http://lisaetjb.canalblog.com/albums/6__martine_et_bastien/photos/23988391-goree_universite_des_mutants.html |
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Il ne sera pas possible de
dissocier Léopold Sédar Senghor de toute une génération, celle de
Présence africaine. Effectivement L S Senghor se situe au cœur de la
double alliance préconisée par Présence africaine. Les peuples noirs ont
besoin d’une alliance, d’abord entre eux, "ensuite l’alliance des
peuples noirs avec d’autres du monde, dans la reconnaissance mutuelle,
avec des vitalités historiques spécifiques, mais entretenues par les
mêmes ardeurs, les mêmes besoins de paix, de progrès et de fraternité"
pourtant cette vision ne manque pas d’être critiquée par les cadets
comme Wolé Soyinka, l’homme à la boutade célèbre : "un tigre n’a pas
besoin de proclamer sa tigritude, il se jette sur sa proie…" Quant au
penseur camerounais Achille Mbembé, tout en fustigeant la Négritude, il
reconnaît l’apport exceptionnel de Senghor à l’Afrique. Au cours d’une
émission avec Beroît Ruel de RFI, il disait approximativement ceci : "je
n’aime pas la Négritude parce qu’il s’agit d’une pensée fondée sur la
race mais je reconnais au moins une chose : Senghor a crée une véritable
esthétique pour l’Afrique".
La prise de conscience de
la génération senghorienne découle de l’histoire de l’Afrique. Le
mépris, l’humiliation, la servitude - l’exploitation économique -
achevèrent de réduire à l’impuissance les peuples noirs d’Afrique. Ils
ne se découvriront noirs et culturellement solidaires que plus tard,
grâce aux élites de la diaspora. Le panafricanisme nous vient
d’Amérique, en même temps que la découverte du "noir" comme signe
distinctif d’une communauté de peuple, marquée à la fois par un certain
héritage culturel, par une certaine expérience historique, esclavage,
déracinement culturel et même colonisation et sous développement. La
pensée et l’action de Léopold Senghor en relation avec le thème de notre
table ronde nous intéressent à trois niveaux :
L’identité culturelle, la politique culturelle mondialisée et enfin la
concrétisation du triptyque senghorien à travers l’expérience de
l’Université des Mutants
I. L’identité culturelle chez Léopold Sédar Senghor
Présence Africaine dans le
numéro spécial consacré à Senghor dans un numéro spécial est largement
revenu sur la problématique de l’identité culturelle chez LSS. L’UNESCO
réunit à Accra en octobre 1975, en conférence intergouvernementale
africaine, a déclaré que le problème culturel majeur de l’Afrique était
celui de son identité culturelle. Ce que l’UNESCO n’a pas dit mais que
tout le monde sait, c’est qu’aucune voix n’a plus que celle de Léopold
Sédar Senghor. Rappelé cette évidence au monde. Aucune n’a à la fois su
faire apprécier les dons de l’Occident à la civilisation de l’universel _
et affirmer avec une inépuisable ferveur la présence et l’identité
culturelles des peuples noirs.
L’homme politique avisé
qu’était LSS pensait que l’indépendance politique précédait et
garantissait l’autonomie culturelle nationale. Mais il savait aussi ce
que réellement signifie pour nos peuples leur souveraineté culturelle
: "il savait que faire respecter notre personnalité c’était en même
temps poser la question de la solidarité culturelle des peuples noirs,
garante de la sauvegarde de nos valeurs de civilisations et du respect
de notre dignité. Il savait que l’unité politique de l’Afrique ne se
ferait pas sans une vision claire de l’identité culturelle de nos aires
de civilisations." Par exemple, cette idée des aires culturelles est
essentielle pour réussir toute politique d’intégration.
Mais il est certain que la
Négritude est le mot qui a le plus aidé, depuis plusieurs générations,
au rayonnement de la culture noire et à l’éveil d’une conscience de
civilisation. Or c’est avec l’éveil d’une conscience noire que
s’apaisera la plainte du Noir. Avec la montée du racisme, il est peut
être temps de revisiter cette pensée centrée autour de la Négritude.
Si en effet, LSS a aidé à
faire susciter et connaître des œuvres négro africaines, il a également
agi en faveur de l’essor d’une politique culturelle mondiale.
