par Rubén R
. Dri
Résumé :Partant d'un diagnostic sur les
conséquences effroyables en termes sociaux et
humains de l'hégémonie d'une pensée se voulant sans
contradiction, Rubén R. Dri
effectue une esquisse de généalogie des rapports
entre capitalisme et théologie. Il
commence par montrer le rôle de soutien idéologique
qu'ajoué lareligion à l'aube
du capitalisme et démontre en particulier les
contributions théologiques actuelles
visant à légitimer le tout-marché. Mais
simultanément, l'auteur insiste sur les
prises de position populaires de certains courants
cléricaux, notamment la
théologie de la libération. Pour finir, il pose un
regard critique sur les positions
idéologiques du discours du Saint-Siège.
Le prétendu «socialisme réel»
s'est effondré en 1989. Ce qui
voulait être le dépassement du
capitalisme semble finalement n'avoir
été qu'une parenthèse dans le
processus inauguré par le capitalisme au
XVIe siècle et apparemment destiné à faire
long feu. Avec la chute du
mur de Berlin s'est produit (selon
la rhétorique dominante) «la fin des
idéologies», «la fin des utopies».
En Argentine, de plus en plus ancrée
dans le Tiers Monde, mais avec
beaucoup d'ambitions du premier
monde au sein de sa classe
politique, cette fin de l'utopie était
considérée comme très probable à
l'époque alphonsienne, mais elle a
finalement été remplacée dans la
phase actuelle par le «pragmatisme».
Avec le socialisme réel se sont
écroulés aussi les mouvements de
libération pourtant très actifs
encore durant les années 1980. Ces causes
d'inquiétude pour les dominants
ont finalement été écrasées. Les
classes dominantes s'octroient le
luxe de remplacer les dictatures
militaires par des gouvernements
«démocratiques» qui rivalisent de
zèle avec les dictatures dans
l'accomplissement des exigences
impériales exprimées par la voie
d'organes tels que le FMI, la Banque
mondiale, le Département d'État
ou, directement, l'ambassade installée
par l'empire dans chacun des pays.
Suivant cette optique-, il paraît
certain que nous sommes arrivés à
la «fin de l'histoire», selon la
fameuse thèse de F. Fukuyama.
1. Tiré de la revue Cencos, n° 95, décembre 1991
sous le titre Neoliberalismoyteologia.
2. Théologien argentin.
L'échec du socialisme,
l'écrasement des mouvements de libération,
le triomphe sans appel du
capitalisme comme le meilleur système
d'organisation sociale pour
l'humanité, signifient par voie de
conséquence, la fin des
idéologies, la fin de l'utopie, la fin de l'histoire.
Un monde homogène, sans
contradictions dignes de ce nom, se profile
à l'horizon et nous entoure déjà.
Mais une telle vision
correspond-t-elle à la réalité ? Les choses se
passent-elles réellement de cette
façon ? Il y a des signes qui nous
montrent une réalité tout à fait
contraire aux affirmations que nous
avons reprises plus haut.
Aujourd'hui, plus que jamais, l'organisation
mondiale entraîne la
marginalisation de plusieurs millions d'êtres
humains. La faim reste une réalité
choquante. Le choléra, dont le nom
évoque des images que nous
croyions appartenir à une époque révolue
est réapparu parmi nous, non pour
disparaître aussitôt, mais bien pour
s'installer et prospérer d'une
façon alarmante. Non seulement les
guerres ne prennent pas fin, mais
elles s'avèrent de plus en plus
dévastatrices. La guerre du Golfe
a été froidement calculée et approuvée
par toutes les nations qui
aujourd'hui partagent le pouvoir mondial.
Elle ne peut laisser que des
traces de haine et de ressentiment, terrain
propice pour de nouveaux
affrontements.
De fait, le projet néo-libéral
actuel, qui prétend conclure
définitivement l'histoire,
implique un épouvantable génocide à l'échelle
mondiale. Des populations
entières, des millions d'êtres humains, sont
condamnés à mort, soit par le
choléra, la faim, soit directement par
l'extermination violente, comme ce
fut le cas pendant la guerre du
Golfe.
C'est ici que le projet
néo-libéral en appelle à la religion et, partant,
à la théologie : la religion doit
annoncer le sens nécessaire sans lequel
aucune vie humaine ni aucune
société ne peut subsister et la théologie
doit lui donner sa justification,
l'expliquer et le défendre.
I.
