êtres qui ressentent la dégradation de l’homme de masse comme une offense infligée à leur propre dignité d’hommes pensants. Ils entrevoient et annoncent les premiers la possibilité et la nécessité d’une révolution radicale, transformant les assises matérielles et le visage spirituel de la société. Ils se joignent au prolétariat, dont ils ressentent les besoins et les intérêts comme les leurs, et s’en font les éducateurs à la manière socratique, en lui apprenant à penser par lui-même. Ils lui apprennent, tout d’abord, que la lutte des classes n’est pas seulement un fait historique, c’est- à-dire un phénomène constant de l’histoire passée, mais également un devoir historique, c’est-à-dire une tâche à accomplir en pleine connaissance de cause, un postulat éthique qui, consciemment mis en application, évite à l’humanité les misères ineffables qu’une civilisation technique arrivée à l’apogée de sa puissance matérielle ne peut manquer d’engendrer aussi longtemps qu’elle se développe suivant ses propres lois, c’est-à-dire, suivant les lois du hasard.
Tandis que les prédicateurs religieux ou moralisants s’évertuent à apporter aux déshérités la consolation d’une rédemption ou d’une purification par la souffrance volontairement acceptée, les penseurs socialistes leur enseignent qu’ils sont la victime d’un mécanisme social dont ils constituent eux-mêmes les principaux rouages et qu’ils peuvent, par conséquent, faire fonctionner à l’avantage matériel et moral de tous les humains, le développement historique ayant permis à l’homo faber d’accéder à cette « totalité » des forces productives qui favorise l’apparition de l’ « homme total » : « De tous les instruments de production, le plus grand pouvoir productif est la classe révolutionnaire elle-même » (Anti-Proudhon).
Le caractère éthique du postulat de l’autoémancipation du prolétariat est amplement démontré par l’idée que Marx faisait du parti ouvrier. Il est notoire qu’aucun des partis prolétariens que Marx a vu se constituer ou a aidé à naître ne lui semblaient correspondre à cette idée. Mais ce qu’on connaît moins, c’est le fait — à première vue étonnant — que, même après la dissolution de la Ligue Communiste et pendant toute la période précédant la fondation de l’Association Internationale des travailleurs, Marx n’a cessé de parler du « parti » comme d’une chose existante. Sa correspondance avec Lassalle et avec Engels est, à cet égard, extrêmement significative. Dans de nombreuses lettres échangées entre les trois amis, au cours de cette période, il est question de « notre parti », alors qu’aucune organisation politique des ouvriers n’existait réellement.
Mais beaucoup plus révélatrices sont, pour le problème que nous relevons, les lettres de Marx à Ferdinand Freiligrath, le chantre révolutionnaire des années 1848- 1849, au moment de l’affaire Vogt. Freiligrath avait appartenu à la Ligue communiste et avait publié ses vers enflammants dans la Nouvelle Gazette Rhénane dirigée par Marx. Il vivait, comme ce dernier, à Londres, où il occupait, dans une banque, un emploi « honorable ». Son nom ayant été mêlé aux intrigues qui se préparaient en rapport avec les calomnies répandues par Vogt sur le compte de Marx et de son « parti », Freiligrath fit des efforts pour être dégagé de l’obligation de figurer comme témoin à charge contre Vogt, dans les procès engagés par Marx à Londres et à Berlin. Marx essaya, dans une lettre dont le ton chaleureux n’en cède rien à la rigueur politique, de le persuader que les procès contre Vogt étaient « décisifs pour la revendication historique du parti et pour sa position ultérieure en Allemagne » et qu’il n’était pas possible de laisser Freiligralth hors de jeu, « Vogt, lui écrivit Marx, essaye de tirer politiquement profit de ton nom et il fait semblant d’agir avec ton approbation en éclaboussant le parti tout entier, qui se vante de te compter parmi les siens… Si nous avons conscience tous les deux d’avoir, chacun dans sa manière et au mépris de tous nos intérêts personnels, mus par les mobiles les plus purs agité pendant des années l’étendard au-dessus des têtes des philistins, dans l’intérêt de la « classe la plus laborieuse et la plus misérable », ce serait, je crois, un péché mesquin contre l’histoire, si nous nous brouillions pour des bagatelles qui toutes reposent sur des malentendus. »
Freiligrath, tout en assurant Marx de son amitié indéfectible, décrira dans sa réponse que, s’il entendait rester fidèle à la cause prolétarienne, il se considérait toutefois tacitement dégagé de toute obligation à l’égard du « parti » depuis la dissolution de la Ligue communiste. « A ma nature, écrivit-il, comme à celle de tout poète, il faut la liberté ! Le parti- ressemble, lui aussi, à une cage, et l’on peut mieux chanter, même pour le parti, du dehors que du dedans. J’ai été un poète du prolétariat et de la révolution, longtemps avant d’avoir été membre de la Ligue et membre de la rédaction de la Nouvelle Gazette Rhénane ! Je veux donc continuer à voler de mes propres ailes, je ne veux appartenir qu’à moi- même et je veux moi-même disposer entièrement de moi ! » En terminant Freiligrath ne manqua pas de faire allusion à « tous les éléments douteux et abjects… qui s’étaient collés au parti » et de marquer sa satisfaction de ne plus en être, « ne fût-ce que par goût de la propreté ».
La réplique de Marx, à plus d’un titre, présente un intérêt particulier en ce qu’elle constitue, à côté du Manifeste Communiste et de Critique du programme de Gotha un des rares documents susceptibles d’éclaircir un des problèmes les plus importants, sinon le plus important, de l’enseignement marxien, problème sur lequel la plus grande confusion ne cesse de régner dans les esprits marxistes. Rappelant à Freiligrath que la dissolution de la Ligue communiste avait eu lieu (en 1852) sur sa proposition, Marx déclare que depuis cet événement il n’a appartenu et n’appartient à aucune organisation secrète ou publique : « Le parti, écrit-il, compris dans ce sens essentiellement éphémère, a cessé d’exister pour moi depuis huit ans. » Quant aux causeries sur l’économie politique qu’il avait faites depuis la publication de sa Contribution à une critique… (1859), elles étaient destinées non pas à quelque organisation fermée mais à un petit nombre d’ouvriers choisis parmi lesquels il y avait également d’anciens membres de la Ligue communiste.