Il a d’abord agi grâce à
l’autorité que lui valent la qualité de son œuvre littéraire et son
prestige politique finit par imposer le mot négritude dans le
dictionnaire français et dans d’autres dictionnaires en Occident…
C’est à l’université que
l’expérience de la Négritude trouvera son fondement intellectuel. LSS a
fait nombre de conférences à travers le monde. Il a été fait
docteur "Honoris causa" dans des dizaines d’universités. Ce qui est la
consécration mondiale de son autorité culturelle et scientifique, au
niveau des savants. Il est du reste l’écrivain noir auquel furent
consacré le plus grand nombre d’articles, d’études, d’essais et de
thèses.
Il ne s’est pas seulement
adressé aux savants occidentaux. Il a parlé aux jeunes. Pendant plus de
40 ans, il leur a parle. Durant cette période, il est contesté par eux.
Mais ses écrits alimentent la réflexion des jeunes. Beaucoup apprirent à
exercer leur talent et affirmer leur personnalité en adressant un
réquisitoire passionné, et parfois brillant, contre la Négritude et
contre les écrits de LSS. Que de poèmes et d’essais sont nés, parfois
touchants, ou témoignant déjà d’un talent authentique) de ces rencontres
entre LSS et la jeunesse africaine.
Il s’est toujours intéressé aux jeunes, en pédagogue certes, mais
également en homme de dialogue, en intellectuel assoiffé de découvrir le
talent ou la compétence d’autrui. Et fier quant cet autrui se trouve
être un Noir. C’est alors, quelque soit la discipline de
l’interlocuteur, il sait qu’un jour ou l’autre, le jeune partenaire
finira par rencontrer et découvrir le problème noir- et lui donner un
sens quel qu’il soit- pourvu que ce talent soit fondé par le talent ou
l’autorité scientifique.
II. La politique culturelle de LSS à partir des années 60
Nous aurions pu parler de
la politique culturelle de LSS à souvenirs remontant à notre prime
enfance ou à partir de notre passage comme fonctionnaire au Ministère de
la Culture, dans les années 80. Sur cet itinéraire, nous pouvons fixer
quelques repères très significatifs de la politique culturelle de
Senghor :
1966, année du 1er Festival
mondial des Arts Nègres ; nous n’oublierons jamais ce regard innocent
suspendu de la petite fille que nous fûmes, sur la copie de la toile de
Picasso, Guernica domina le hall du Musée Dynamique de Soumbédioune.
Cette sensation très forte ne se renouvellera même pas, quelques années
plus tard, avec les expositions de Marc Chagall ou Vasarely. Cette même
année 66, nous eûmes le privilège, avant les festivaliers, d’inaugurer
l’ensemble lyrique traditionnel avec les ballets comme le Sira Badral ou
la Linguère car faisant partie des rares jeunes Sénégalais, à recevoir
nos cadeaux de Noël, à la Résidence de la Médina.
Combien d’hôtes célèbres, d’écrivains, d’artistes, avions-nous l’honneur
d’accompagner visiter Gorée en tant que conseillère à la Direction du
Patrimoine, au cours des dernières années de Senghor au pouvoir ?
On ne peut pas compter le
nombre de colloques tenus à Dakar, initiés par Senghor et portant sur
des thèmes divers comme "l’Etat Africain", "le socialisme africain", la
"civilisation mandingue", "l’Art négro-africain", "culture et
développement", etc.
En décembre 1980, le
Président Senghor se décida à quitter le pouvoir. Un de ces derniers
actes fut de léguer aux Sénégalais, une sorte de testament culturel en
tenant à présider personnellement, la première représentation de « Tête
d’Or » de Paul Claudel, pièce interprétée par la troupe d’art dramatique
du Théâtre national, Daniel Sorano. Déclamer les vers de Claudel, voir
le Roi Cébès incarné par l’acteur A. Cissé habillé en africain au son
des tam-tams : seul Senghor était en mesure d’imaginer un mélange pareil
!
Que de noms célèbres du
monde des Arts, des Lettres résonnent encore dans notre esprit ! Que de
visages défilent dans notre imaginaire : Doura Mané, Kouyaté Sory
Kandjan, Louis Amstrong, Iba Ndiaye, Douta Seck, Myriam Makéba, Roger
Garaudy, Gorge Amado, Jean François Brière, Aga Khan , André Malraux,
Louis Le Prince-Ringuet, Gaston Berger, Maurice Béjart…C’était cela
Senghor !