La naissance du capitalisme et la théologie
La naissance du capitalisme ne fut
possible, au XVI e siècle, qu'au
travers d'une «accumulation
originaire» préalable, qui a entraîné une
épouvantable violence. Au nom de
leurs intérêts, les êtres humains
peuvent exercer la violence et la
brutalité sur leurs semblables.
L'histoire a donné de nombreuses
leçons à ce sujet. Mais ils ne peuvent
pas s'avouer à eux-mêmes ce qu'ils
font. Ils ne peuvent pas reconnaître
que ce qu'ils font est inhumain,
injuste, et constitue une violation des
droits fondamentaux d'autres
personnes. Ils ont besoin d'une autolégitimation,
d'une auto-justification.
C'est une chose importante pour
l'évaluation des comportements
sociaux, mais généralement, elle
n'est pas prise en compte comme il se
doit. Quand on traite du thème, on
l'aborde sous la rubrique de
l'idéologie ou de la légitimation,
au sens où ces concepts renvoient à
l'idée d'une justification devant
les autres. Sans doute, est-ce un aspect
important, essentiel, mais il
n'est pas le seul à prendre en compte :
l'auto-légitimation s'avère autant
sinon plus importante que la
légitimation devant les autres.
Personne ne peut supporter, dans la
durée, des actes criminels, des
génocides, s'il n'a pas une autolégitimation
forte et profonde. En ce sens, la
thèse de Max Weber sur
la nécessité de former un «esprit
capitaliste» modelé par l'éthique
ascétique du calvinisme contient
une vérité profonde.
Préalable au surgissement du
capitalisme, la violence génocidaire
qu'impliquait l'accumulation des
capitaux ne pouvait être possible que
pour des gens intimement
convaincus du fait qu'ils réalisaient une des
tâches les plus importantes de
l'histoire. Elle était impossible sans
l'engagement de Dieu lui-même. La
religion n'a pas manqué au
rendez-vous. Elle était là pour
dire au capitaliste qu'il était un
prédestiné1
qui
continuait l'oeuvre de la création laissée inachevée par
le créateur. En développant ses entreprises,
en épargnant, en
investissant de façon rationnelle
et méthodique, en soumettant les
autres à un travail abrutissant, y
compris les femmes et les enfants, il
continuait l'oeuvre de Dieu
lui-même, la création, et «rendait gloire à
Dieu», en accomplissant la
finalité pour laquelle Dieu avait créé le
monde et envoyé l'homme sur la
terre.
Dieu était présent,
existentiellement intéressé, à la naissance du
capitalisme. J. Locke, le
théoricien de la «glorieuse révolution» de
1688, le savait et l'a annoncé
clairement : Dieu qui a donné la terre en
commun
aux hommes, leur a donné aussi la raison pour qu'ils s'en
1. Selon la thèse webérienne, le dogme de la
prédestination aurait joué un rôle important
dans la naissance du capitalisme, par le biais d'une
herméneutique élaborée par le
calvinisme.- Selon un décret éternel de Dieu, ou
«double décret», certains sont
prédestinés à être condamnés. Personne ne peut
changer ce décret. Pour les croyants
fervents, une telle idée serait insupportable. Le
décret ne peut être changé, mais on peut -
avoir des « indices» de salut : si on a un capital
que l'on investit de façon rationnelle et
méthodique, s'ensuit la réussite comme indice de
salut (cfr. Max Weber, L'éthique
protestante et l'esprit du
capitalisme).
servent
de la manière la plus avantageuse pour la vie et la plus
convenable
pour tous. Dieu a mis la terre à la disposition de tous les
hommes.
Il l'a créée pour tous, mais chacun est propriétaire de sa
propre
personne. Personne, en dehors de lui-même, n'a aucun droit sur
lui.
Nous pouvons également affirmer que l'effort de son corps et
l'oeuvre
de ses mains sont aussi authentiquement siens. Pour cela,
chaque
fois que quelqu 'un retire quelque chose de l'état dans laquelle
la
nature l'a produit et laissé, il met dans cette chose une part de son
effort,
il ajoute quelque chose de proprement sien. Pour ce faire, i l en
a fait
sa propriété [J. Locke, 1977, 23].
Dieu est à l'origine de la
propriété privée parce qu'il a créé le
monde pour tous et qu'il a donné à
chacun la lumière de la raison et la
force des bras pour que, par le
biais du travail, ils en tirent le profit
qu'ils veulent pour eux-mêmes : Dieu,
en donnant le monde en
commun à
tout le genre humain, lui a donné l'ordre de travailler et le
fait de
se trouver démuni de tout y oblige. Dieu et sa propre raison
ordonnaient
de s'approprier la terre, c'est-à-dire de l a rendre utile
pour la
vie en y ajoutant quelque chose qui fusse sien : le travail [J.