Sollicité par des communistes américains pour réorganiser l’ancienne Ligue, il avait répondu que depuis 1852 il n’était plus en relations avec aucune organisation d’aucune sorte : « Je répondis… que j’avais la ferme conviction que mes travaux théoriques étaient plus utiles à la classe ouvrière que la collaboration avec des organisations, qui, sur le continent, n’avaient plus aucune raison d’être. »Marx poursuit : « Donc, depuis 1852, je ne connais rien d’un « parti » au sens de ta lettre. Si tu es poète, moi je suis critique et j’avais vraiment assez de mes expériences faites de 1849 à 1852. La Ligue, — comme la Société des saison de Paris et comme cent autres sociétés, — n’était qu’un épisode dans l’histoire du parti lequel naît spontanément du sol de la société moderne [2]. » Plus loin nous lisons : « La seule action que j’aie continuée après 1852 aussi longtemps que cela était nécessaire, à savoir jusqu’à fin 1853…, était le system of mockery and contempt [3] … contre les duperies démocratiques de l’émigration et ses velléités révolutionnaires »
Marx en vient alors à parler des éléments suspects mentionnés par Freiligrath comme ayant appartenu à la Ligue. Les individus nommés n’avaient en réalité jamais été membres de cet organisme. Et Marx d’ajouter : « Il est certain que dans les tempêtes, la boue est remuée, qu’aucune ère révolutionnaire ne sent l’eau de rose, qu’à certains moments on ramasse toutes sortes de déchets. Au demeurant, quand on pense aux gigantesques efforts dirigés contre nous par tout ce monde officiel qui, pour nous ruiner, ne s’est pas contenté de frôler le délit pénal, mais s’y est plongé jusqu’au cou ; quand on pense aux calomnies répandues par la « démocratie de l’imbécillité » qui n’a jamais pu pardonner à notre parti d’avoir eu plus d’intelligence et de caractère qu’elle n’en avait, quand on connaît l’histoire contemporaine de tous les autres partis et quand, enfin, on se demande ce qu’on pourrait réellement reprocher au parti tout entier, on doit arriver à la conclusion que ce parti, dans ce XIX° siècle, se distingue brillamment par sa propreté. Peut-on, avec les mœurs et le trafic bourgeois, échapper aux éclaboussures ? C’est justement dans le trafic bourgeois qu’elles sont à leur place naturelle… A mes yeux, l’honnêteté de la morale solvable… n’est en rien supérieure à l’abjecte infamie que ni les premières communautés chrétiennes ni le club des jacobins ni feu notre Ligue n’ont réussi, à éliminer de leur sein. Seulement, vivant dans le milieu bourgeois, on prend l’habitude de perdre le sentiment de l’infamie respectable ou de l’infâme respectabilité. »
La lettre, dont la plus grande partie est consacrée à des questions de détail du procès contre Vogt, se termine par ces phrases : « J’ai essayé… de dissiper le malentendu au sujet d’un « parti » : comme si, par ce terme, j’entends une « Ligue » disparue depuis huit ans ou une rédaction de journal dissoute depuis douze ans. Par parti, j’entendais le parti au sens éminemment historique. » Le parti au sens éminemment historique, — c’était pour, Marx le parti invisible du savoir réel plutôt que le savoir douteux d’un parti réel, autrement dit, il ne concevait nullement qu’un parti ouvrier, quel qu’il fût, pût incarner, du simple fait de son existence, la « conscience » ou le « savoir » du prolétariat [4].
Pendant les années où Marx se tenait à l’écart de toute activité politique se vouant exclusivement à un travail scientifique écrasant, il ne cessait jamais, quand l’occasion s’en présentait, de parler au nom de l’invisible parti dont il se sentait responsable. Ainsi, en 1859, recevant une délégation du club ouvrier de Londres, il ne craignait pas de lui déclarer qu’il se considérait, avec Engels, comme le représentant du « parti prolétarien ». Lui et Engels disait-il, ne tiendraient ce mandat que d’eux-mêmes, mais celui-ci serait « contresigné par la haine exclusive et générale » que leur vouent «  toutes les classes du vieux monde et tous les partis ».
Lorsque, dans les années 60, on assistait à la renaissance du mouvement ouvrier dans les pays de l’occident, Marx estimait que le moment était venu pour « réorganiser politiquement le parti des travailleurs » et pour en proclamer de nouveau ouvertement les buts révolutionnaires. Dans l’esprit de Marx, l’Association Internationale des Travailleurs était la continuation de la Ligue des Communistes dont il avait, avec Engels, défini le rôle, à la veille de la révolution de Février. La Ligue ne devait pas être un parti parmi les autres partis ouvriers, elle avait un but plus élevé, parce que plus général : représenter à tout moment « l’intérêt du mouvement total » et « l’avenir du mouvement », indépendamment des luttes quotidiennes menées à l’échelle nationale par les partis ouvriers.
L’Internationale ouvrière fondée à Londres en 1864 dans des circonstances incomparablement plus favorables qu’en 1847 la Ligue des Communistes dans la même ville, devait être à la fois l’organe des aspirations communes des travailleurs et l’expression vivante de leur savoir théorique et de leur intelligence politique. L’Association Internationale des Travailleurs était, selon Marx, le parti prolétarien, la manifestation concrète de la solidarité des ouvriers dans le monde. « Les ouvriers, écrivait Marx dans l’Adresse Inaugurale, ont entre leurs mains un élément de succès : leur nombre. Mais le nombre ne pèse dans la balance que s’il est uni par l’organisation et guidé par le savoir. »
Pour Marx, l’Internationale ouvrière était le symbole vivant de cette « alliance de la science et du prolétariat » à laquelle Ferdinand Lassalle, avant de disparaître, avait attaché son nom. L’Internationale ne pouvant plus, après la chute de la Commune de Paris, remplir le rôle que lui assignait son protagoniste, celui-ci préféra une fois de plus reprendre son travail scientifique, pénétré du désir de laisser aux générations ouvrières à venir un instrument parfait d’autoéducation révolutionnaire. Marx fut le premier à reconnaître que «  les idées ne peuvent jamais mener au delà d’un ancien état du monde » et que « pour réaliser les idées, il faut des hommes mettant en œuvre une force pratique » (La Sainte- Famille). Mais s’il est vrai que les idées ne peuvent mener qu’ « au delà des idées de l’ancien état de monde », il s’ensuit que la véritable métamorphose du monde implique à la fois la transformation des choses et celle des consciences, et que le type de l’ homme vivant en état permanent de révolte et de refus est, en quelque sorte, une anticipation du type humain de la cité future, de l’ « homme intégral ».