Mieux, le Sénégal a
toujours été, une terre d’asile pour écrivains, artistes, penseurs qui
se sentaient persécutés. On peut citer parmi les exilés à Dakar : Camara
Laye, l’écrivain guinéen, l’Historien Burkinabé Joseph Ki-Zerbo, les
Antillais et Haïtiens et bien d’autres. L’Association des Ecrivains
dirigée, pendant longtemps par l’écrivain Birago Diop, avait un statut
presque consultatif.
Les jeunes sénégalais, ceux
de notre génération avaient fini par intégrer dans leurs références
intellectuelles : Léo Frobenius, Pierre Teilhard de Chardin, Jean Paul
Sartre, G Apollinaire, Saint John Perse… à force de les entendre car ces
noms revenaient de façon récurrente dans les discours du Président
poète.
On avait droit aux ballets
russes, aux tambours japonais, aux cinéastes arabes… Normal, tout cela
pourrait-on nous rétorquer puisque le Président poète voulait faire du
Sénégal, la Grèce de l’Afrique noire et que cette vision s’inscrivait
autour d’un triptyque : francité, arabité et négritude.
La politique culturelle de
Senghor qualifié par ses détracteurs d’extravertie, d’élitiste fut
constamment critiquée par une bonne frange des intellectuels qui sont
pourtant, toujours les premiers à venir participer aux manifestations
organisées par l’Etat du Sénégal. On l’accusait d’utiliser les deniers
publics pour organiser des colloques, inviter ses amis / hommes de
culture et surtout de ne pas s’attaquer aux véritables problèmes du
pays, en l’occurrence, les questions économiques. De quelle alternative
disposait-il ? Le Sénégal, petit pays d’Afrique noire qui venait
d’accéder à la souveraineté internationale, sans ressources ne pouvait
compter que sur un certain nombre d’acquis : la qualité des ses
intellectuels qui se sont déjà illustrés au sein de Présence africaine
et la volonté d’un homme de transformer ses rêves en réalité. Avec
Senghor, Président, chef de l’exécutif, les théoriciens de la Négritude,
viennent de trouver un terrain d’expérimentation de leurs théories.
Notre communication tournera autour de trois axes : les fondements
intellectuels de la politique culturelle, le 1er Festival Mondial des
Arts Nègre : du rêve à la réalité et les structures de cette politique
culturelle.
La réponse positive des
intellectuels français à Alioune Diop et ses amis, est perçue comme la
meilleure façon de dépasser le stade mesquin du racisme, ce mal qui
ronge la taille de l’homme, aigrit le cœur, étouffe l’âme. Dans le
discours de Diop transparaît déjà, les germes de la théorie du métissage
culturel préconisé par Senghor : "La collaboration intellectuelle que
nous demandons peut être également utile à tous. L’Europe est créatrice
du ferment de toute civilisation ultérieure¬¬ Mais les hommes
d’Outre-Mer détiennent d’immenses ressources morales qui constituent la
substance à faire féconder par l’Europe."
Très rapidement, Présence
africaine devient le lieu de rendez-vous des écrivains et artistes noirs
du monde entier. Présence africaine va se faire le porte-parole de la
Négritude et donner à la littérature noire, de langue française, une
réelle audience. Elle suscitera des talents et créera, autour de la
personnalité d’Alioune Diop, un courant de sympathie. En 1947,
l’attention de la critique vient d’ailleurs d'être attirée par le long
chant poétique d’Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, paru en
1939 dans la revue Volontés et passé, jusqu’alors, inaperçu.
Mais il faut admettre que
l’énormité de la tâche est réelle. Mudimbé va pousser beaucoup plus loin
la réflexion en s’interrogeant sur ce que représente le relativisme
culturel dans les années 40 et comment Présence africaine compte
apporter sa pierre à l’édifice. Ce relativisme est -il pensable voir
possible dans les années 40 ? Qu’en est -il de l’existence des études
africaines et des Africanistes ? La nécessité de défricher des champs
nouveaux, d’obtenir son propre espace de savoir sur l’Afrique, de
définir un ordre de relation du continent avec son passé, un discours
globalisant sur une connaissance de l’Afrique qui peut transcender les
différences locales, les particularités et les dynamiques, se révèle au
grand jour.