Locke, 1977, 26]. Dieu est le
grand bourgeois, le créateur de la
bourgeoisie qu'il conçut depuis la
création du monde.
Si pour s'approprier la terre il
fallait en déloger ceux qui s'y
opposaient - les paysans - il y
avait une justification parfaite, car c'était
la volonté de Dieu, créateur de
l'univers. Ainsi, la violence était
théologiquement justifiée au coeur
même du surgissement du
capitalisme.
Mais une spoliation massive de
l'Amérique, de l'Asie et de
l'Afrique fut aussi nécessaire à
la naissance du capitalisme. Comment
les atrocités qu'elle impliquait
se légitimaient-elles ? Était-il possible
de légitimer le génocide qui, en
peu de temps, en une période d'environ
50 ans, allait coûter la vie à
quelque 50 millions d'Indiens ? [T.
Teodorov, 1987, 144].
Seule la religion pouvait le
faire, et encore une fois, elle n'a pas
manqué au rendez-vous. Dieu
lui-même devait se mettre au service de
la naissance du capitalisme.
Effectivement, le Pape au nom de
l'autorité
de Dieu Tout Puissant, en tant que successeur de Saint
Pierre
et Vicaire de Jésus-Christ, a
attribué les terres d'Amérique aux rois
d'Espagne et du Portugal, pour que
ceux-ci réalisent dans ces nouvelles
terres l'exaltation . . . de
la foi catholique et de la religion chrétienne,
accomplissent le salut des
âmes, la soumission des nations barbares et
leur
réduction à notre foi [Bulle d'Alexandre VI, Inter
Caetera , du 3
mai 1493].
De cette manière, Dieu lui-même
était existentiellement impliqué
dans la gestion capitaliste. Il
bénissait l'appropriation des moyens de
production que la bourgeoisie, en
plein ascension, réalisait en Europe,
de même que l'exploitation des
richesses, de la main-d'oeuvre indigène
et noire qui se pratiquait en
Amérique.
II.
Le néo-libéralisme et la théologie
Le capitalisme a mis fin au
féodalisme en Europe et à d'autres
économies précapitalistes en
Amérique, en Asie et en Afrique.
Jusqu'aux années 1960, le
capitalisme a pu vaincre les crises
récurrentes de plus en plus
profondes et universelles, qui ont jalonné
l'histoire de son développement.
Mais la crise qu'il a connu depuis lors
n'a pas de précédent. Il a pu
renverser les mouvements de libération nés
dans le Tiers Monde, en Amérique
latine particulièrement. Il a
contribué à l'accélération de la
crise et a défait l'expérience socialiste —
réalisée sous l'égide du
stalinisme.
Malgré la défaite de leurs
adversaires les plus acharnés, les
théoriciens du capitalisme
n'ignorent pas qu'une nouvelle crise aux
dimensions gigantesques couve au
sein même du système. Pour s'en
sortir, comme toujours, par sa
logique interne, le capital doit recourir
à de nouvelles destructions, plus
profondes et massives que jamais, des
vies humaines comme des biens
matériels et culturels. Et l'idéologie
grâce à laquelle il entend sortir
de ce marasme dans lequel i l a plongé
nos pays a pour nom le néo-libéralisme.
Contrairement à ce que l'on pense
d'habitude, le capitalisme n'a
pas surgi en tant que libéralisme.
Il n'est pas né sous les bannières de
la liberté, de l'égalité et de la
fraternité. Il n'a pas déployé les drapeaux
de la démocratie. Bien au
contraire, son origine fut marquée par la
préoccupation absolutiste. Un État
fort, véritable Léviathan comme
l'appellera Thomas Hobbes, est
l'instrument adéquat pour discipliner
la masse ouvrière, qui doit offrir
sa force de travail pour le
déclenchement de la révolution
capitaliste. Par la suite, en un second
temps, viendrait l'État libéral.
Après T. Hobbes et J. Locke.