Notes :
[1] Cf. Maximilien Rubel, Karl Marx et le socialisme populiste russe dans La Revue socialiste de mai 1947.
[2] Je souligne M.R.
[3] « La raillerie et le mépris systématique » (M.R.).
[4] Engels ne l’entendait d’ailleurs pas autrement, à en juger d’après les lettres qu’il adressait à Marx pendant la crise que traversait la Ligue. En voici un échantillon : « Qu’est-ce que nous avons à chercher dans un « parti », nous qui fuyons comme la peste les positions officielles, que nous importe, a nous qui crachons sur la popularité, et qui doutons de nous-mêmes lorsque nous commençons à devenir populaires — un « parti, c’est-à-dire une bande d’ânes qui jurent sur nous, parce qu’ils se croient nos pareils ? » (13 février 1851).
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24 juin 2014

Néo-libéralisme et théologie



par Rubén R . Dri 

Résumé :Partant d'un diagnostic sur les conséquences effroyables en termes sociaux et

humains de l'hégémonie d'une pensée se voulant sans contradiction, Rubén R. Dri

effectue une esquisse de généalogie des rapports entre capitalisme et théologie. Il

commence par montrer le rôle de soutien idéologique qu'ajoué lareligion à l'aube

du capitalisme et démontre en particulier les contributions théologiques actuelles

visant à légitimer le tout-marché. Mais simultanément, l'auteur insiste sur les

prises de position populaires de certains courants cléricaux, notamment la

théologie de la libération. Pour finir, il pose un regard critique sur les positions

idéologiques du discours du Saint-Siège.