Des tâches prioritaires se
dégagèrent. Les plus grands défis auxquels Présence africaine a eu à
faire face : promouvoir et conceptualiser une théorie sur l’histoire
africaine. Ce qui explique aisément pourquoi la quasi- totalité des
travaux d’un Cheick Anta Diop sont publiés par la maison d’édition
fondée par Alioune Diop.
Présence africaine va
apporter, à la fois, un discours sur l’Afrique par des Africains
soutendu par une méthode de pensée universelle et peut-être plus, une
action au service de la pensée car en 1960, certains, parmi ceux qui ont
pris part à la naissance de Présence africaine, accèdent au pouvoir,
mais malheureusement dans une Afrique balkanisée. Pourtant, en 1956, une
vision pour une Afrique forte et unie se manifeste à travers le Premier
Congrès des Ecrivains noirs.
A.
Du Congrès des Ecrivains noirs au Festival mondial des Arts Nègres : la
concrétisation du projet intellectuel et culturel de Senghor
1. Le congrès de 1956
Congrès International des
Ecrivains et Artistes noirs réunis à la Sorbonne du 19 au 22 septembre
1956. Présence n’entend rien de moins qu’à emboucher la conque de
ralliement, à sonner le rassemblement, en vue d’un projet commun
d’hommes aussi divers par leur appartenance nationale que par leurs
options politiques.
L’organisation des Congrès
mondiaux aboutit à la fondation de la "Société africaine de Culture"-
cette prestigieuse assemblée des écrivains, artistes et intellectuels du
monde noir. C’est ainsi que l’institution internationale qu’est le
Festival Mondial des Arts Nègres doit sa naissance à la vaillance
intellectuelle du Secrétaire Général de la Société africaine de Culture.
Le premier pré-Colloque du 3e Festival Mondial des Arts Nègres se situe
dans cette lignée. Des intellectuels, des artistes, des hommes de
culture du monde noir se sont efforcés de poser et de penser des
problèmes auxquels les peuples africains s’affrontent, et de mettre en
œuvre dans chacun des domaines examinés, ce qui, théoriquement et
surtout pratiquement permettra de les résoudre.
On assiste à la
systématisation de la démarche définie par Présence africaine. Un des
maîtres mots reste la connaissance. Il importe que l’intelligentsia
africaine, responsable de la gestion scientifique et culturelle de
l’existence des peuples noirs, couvre et domine le domaine du savoir
concernant le monde noir. Il lui faut affirmer et déployer en des œuvres
originales sa propre volonté de savoir. Dans cette perspective, l’idée
d’allier la recherche, la formation de la jeunesse africaine et la
diffusion d’informations scientifiques auprès du peuple, pose avec
acuité la place des langues africaines.
Les objectifs à atteindre
sont très ambitieux. A la mobilisation des chercheurs et universitaires
pour conquérir l’autorité scientifique et culturelle la plus qualifiée
dans toutes les disciplines, se pose un problème de délai. En plus, le
défi lancé et portant sur un programme d’éducation donnant naissance à
une jeunesse consciente de la nécessité de défendre ardemment le
patrimoine culturel africain, au vue des conflits qui se multiplient sur
le continent doit être médité de façon beaucoup plus sérieuse.
Présence africaine, pour
franchir les barrières de la connaissance, se lance dans une vaste
entreprise de traduction de textes écrits en arabe, par des Africains.
La découverte de l’humanisme européen dans sa diversité par la jeunesse
africaine, constitue un autre défi à relever par les acteurs de
Présence. Cette période correspond, un peu à la définition du fameux
triptyque de l’un des principaux théoriciens de la Négritude, L. S.
Senghor, à savoir, francité, arabité, négritude.
Cette préoccupation que
constitue la jeunesse, est une constante dans la démarche de Présence ;
il suffit de reprendre Alioune Diop dans Niam Ngoura : "en fondant cet
organe, nous avons songé d’abord et nous nous adressons principalement à
la jeunesse d’Afrique. Elle manque d’aliment intellectuel. Peu d’échos
lui parviennent de la vie de l’esprit en Europe. Livrée à son isolement
desséchant et à sa fougue adolescente, elle court le risque de
s’asphyxier ou de se stériliser, faute d’avoir une fenêtre sur le
monde." Cette pensée développée par Présence africaine, Senghor et sa
génération va contribuer à l’émancipation des peuples africains et le
1er Festival Mondial des Arts Nègres fut un temps fort de cette longue
quête de reconnaissance culturelle.