Le libéralisme, ainsi que le nom
le suggère, renvoie à la liberté. La
Liberté du marché avant tout, mère
de toutes les libertés. Le marché,
sage entre les sages, saura
distribuer les biens entre tous, mieux que
tout autre type de planification
[Adam Smith, 1979, 402]. Chacun
ayant sa propriété, ainsi que le
défendait J. Locke. Ce premier
libéralisme avait des raisons de
penser de cette manière. Les plus
lucides n'ignoraient pas les
défauts qu'impliquait la distribution par la
main
invisible, mais, i l n'y avait rien de mieux. D'autre part,
tout le
monde pouvait avoir accès à la
propriété. Il y avait suffisamment de
terres pour que quiconque en
voulait puisse s'en approprier une partie.
Mais dans l'ère néo-libérale, les
choses sont totalement différentes.
Le travail ne donne pas accès à la
propriété individuelle. Si le travail
a toujours été social, car l'homme
est un être essentiellement social,
cette vérité est tellement
évidente aujourd'hui qu'elle éblouit. Il n'y a
pas de terre sur laquelle un
ouvrier commençant à travailler
aujourd'hui pourrait mettre son
empreinte personnelle. Il peut la poser
uniquement sur des produits ayant
déjà fait l'objet d'un
enregistrement : marque
déposée. D'autre part, le marché a mis toute
sa sagesse au service de ceux qui
se sont accaparé les moyens de
production. Il ne distribue pas de
façon équitable.
Pourquoi alors le libéralisme
entend-il dépasser ses crises en
recourant, encore une fois, à
l'idéologie libérale ? Parce que, de cette
façon, il peut brandir à nouveau
le drapeau de la liberté face à tous les
totalitarismes,
concept
incluant tous les régimes qui, d'une façon ou
d'une autre, ont voulu échapper
aux griffes féroces du capitalisme.
Cette bannière peut être hissée,
exhibée et vantée. Mais la pratique
du capitalisme actuel, connu sous
le nom de néolibéralisme, prouve tout
à fait le contraire. Avec les
armes les plus sophistiquées, i l s'acharne
sur les pays qui résistent à la
«sagesse» de la main invisible. Il s'agit
d'imposer le remboursement d'une
dette extérieure qui croît chaque
jour et dont les seuls intérêts se
traduisent en chiffres astronomiques,
à jamais impayables. C'est la
privatisation de tout ce qui relève de la
programmation et de la réalisation
d'une économie qui laisse au bord
du chemin des millions d'êtres
humains, qui marginalise. Ceci est une
caractéristique nouvelle,
réellement novatrice, produite par le
néolibéralisme. Elle implique un
véritable génocide, aux traits et aux
proportions inédits.
Face à une telle réalité, il ne
suffit pas de hisser la bannière de la
liberté. Il n'y a pas d'idéologie
qui puisse en prouver la rationalité. Elle
est terriblement irrationnelle.
Seule la religion peut voler à son secours.
Les théoriciens du néo-libéralisme
le savent et s'en servent. Il est
nécessaire de les lire. Daniel
Bell attire l'attention sur la nécessité d'un
lien transcendant unissant
suffisamment les individus pour qu'ils soient
capables, si besoin en est, de faire
les sacrifices nécessaires de leur
égoïsme.1
Le
lien transcendant, ou mieux religieux, occupera la place
que la rationalité devrait occuper
et donnera au peuple le sens des
sacrifices que le néo-libéralisme
lui imposera. Plus que quiconque,
Irving Kristol se montre jaloux du
fait que la religion ait sa part de lutte
dans l'étape néo-libérale. Il voit
dans la «tradition judéo-chrétienne» la
source même du «capitalisme
libéral» et regrette que les églises,
maintenant
transformées en une sorte d'entreprise privée et volontaire,
restent
privées de toute sanction et de tout soutien public, étant donné
qu'elles
s'avèrent de plus en plus incapables d'affronter leurs
concurrents
[Irving
Kristol, 1996, 57]. Michael Novak va encore plus
loin. Il élabore une véritable
théologie du «capitalisme démocratique»
qui, comme la Sainte Trinité, est
«trois systèmes en un» : une économie
à
dominante de marché, une organisation politique respectueuse des
droits
individuels à l a vie, à l a liberté et à l a recherche du bonheur, et
un
ensemble d'institutions culturelles mues par les idéaux de liberté et
de
justice pour tous [Michael Novak, 1986, 369]. Des hauteurs
de la
Trinité, le capitalisme
démocratique descend vers l'humilité de
l'incarnation et devient réaliste,
en sachant que si Dieu a tant voulu
que son
Fils bien aimé souffre, pourquoi devrait-il nous épargner cette
souffrance
? Si Dieu n'a pas envoyé une armée d'anges pour changer
le monde
pour lui, pourquoi devrions-nous rêver d'un changement
immédiat
?... L'absence d'illusions est une haute forme de conscience
chrétienne
et juive [Michael
Novak, 1986, 364-365].