Le prétendu «socialisme réel» s'est effondré en 1989. Ce qui
voulait être le dépassement du capitalisme semble finalement n'avoir
été qu'une parenthèse dans le processus inauguré par le capitalisme au
XVIe  siècle et apparemment destiné à faire long feu. Avec la chute du
mur de Berlin s'est produit (selon la rhétorique dominante) «la fin des
idéologies», «la fin des utopies». En Argentine, de plus en plus ancrée
dans le Tiers Monde, mais avec beaucoup d'ambitions du premier
monde au sein de sa classe politique, cette fin de l'utopie était
considérée comme très probable à l'époque alphonsienne, mais elle a
finalement été remplacée dans la phase actuelle par le «pragmatisme».
Avec le socialisme réel se sont écroulés aussi les mouvements de
libération pourtant très actifs encore durant les années 1980. Ces causes
d'inquiétude pour les dominants ont finalement été écrasées. Les
classes dominantes s'octroient le luxe de remplacer les dictatures
militaires par des gouvernements «démocratiques» qui rivalisent de
zèle avec les dictatures dans l'accomplissement des exigences
impériales exprimées par la voie d'organes tels que le FMI, la Banque
mondiale, le Département d'État ou, directement, l'ambassade installée
par l'empire dans chacun des pays. Suivant cette optique-, il paraît
certain que nous sommes arrivés à la «fin de l'histoire», selon la
fameuse thèse de F. Fukuyama.

1. Tiré de la revue Cencos, n° 95, décembre 1991 sous le titre Neoliberalismoyteologia.
2. Théologien argentin.

L'échec du socialisme, l'écrasement des mouvements de libération,
le triomphe sans appel du capitalisme comme le meilleur système
d'organisation sociale pour l'humanité, signifient par voie de
conséquence, la fin des idéologies, la fin de l'utopie, la fin de l'histoire.
Un monde homogène, sans contradictions dignes de ce nom, se profile
à l'horizon et nous entoure déjà.
Mais une telle vision correspond-t-elle à la réalité ? Les choses se
passent-elles réellement de cette façon ? Il y a des signes qui nous
montrent une réalité tout à fait contraire aux affirmations que nous
avons reprises plus haut. Aujourd'hui, plus que jamais, l'organisation
mondiale entraîne la marginalisation de plusieurs millions d'êtres
humains. La faim reste une réalité choquante. Le choléra, dont le nom
évoque des images que nous croyions appartenir à une époque révolue
est réapparu parmi nous, non pour disparaître aussitôt, mais bien pour
s'installer et prospérer d'une façon alarmante. Non seulement les
guerres ne prennent pas fin, mais elles s'avèrent de plus en plus
dévastatrices. La guerre du Golfe a été froidement calculée et approuvée
par toutes les nations qui aujourd'hui partagent le pouvoir mondial.
Elle ne peut laisser que des traces de haine et de ressentiment, terrain
propice pour de nouveaux affrontements.
De fait, le projet néo-libéral actuel, qui prétend conclure
définitivement l'histoire, implique un épouvantable génocide à l'échelle
mondiale. Des populations entières, des millions d'êtres humains, sont
condamnés à mort, soit par le choléra, la faim, soit directement par
l'extermination violente, comme ce fut le cas pendant la guerre du
Golfe.
C'est ici que le projet néo-libéral en appelle à la religion et, partant,
à la théologie : la religion doit annoncer le sens nécessaire sans lequel
aucune vie humaine ni aucune société ne peut subsister et la théologie
doit lui donner sa justification, l'expliquer et le défendre.

I. La naissance du capitalisme et la théologie
La naissance du capitalisme ne fut possible, au XVI e siècle, qu'au
travers d'une «accumulation originaire» préalable, qui a entraîné une
épouvantable violence. Au nom de leurs intérêts, les êtres humains
peuvent exercer la violence et la brutalité sur leurs semblables.
L'histoire a donné de nombreuses leçons à ce sujet. Mais ils ne peuvent
pas s'avouer à eux-mêmes ce qu'ils font. Ils ne peuvent pas reconnaître
que ce qu'ils font est inhumain, injuste, et constitue une violation des
droits fondamentaux d'autres personnes. Ils ont besoin d'une autolégitimation,
d'une auto-justification.
C'est une chose importante pour l'évaluation des comportements
sociaux, mais généralement, elle n'est pas prise en compte comme il se
doit. Quand on traite du thème, on l'aborde sous la rubrique de
l'idéologie ou de la légitimation, au sens où ces concepts renvoient à
l'idée d'une justification devant les autres. Sans doute, est-ce un aspect
important, essentiel, mais il n'est pas le seul à prendre en compte :
l'auto-légitimation s'avère autant sinon plus importante que la
légitimation devant les autres. Personne ne peut supporter, dans la
durée, des actes criminels, des génocides, s'il n'a pas une autolégitimation
forte et profonde. En ce sens, la thèse de Max Weber sur
la nécessité de former un «esprit capitaliste» modelé par l'éthique
ascétique du calvinisme contient une vérité profonde.
Préalable au surgissement du capitalisme, la violence génocidaire
qu'impliquait l'accumulation des capitaux ne pouvait être possible que
pour des gens intimement convaincus du fait qu'ils réalisaient une des
tâches les plus importantes de l'histoire. Elle était impossible sans
l'engagement de Dieu lui-même. La religion n'a pas manqué au
rendez-vous. Elle était là pour dire au capitaliste qu'il était un
prédestiné1 qui continuait l'oeuvre de la création laissée inachevée par
le créateur. En développant ses entreprises, en épargnant, en
investissant de façon rationnelle et méthodique, en soumettant les
autres à un travail abrutissant, y compris les femmes et les enfants, il
continuait l'oeuvre de Dieu lui-même, la création, et «rendait gloire à
Dieu», en accomplissant la finalité pour laquelle Dieu avait créé le
monde et envoyé l'homme sur la terre.
Dieu était présent, existentiellement intéressé, à la naissance du
capitalisme. J. Locke, le théoricien de la «glorieuse révolution» de
1688, le savait et l'a annoncé clairement : Dieu qui a donné la terre en
commun aux hommes, leur a donné aussi la raison pour qu'ils s'en