2. Le Premier Festival Mondial des Arts Nègres
Senghor a joué un rôle
primordial dans l’émergence de l’intelligentsia africaine et la
construction d’une pensée africaine d’expression française. Présence
africaine, la maison d’édition fondée par Alioune Diop a fortifié une
tendance qui se dessinait dès le milieu du XIXe siècle, un besoin
d’expression. C’est surtout à partir des années vingt que l’on assiste
véritablement à l’émergence d’un mouvement d’idées ou, plus précisément,
à l’apparition de différentes tendances intellectuelles au sein de
l’élite africaine. Ces tendances, faut-il le rappeler, ne cesseront de
se développer au cours des quarante dernières années de la période
coloniale et leur influence, à des degrés divers certes, sur
l’orientation prise par le nouvel Etat indépendant ne peut être niée.
Les théoriciens de la Négritude dont l’un des chefs de file
incontestable est L S Senghor, à côté d’Aimé Césaire et Léon Gontras
Damas. Autour de leur œuvre littéraire, s’est édifié une politique de
dialogue des civilisations. La renaissance de la Civilisation noire est
liée à la promotion d’une conscience culturelle et d’une créativité à
vocation universelle du peuple noir. Pour Senghor, en effet, le peuple
noir, dans la plénitude de son dynamisme récupéré et maîtrisé, se fera
entendre et comprendre, aimer et respecter à travers ses poètes,
penseurs et élites politiques. Ce dialogue des civilisations devra céder
la place un jour à la Civilisation de l’Universel, but ultime poursuivi
par Senghor, et qui consiste en une sorte de conciliation entre anciens
colonisés et anciens colonisateurs. Et puis qu’il est désormais
Président la République d’un Etat, il va procéder à la concrétisation de
ce vaste programme dont l’acte le plus spectaculaire fut le 1er
Festival mondial des Arts Nègres qui s’est tenue à Dakar.
Le 1er Festival mondial des
Arts Nègres s’est déroulé du 1er au 24 avril 1966 à Dakar. Initiative
du poète, Président de la République Léopold Sédar Senghor, le Festival a
eu pour « maîtres à penser » des hommes de grand renom, tels Alioune
Diop et Aimé Césaire, qui ont joué un rôle déterminant dans la création
de Présence africaine et l’émergence de la Négritude comme mouvement
intellectuel, autour desquels les élites internationales du monde noir
et les Africanistes de tous pays, les artistes, les peintres, les
cinéastes, sont venus prouver à l’univers la richesse, la vivacité, la
variété des valeurs culturelles issues de la Négritude.
Le Festival mondial sous la
forme d’une affirmation solennelle de ses valeurs, a permis de détruire
les préjugés à l’extérieur et les complexes à l’intérieur, en prouvant
que le monde noir "n’est pas seulement consommateur" de civilisation
mais bel et bien "producteur".
A la fin du festival les
organisateurs ont trouvé le bilan largement satisfaisant : "le Musée
Dynamique a enregistré plus de 20 000 visiteurs ; le spectacle de Gorée,
plus de 25 000 spectateurs. Si l’exposition d’art traditionnel a reçu
moins de visiteurs (…) il n’en a pas été moins un succès. L’exposition
du Nigéria a attiré une foule importante par sa simplicité et sa
variété."
Le Festival a vu une
participation record illustrant un certain enthousiasme né des
indépendances mais aussi une concrétisation des bases d’un
panafricanisme longtemps théorisé. Trente sept pays en tout, dont trente
pays africains, ont participé au Festival. 30 étaient représentés au
colloque, 24 à l’exposition d’art traditionnel, 29 à l’exposition d’art
moderne, 17 à l’exposition d’artisanat vivant et 27 aux spectacles. 17 à
l’exposition d’artisanat vivant et 27 aux spectacles. Le concours du
Film a enregistré 12 participants et celui du disque 13. » A la lecture
de ces chiffres, on peut considérer la participation des Etats africains
respectable lorsqu’on sait qu’en 1966, tous les pays africains
n’étaient pas encore indépendants Le Festival a aussi disposé de moyens
importants car "l’ensemble des participants se chiffre à 2 226 personnes
entièrement prises en charge par l’organisation du Festival. La plupart
des délégations étaient conduites par un ministre". A ces chiffres, il
convient d’ajouter 425 journalistes de 40 pays dont 17 pays africains.