Et donc, pas d'illusion. L'argument
de l'incarnation consiste dans
le
respect du monde en tant que tel, la reconnaissance de ses limites et
de ses
faiblesses, de ses aspects irrationnel s et de ses forces
malveillantes
et dans le fait de ne pas croire en la promesse selon
laquelle,
maintenant ou dans l'avenir, il se transformera en cité de
Dieu [Michael Novak, 1986,365]. Même la lutte féroce et sanglante
de
tous contre tous dans le marché
capitaliste qui, chaque jour, fait des
milliers de victimes, trouve sa
pleine justification théologique dans la
parabole des talents racontée par
Jésus. Pour sa part, anticipant de
plusieurs siècles le «capitalisme
démocratique», Saint Paul convie tout
le monde
à concourir [Michael Novak, 1986, 369].
1. Qu 'est-ce qui nous tient accrochés à l a
réalité si notre système séculier des signifiés
n 'est qu 'une illusion ?
Je prendrais le risque de donner une réponse démodée : le
retour de la société
occidentale à quelque conception de la religion [Daniel Bell,
1982, 40].
III.
La résistance populaire et la théologie
Il était inévitable que la
pression du blocus hégémonique du
capitalisme sur les classes
populaires occasionne une résistance active
de la part de celles-ci. En
s'organisant en mouvements populaires, elles
ont lutté, de différentes
manières, pour éviter la grande expropriation
dont elles auraient pu être des
victimes. Ces luttes furent accompagnées
de nouvelles prises de conscience
et de nouvelles élaborations
théoriques.
Comme la plupart des peuples
d'Amérique latine sont, d'une façon
ou d'une autre, chrétiens, les
luttes de libération ont profondément
ébranlé leur manière d'être et de
sentir en tant que chrétiens. Naquit
alors ce qu'on appelle l'Église
populaire, une Église qui naît du peuple,
une Église prophétique. Il s'agit
d'une pratique chrétienne qui trouve
ses racines dans le message
biblique de libération que le groupe de
Moïse amena des terres d'Egypte au pays de Canaan.
Message qui fut
repris et approfondi par les
prophètes d'Israël. Il a constitué la base du
message libérateur de Jésus de
Nazareth et a fermenté dans les
premières communautés chrétiennes.
Cette manière nouvelle et ancienne
d'être chrétien ne s'est pas
dissociée des luttes populaires
contre les ajustements du néolibéralisme,
mais s'y est incorporée. En
d'autres termes, du sein même
du peuple, elle a participé à ces
luttes et par là, en tant que ferment de
libération, elle a vécu sa foi. Au
niveau théologique, elle a trouvé son
expression dans la théologie de la
libération.
Lucides, les dominants se sont
aperçus que l'Église populaire et sa
formulation dans la théologie de
la libération constituaient une menace
réelle pour leur domination. Il
leur fallait intervenir. Pour ce faire, le
premier document de Santa Fé
affirmait que : l a politique extérieure
des
États-Unis devait s'affronter (et non réagir postérieurement) à la
théologie
de la libération telle qu'elle est
utilisée en Amérique latine
par le clergé
de cette tendance}
I
1. Le thème est repris dans le second document de Santa
Fé, 1988, dans lequel on affirme
que la «théologie de la libération» est «une
doctrine politique déguisée en croyance
religieuse».
IV.
La théologie néo-libérale du Saint-Siège
À l'attaque de la théologie de la
libération de la part même de
l'empire s'est ajoutée une autre,
en provenance du Saint-Siège. De fait,
depuis son ascension au
pontificat, Jean-Paul II a organisé et mené,
sans trêve, une lutte contre
l'Église populaire et la théologie de la
libération. Il a placé à des
postes clés des évêques de droite. Il a menacé
et châtié certains des
représentants les plus importants de la théologie
de la libération. Il a multiplié
ses voyages «pastoraux» en Amérique
latine; il a lancé la neuvaine
d'années en préparation du «Cinquième
Centenaire» de la prétendue
«découverte de l'Amérique», pour laquelle
il a proposé une «nouvelle
évangélisation». Et par le biais du Cardinal
Joseph Ratzinger, il a rendu
publics deux documents dans lesquels il
précise quelle est la bonne et
quelle est la mauvaise théologie de la
libération.