1. Selon la thèse webérienne, le dogme de la prédestination aurait joué un rôle important
dans la naissance du capitalisme, par le biais d'une herméneutique élaborée par le
calvinisme.- Selon un décret éternel de Dieu, ou «double décret», certains sont
prédestinés à être condamnés. Personne ne peut changer ce décret. Pour les croyants
fervents, une telle idée serait insupportable. Le décret ne peut être changé, mais on peut -
avoir des « indices» de salut : si on a un capital que l'on investit de façon rationnelle et
méthodique, s'ensuit la réussite comme indice de salut (cfr. Max Weber, L'éthique
protestante et l'esprit du capitalisme).

servent de la manière la plus avantageuse pour la vie et la plus
convenable pour tous. Dieu a mis la terre à la disposition de tous les
hommes. Il l'a créée pour tous, mais chacun est propriétaire de sa
propre personne. Personne, en dehors de lui-même, n'a aucun droit sur
lui. Nous pouvons également affirmer que l'effort de son corps et
l'oeuvre de ses mains sont aussi authentiquement siens. Pour cela,
chaque fois que quelqu 'un retire quelque chose de l'état dans laquelle
la nature l'a produit et laissé, il met dans cette chose une part de son
effort, il ajoute quelque chose de proprement sien. Pour ce faire,  i l en
a fait sa propriété [J. Locke, 1977, 23].
Dieu est à l'origine de la propriété privée parce qu'il a créé le
monde pour tous et qu'il a donné à chacun la lumière de la raison et la
force des bras pour que, par le biais du travail, ils en tirent le profit
qu'ils veulent pour eux-mêmes : Dieu, en donnant le monde en
commun à tout le genre humain, lui a donné l'ordre de travailler et le
fait de se trouver démuni de tout y oblige. Dieu et sa propre raison
ordonnaient de s'approprier la terre, c'est-à-dire de l a rendre utile
pour la vie en y ajoutant quelque chose qui fusse sien : le travail [J.
Locke, 1977, 26]. Dieu est le grand bourgeois, le créateur de la
bourgeoisie qu'il conçut depuis la création du monde.
Si pour s'approprier la terre il fallait en déloger ceux qui s'y
opposaient - les paysans - il y avait une justification parfaite, car c'était
la volonté de Dieu, créateur de l'univers. Ainsi, la violence était
théologiquement justifiée au coeur même du surgissement du
capitalisme.
Mais une spoliation massive de l'Amérique, de l'Asie et de
l'Afrique fut aussi nécessaire à la naissance du capitalisme. Comment
les atrocités qu'elle impliquait se légitimaient-elles ? Était-il possible
de légitimer le génocide qui, en peu de temps, en une période d'environ
50 ans, allait coûter la vie à quelque 50 millions d'Indiens ? [T.
Teodorov, 1987, 144].
Seule la religion pouvait le faire, et encore une fois, elle n'a pas
manqué au rendez-vous. Dieu lui-même devait se mettre au service de
la naissance du capitalisme. Effectivement, le Pape au nom de
l'autorité de Dieu Tout Puissant, en tant que successeur de Saint Pierre
et Vicaire de Jésus-Christ, a attribué les terres d'Amérique aux rois
d'Espagne et du Portugal, pour que ceux-ci réalisent dans ces nouvelles
terres l'exaltation . . . de la foi catholique et de la religion chrétienne,
accomplissent le salut des âmes, la soumission des nations barbares et
leur réduction à notre foi [Bulle d'Alexandre VI, Inter Caetera , du 3
mai 1493].
De cette manière, Dieu lui-même était existentiellement impliqué
dans la gestion capitaliste. Il bénissait l'appropriation des moyens de
production que la bourgeoisie, en plein ascension, réalisait en Europe,
de même que l'exploitation des richesses, de la main-d'oeuvre indigène
et noire qui se pratiquait en Amérique.