En valeur absolue, les participations de la France, du Maroc, du
Nigéria, des Etats Unis d’Amériques et du Sénégal ont été les plus
importantes.
Les expositions furent
parmi les moments les plus importants du Festival car comme l’a souligné
A. Malraux, il s’agissait de retrouver l’âme africaine qui conçut les
masques, pour à travers elles, atteindre le peuple africain.
Avec ce Festival, L S
Senghor a su concrétiser le projet intellectuel de Présence africaine en
impliquant les intellectuels américains comme Langston Hugues ou
Katherine Dunham mais aussi ceux de la France. La participation du
Ministre des Affaires culturelles de la république française fut fort
remarquée ; dans son discours, il rappelle que "... nous savons très
bien que lorsque notre âme retrouve ces grands souvenirs que nous n’y
avons pas mis, elle retrouve en elle-même des forces aussi puissantes
que des éléments organiques. Et n’oublions pas que le génie africain est
lui-même en partie organique…La culture c’est cette lutte, ce n’est pas
l’utilisation des loisirs" et il ajoute une idée merveilleuse sur la
constitution d’un patrimoine, par conséquent d’un legs historique
totalement en porte à faux, a-historicité des peuples africains :
"Messieurs, ce que nous appelons la culture, c’est cette force
mystérieuse de choses beaucoup plus anciennes et beaucoup plus profondes
que nous et qui sont notre plus haut secours dans le monde moderne,
contre la puissance des usines de rêve. C’est pour chaque pays d’Afrique
a besoin de son propre patrimoine, du patrimoine de l’Afrique, et de
créer son propre patrimoine mondial » On peut même avancer que ce
passage inspira à Senghor, la création d’une direction du Patrimoine au
Ministère de la Culture, d’un Centre d’Etudes et des Civilisations (
CEC) et des Archives culturelles à côté de l’Institut Fondamental
d’Afrique Noire fondé en 1937 par Théodore Monod et qui disposait d’un
imposant musée.
Il fallait au 1er Festival,
un cadre à la hauteur de ses objectifs. La position géographique de
Dakar, au carrefour de l’Europe, des Amériques et de l’ensemble des pays
africains, a permis de faciliter une rencontre d’un grand nombre de
touristes, de personnalités et d’amateurs d’Art. On peut penser que le
festival a jeté les bases de ce qu’allait devenir Dakar, une terre de
rencontres de toutes sortes, en Afrique noire. On estime à plus de 15
000 le nombre de personnes venues au Festival. Dakar n’a pas été
seulement, pour le Festival, le "lieu géométrique idéal". Elle a
bénéficié en tant que capitale de la République du Sénégal, du prestige
de son Président de la République, L S Senghor.
Afin de faciliter la tâche
des organisateurs, le Gouvernement du Sénégal a assumé la charge de
toutes les installations et surfaces couvertes nécessaires pour abriter
l’ensemble des manifestations. Ont été construits, en particulier : un
nouveau théâtre de 1200 places,
Le théâtre national Daniel Sorano ; un nouveau Musée climatisé et
perfectionné, spécialement conçu pour les expositions temporaires. Dans
le domaine de l’hôtellerie : un groupe de 100 bungalows à N’GOR, pouvant
abriter 200 personnes et de nombreux aménagements de voirie, urbanisme,
parkings, etc.
L’organisation fut presque
parfaite car l’Etat du Sénégal avait mis à la disposition de l’événement
tant les moyens matériels ( avec l’aide des pays amis) qu’humains. Dès
lors qu’est-ce que Senghor a pensé de tout ce la ?