Dans son encyclique sur la
question sociale, le Centesimus Annus,
après avoir affirmé l'échec
du marxisme dans l a construction d'une
nouvelle
et meilleure société2 il propose l'alternative pour nos
pays du
Tiers Monde. Il évoque : Un
système économique qui reconnaît le rôle
fondamental
et positif de l'entreprise, du marché, de la propriété
privée
des moyens de production et des responsabilités qui en
découlent,
de l a libre créativité humaine dans le secteur de l'économie
[C.A., 83-84]. Il s'agit en fait
d'une description du capitalisme des plus
authentiques. L'encyclique apporte
cependant une nuance en disant :
qu 'il
serait peut-être plus approprié de parler d'économie libre [C.A.,
84].
Face à une telle proposition,
s'inscrivant dans la ligne du néolibéralisme
dont, en chair et os, nous
souffrons les désastreuses
conséquences, il se peut que des
voies chrétiennes se lèvent pour
dénoncer les injustices et les
morts que le projet capitaliste, provoque
dans notre continent
latino-américain. Jean-Paul II anticipe la réponse
en rappelant que l'homme porte
en lui la blessure du péché originel
1. Instructions sur quelques aspects de la
théologie de la libération (1984), et
Instructions sur l a
liberté chrétienne et l a libération, (1986).
2. Centesimus Annus (CA). Ediciones Paulinas, mai, 1991, p. 68. Jean-Paul II
ne se
préoccupe pas de faire la distinction entre le
marxisme, le socialisme, le socialisme réel
et le communisme. Il utilise les termes sans aucune
discrimination. Pour lui, il s'agit
de variantes dont la distinction est tout simplement
«scolastique».
qui,
continuellement, le pousse vers le mal [C.A., 48]. Il doit se
départir de l'illusion selon
laquelle il est possible de construire le
paradis
sur terre [C.A., 49], comme le disait déjà le néo-libéral K.
Popper. Le Seigneur ne fera
justice qu'à la fin des temps. En attendant,
le bon et le mauvais grains
croîtront ensemble.
De cette façon, la religion ne
rate pas le rendez-vous et donne sens
à la pratique génocidaire libérale
en lui donnant légitimité. La
résistance des peuples qui,
aujourd'hui est très affaiblie, va s'accentuer.
La renaissance des pratiques de
libération sera accompagnée d'une
nouvelle floraison des
consciences, qui exigera une nouvelle
interprétation des symboles
religieux dans lesquels les peuples
expriment leur identité. Nous
aurons ainsi une nouvelle guerre des
dieux.
Il n'y a rien d'étonnant à cela.
Toute lutte politique s'accompagne
toujours d'une lutte idéologique;
elle a toujours une composante
religieuse, et par conséquent,
théologique. Une grande partie du succès
de la résistance dépend de la
perception de cette réalité par les
«intellectuels organiques» des
classes populaires du Tiers Monde.
Traduction de l'espagnol : Albert
Kasanda
Bibliographie
BELL
D., Las contradicciones del capitalisme-, Buenos Aires, AE., 1982.
KRISTOL
I., Reflexiones de u n neoconservador, Buenos Aires, GEC, 1986.
LOCKE J., Ensayo sobre el gobierno civil, Buenos
Aires, Ed. Aguilar, 1977.
NOVAK
M., E l espiritu del capitalismo democrâtico, Buenos Aires, Ed. Très
Tiempos,
1986.
-
SMITH A., h a riqueza de las Naciones, Mexico, FCE, 1979.
-
TEODOROV T., L a conquista de A m e r i c a , Mexico, Siglo XXI, 1987.
1. La réaffirmation du dogme du péché originel
préoccupe les théoriciens du
néolibéralisme puisqu'il ferme la voie aux utopies
préconisant l'idée d'un monde sans
guerre, quand on sait que l a notion même d'un
monde sans guerre est u n fantasme
[Irving Kristol, 1986,365]. De son côté, Michael
Novak affirme que le système du
capitalisme démocratique,
considéré comme le système naturel de la liberté et qui
s'ajuste le mieux - de
tous les systèmes créés jusqu 'à aujourd'hui dans l'histoireaux
prémisses du péché originel,
a pour objectif de combattre la tyrannie , de diviser
et de contrôler le
pouvoir, mais non de réprimer le péché [Michael Novak, 1986,375],
Extrait
du livre Théologies de la libération, publication
du Centre Tricontinental de Louvain-la-Neuve
Editions L’Harmattan, 2000
pages 39 à 48