II. Le néo-libéralisme et la théologie
Le capitalisme a mis fin au féodalisme en Europe et à d'autres
économies précapitalistes en Amérique, en Asie et en Afrique.
Jusqu'aux années 1960, le capitalisme a pu vaincre les crises
récurrentes de plus en plus profondes et universelles, qui ont jalonné
l'histoire de son développement. Mais la crise qu'il a connu depuis lors
n'a pas de précédent. Il a pu renverser les mouvements de libération nés
dans le Tiers Monde, en Amérique latine particulièrement. Il a
contribué à l'accélération de la crise et a défait l'expérience socialiste —
réalisée sous l'égide du stalinisme.
Malgré la défaite de leurs adversaires les plus acharnés, les
théoriciens du capitalisme n'ignorent pas qu'une nouvelle crise aux
dimensions gigantesques couve au sein même du système. Pour s'en
sortir, comme toujours, par sa logique interne, le capital doit recourir
à de nouvelles destructions, plus profondes et massives que jamais, des
vies humaines comme des biens matériels et culturels. Et l'idéologie
grâce à laquelle il entend sortir de ce marasme dans lequel i l a plongé
nos pays a pour nom le néo-libéralisme.
Contrairement à ce que l'on pense d'habitude, le capitalisme n'a
pas surgi en tant que libéralisme. Il n'est pas né sous les bannières de
la liberté, de l'égalité et de la fraternité. Il n'a pas déployé les drapeaux
de la démocratie. Bien au contraire, son origine fut marquée par la
préoccupation absolutiste. Un État fort, véritable Léviathan comme
l'appellera Thomas Hobbes, est l'instrument adéquat pour discipliner
la masse ouvrière, qui doit offrir sa force de travail pour le
déclenchement de la révolution capitaliste. Par la suite, en un second
temps, viendrait l'État libéral. Après T. Hobbes et J. Locke.
Le libéralisme, ainsi que le nom le suggère, renvoie à la liberté. La
Liberté du marché avant tout, mère de toutes les libertés. Le marché,
sage entre les sages, saura distribuer les biens entre tous, mieux que
tout autre type de planification [Adam Smith, 1979, 402]. Chacun
ayant sa propriété, ainsi que le défendait J. Locke. Ce premier
libéralisme avait des raisons de penser de cette manière. Les plus
lucides n'ignoraient pas les défauts qu'impliquait la distribution par la
main invisible, mais, i l n'y avait rien de mieux. D'autre part, tout le
monde pouvait avoir accès à la propriété. Il y avait suffisamment de
terres pour que quiconque en voulait puisse s'en approprier une partie.
Mais dans l'ère néo-libérale, les choses sont totalement différentes.
Le travail ne donne pas accès à la propriété individuelle. Si le travail
a toujours été social, car l'homme est un être essentiellement social,
cette vérité est tellement évidente aujourd'hui qu'elle éblouit. Il n'y a
pas de terre sur laquelle un ouvrier commençant à travailler
aujourd'hui pourrait mettre son empreinte personnelle. Il peut la poser
uniquement sur des produits ayant déjà fait l'objet d'un
enregistrement : marque déposée. D'autre part, le marché a mis toute
sa sagesse au service de ceux qui se sont accaparé les moyens de
production. Il ne distribue pas de façon équitable.
Pourquoi alors le libéralisme entend-il dépasser ses crises en
recourant, encore une fois, à l'idéologie libérale ? Parce que, de cette
façon, il peut brandir à nouveau le drapeau de la liberté face à tous les
totalitarismes, concept incluant tous les régimes qui, d'une façon ou
d'une autre, ont voulu échapper aux griffes féroces du capitalisme.
Cette bannière peut être hissée, exhibée et vantée. Mais la pratique
du capitalisme actuel, connu sous le nom de néolibéralisme, prouve tout
à fait le contraire. Avec les armes les plus sophistiquées, i l s'acharne
sur les pays qui résistent à la «sagesse» de la main invisible. Il s'agit
d'imposer le remboursement d'une dette extérieure qui croît chaque
jour et dont les seuls intérêts se traduisent en chiffres astronomiques,
à jamais impayables. C'est la privatisation de tout ce qui relève de la
programmation et de la réalisation d'une économie qui laisse au bord
du chemin des millions d'êtres humains, qui marginalise. Ceci est une
caractéristique nouvelle, réellement novatrice, produite par le
néolibéralisme. Elle implique un véritable génocide, aux traits et aux
proportions inédits.
Face à une telle réalité, il ne suffit pas de hisser la bannière de la
liberté. Il n'y a pas d'idéologie qui puisse en prouver la rationalité. Elle
est terriblement irrationnelle. Seule la religion peut voler à son secours.
Les théoriciens du néo-libéralisme le savent et s'en servent. Il est
nécessaire de les lire. Daniel Bell attire l'attention sur la nécessité d'un
lien transcendant unissant suffisamment les individus pour qu'ils soient
capables, si besoin en est, de faire les sacrifices nécessaires de leur
égoïsme.1 Le lien transcendant, ou mieux religieux, occupera la place
que la rationalité devrait occuper et donnera au peuple le sens des
sacrifices que le néo-libéralisme lui imposera. Plus que quiconque,
Irving Kristol se montre jaloux du fait que la religion ait sa part de lutte
dans l'étape néo-libérale. Il voit dans la «tradition judéo-chrétienne» la
source même du «capitalisme libéral» et regrette que les églises,
maintenant transformées en une sorte d'entreprise privée et volontaire,
restent privées de toute sanction et de tout soutien public, étant donné
qu'elles s'avèrent de plus en plus incapables d'affronter leurs
concurrents [Irving Kristol, 1996, 57]. Michael Novak va encore plus
loin. Il élabore une véritable théologie du «capitalisme démocratique»
qui, comme la Sainte Trinité, est «trois systèmes en un» : une économie
à dominante de marché, une organisation politique respectueuse des
droits individuels à l a vie, à l a liberté et à l a recherche du bonheur, et
un ensemble d'institutions culturelles mues par les idéaux de liberté et
de justice pour tous [Michael Novak, 1986, 369]. Des hauteurs de la
Trinité, le capitalisme démocratique descend vers l'humilité de
l'incarnation et devient réaliste, en sachant que si Dieu a tant voulu
que son Fils bien aimé souffre, pourquoi devrait-il nous épargner cette
souffrance ? Si Dieu n'a pas envoyé une armée d'anges pour changer
le monde pour lui, pourquoi devrions-nous rêver d'un changement
immédiat ?... L'absence d'illusions est une haute forme de conscience
chrétienne et juive [Michael Novak, 1986, 364-365].
Et donc, pas d'illusion. L'argument de l'incarnation consiste dans
le respect du monde en tant que tel, la reconnaissance de ses limites et
de ses faiblesses, de ses aspects irrationnel s et de ses forces
malveillantes et dans le fait de ne pas croire en la promesse selon
laquelle, maintenant ou dans l'avenir, il se transformera en cité de
Dieu  [Michael Novak, 1986,365]. Même la lutte féroce et sanglante de
tous contre tous dans le marché capitaliste qui, chaque jour, fait des
milliers de victimes, trouve sa pleine justification théologique dans la
parabole des talents racontée par Jésus. Pour sa part, anticipant de
plusieurs siècles le «capitalisme démocratique», Saint Paul convie tout
le monde à concourir [Michael Novak, 1986, 369].

1. Qu 'est-ce qui nous tient accrochés à l a réalité si notre système séculier des signifiés
n 'est qu 'une illusion ? Je prendrais le risque de donner une réponse démodée : le
retour de la société occidentale à quelque conception de la religion [Daniel Bell,
1982, 40].

III. La résistance populaire et la théologie
Il était inévitable que la pression du blocus hégémonique du
capitalisme sur les classes populaires occasionne une résistance active
de la part de celles-ci. En s'organisant en mouvements populaires, elles
ont lutté, de différentes manières, pour éviter la grande expropriation
dont elles auraient pu être des victimes. Ces luttes furent accompagnées
de nouvelles prises de conscience et de nouvelles élaborations
théoriques.
Comme la plupart des peuples d'Amérique latine sont, d'une façon
ou d'une autre, chrétiens, les luttes de libération ont profondément
ébranlé leur manière d'être et de sentir en tant que chrétiens. Naquit
alors ce qu'on appelle l'Église populaire, une Église qui naît du peuple,
une Église prophétique. Il s'agit d'une pratique chrétienne qui trouve
ses racines dans le message biblique de libération que le groupe de
Moïse amena des terres d'Egypte au pays de Canaan. Message qui fut
repris et approfondi par les prophètes d'Israël. Il a constitué la base du
message libérateur de Jésus de Nazareth et a fermenté dans les
premières communautés chrétiennes.
Cette manière nouvelle et ancienne d'être chrétien ne s'est pas
dissociée des luttes populaires contre les ajustements du néolibéralisme,
mais s'y est incorporée. En d'autres termes, du sein même
du peuple, elle a participé à ces luttes et par là, en tant que ferment de
libération, elle a vécu sa foi. Au niveau théologique, elle a trouvé son
expression dans la théologie de la libération.
Lucides, les dominants se sont aperçus que l'Église populaire et sa
formulation dans la théologie de la libération constituaient une menace
réelle pour leur domination. Il leur fallait intervenir. Pour ce faire, le
premier document de Santa Fé affirmait que : l a politique extérieure
des États-Unis devait s'affronter (et non réagir postérieurement) à la
théologie de la  libération telle qu'elle est utilisée en Amérique latine
par le clergé de cette tendance}

I
1. Le thème est repris dans le second document de Santa Fé, 1988, dans lequel on affirme
que la «théologie de la libération» est «une doctrine politique déguisée en croyance
religieuse».

IV. La théologie néo-libérale du Saint-Siège
À l'attaque de la théologie de la libération de la part même de
l'empire s'est ajoutée une autre, en provenance du Saint-Siège. De fait,
depuis son ascension au pontificat, Jean-Paul II a organisé et mené,
sans trêve, une lutte contre l'Église populaire et la théologie de la
libération. Il a placé à des postes clés des évêques de droite. Il a menacé
et châtié certains des représentants les plus importants de la théologie
de la libération. Il a multiplié ses voyages «pastoraux» en Amérique
latine; il a lancé la neuvaine d'années en préparation du «Cinquième
Centenaire» de la prétendue «découverte de l'Amérique», pour laquelle
il a proposé une «nouvelle évangélisation». Et par le biais du Cardinal
Joseph Ratzinger, il a rendu publics deux documents dans lesquels il
précise quelle est la bonne et quelle est la mauvaise théologie de la
libération.
Dans son encyclique sur la question sociale, le Centesimus Annus,
après avoir affirmé l'échec du marxisme dans l a construction d'une
nouvelle et meilleure société2  il propose l'alternative pour nos pays du
Tiers Monde. Il évoque : Un système économique qui reconnaît le rôle
fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la propriété
privée des moyens de production et des responsabilités qui en
découlent, de l a libre créativité humaine dans le secteur de l'économie
[C.A., 83-84]. Il s'agit en fait d'une description du capitalisme des plus
authentiques. L'encyclique apporte cependant une nuance en disant :
qu 'il serait peut-être plus approprié de parler d'économie libre [C.A.,
84].
Face à une telle proposition, s'inscrivant dans la ligne du néolibéralisme
dont, en chair et os, nous souffrons les désastreuses
conséquences, il se peut que des voies chrétiennes se lèvent pour
dénoncer les injustices et les morts que le projet capitaliste, provoque
dans notre continent latino-américain. Jean-Paul II anticipe la réponse
en rappelant que l'homme porte en lui la blessure du péché originel

1. Instructions sur quelques aspects de la théologie de la libération (1984), et
Instructions sur l a liberté chrétienne et l a libération, (1986).
2. Centesimus Annus (CA). Ediciones Paulinas, mai, 1991, p. 68. Jean-Paul II ne se
préoccupe pas de faire la distinction entre le marxisme, le socialisme, le socialisme réel
et le communisme. Il utilise les termes sans aucune discrimination. Pour lui, il s'agit
de variantes dont la distinction est tout simplement «scolastique».


qui, continuellement, le pousse vers le mal [C.A., 48]. Il doit se
départir de l'illusion selon laquelle il est possible de construire le
paradis sur terre [C.A., 49], comme le disait déjà le néo-libéral K.
Popper. Le Seigneur ne fera justice qu'à la fin des temps. En attendant,
le bon et le mauvais grains croîtront ensemble.
De cette façon, la religion ne rate pas le rendez-vous et donne sens
à la pratique génocidaire libérale en lui donnant légitimité. La
résistance des peuples qui, aujourd'hui est très affaiblie, va s'accentuer.
La renaissance des pratiques de libération sera accompagnée d'une
nouvelle floraison des consciences, qui exigera une nouvelle
interprétation des symboles religieux dans lesquels les peuples
expriment leur identité. Nous aurons ainsi une nouvelle guerre des
dieux.
Il n'y a rien d'étonnant à cela. Toute lutte politique s'accompagne
toujours d'une lutte idéologique; elle a toujours une composante
religieuse, et par conséquent, théologique. Une grande partie du succès
de la résistance dépend de la perception de cette réalité par les
«intellectuels organiques» des classes populaires du Tiers Monde.
Traduction de l'espagnol : Albert Kasanda

Bibliographie
BELL D., Las contradicciones del capitalisme-, Buenos Aires, AE., 1982.
KRISTOL I., Reflexiones de u n neoconservador, Buenos Aires, GEC, 1986.
LOCKE J., Ensayo sobre el gobierno civil, Buenos Aires, Ed. Aguilar, 1977.
NOVAK M., E l espiritu del capitalismo democrâtico, Buenos Aires, Ed. Très
Tiempos, 1986.
- SMITH A., h a riqueza de las Naciones, Mexico, FCE, 1979.
- TEODOROV T., L a conquista de A m e r i c a , Mexico, Siglo XXI, 1987.

1. La réaffirmation du dogme du péché originel préoccupe les théoriciens du
néolibéralisme puisqu'il ferme la voie aux utopies préconisant l'idée d'un monde sans
guerre, quand on sait que l a notion même d'un monde sans guerre est u n fantasme
[Irving Kristol, 1986,365]. De son côté, Michael Novak affirme que le système du
capitalisme démocratique, considéré comme le système naturel de la liberté et qui
s'ajuste le mieux - de tous les systèmes créés jusqu 'à aujourd'hui dans l'histoireaux
prémisses du péché originel, a pour objectif de combattre la tyrannie , de diviser
et de contrôler le pouvoir, mais non de réprimer le péché [Michael Novak, 1986,375],




Extrait du livre Théologies de la libération, publication du Centre Tricontinental de Louvain-la-Neuve
Editions L’Harmattan, 2000
pages 39 à 48