D’abord le caractère
universel du Festival, Dakar n’était-il pas la capitale du monde ? "… ce
qui nous honore, au-delà de tout ce qui fait votre grand mérite, c’est
que vous aurez participé à une entreprise bien plus révolutionnaire que
l’exploration du Cosmos : à l’élaboration d’un nouvel Humanisme qui
comprendra cette fois, la totalité des hommes sur la totalité de notre
planète Terre." L’importance accordée aux sciences humaines réapparaît
dans la composition des participants au colloque ; ceci qui relève de la
volonté du Président Senghor, "nous voici, vous voici rassemblés,
ethnologues et sociologues, historiens et linguistes, écrivains et
artistes." Ce colloque avait un seul objectif : "Vous aurez à chercher, à
dire la fonction de l’Art nègre dans la vie des peuples noirs. La
fonction, c.a.d les signes mais, essentiellement, l’au-delà des signes
qu’est leur signification." Mais il n’attend pas l’avis des participants
pour donner ce que doit être au-delà de sa perception, celle de tous
les Sénégalais, "aujourd’hui, je veux, plus modestement, en vieux
militant de la Négritude, vous dire moins la fonction et la
signification de l’Art Nègre – je l’ai essayé d’ailleurs- que la
fonction et la signification que nous donnons, Nous sénégalais à ce
Premier Festival Mondial des Arts Nègres. D’un mot, si nous avons assumé
la terrible responsabilité d’organiser ce Festival, c’est pour la
Défense et l’Illustration de la Négritude."
Pour Senghor, ce Festival
fut capital car on continue, ça et là, de par le monde à nier l’Art
nègre avec la Négritude ou les valeurs nègres de la civilisation. Quant
on ne plus le nier, cet Art nègre, tant il est manifeste, on veut lui
enlever son originalité : sa vérité humaine. Il en résulte qu’on ne peut
nier longtemps l’Art Nègre. D’autant que ce sont les Européens
eux-mêmes qui, les premiers l’ont découvert et défini.
Ce Festival n’a pas
uniquement pour objectif de réhabiliter, les valeurs nègres de la
civilisation mais c’était là l’occasion de penser pour certains ou de
confronter les différentes perceptions et visions sur l’Art nègre car
jusque là, selon Senghor, « Les Africains préféraient le vivre. Ce sont
les plus éminents des artistes et des écrivains européens qui l’ont
défendu, de Pablo Picasso à André Malraux, dont je salue, ici, la
présence comme un témoignage probant.
Et je ne parle pas des
écrivains et artistes noirs d’Afrique et d’Amérique qui, entre les deux
guerres et depuis 1945, se sont imposés à l’attention d’un monde
déchiré, mais parce que tel, à la recherche de son unité : son
authenticité."
Pourtant ces idées
senghoriennes ne datent pas du Festival car des réflexions antérieures
aux années 30, portent cette marque là. L’Art d’Apollinaire serait
inexplicable sans l’art nègre pense t-il. On connaît les nombreux
articles d’Apollinaire sur Picasso et d’autres peintres cubistes de son
temps, ses préfaces à des catalogues d’exposition d’art contemporain.
Dans son appartement du boulevard Saint-Germain, il garde ce qu’il
appelait ses "fétiches africains". Il s’en souviendra dans Zone, quand,
près d’aller dormir dans son lit de la rue Gros, il écrit :
"Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée" ( Liberté 3 p 50 )
A propos de Pablo Picasso,
Senghor ajoute : "Ecoutons Vlaminck qu’on s’accorde à être, le premier à
avoir repéré "l’art nègre" et qui ne parle, pas ici en bonne part. Ce
qui a distingué Picasso, dit-il, c’est que, comprendre le premier le
parti que l’on pouvait tirer des conceptions plastiques des nègres
d’Afrique et des îles océaniennes, il les fit progressivement entrer
dans sa peinture" ( Cité par Pierre Daix dans Art nègre et civilisation
de l’Universel, p 13)
La pensée de Senghor sur
l’Art nègre constitue la quintessence de son humanisme, courant
philosophique dans laquelle, il se reconnaît grâce à son expérience
d’étudiant : "mes meilleurs amis restent encore, aujourd’hui, mes
anciens camarades de Khâgne. […] C’est le Vietnamien Pham Duy Khiem, qui
m’a révélé l’humanité jaune sinon l’humanisme d’Extrême-Orient. Ce sont
les Français […] qui m’ont appris la France. Non seulement la France
des idées, des arts et des lettres, mais la France concrète, vivante.
Car plusieurs de mes camarades que voilà n’ont pas hésité à m’introduire
dans leur famille." ( Liberté 1,)
N’ayant donc pu nier l’Art
Nègre, on a voulu en minimiser l’originalité sous le prétexte qu’il
n’avait le monopole ni de l’émotion ni de l’image analogique, pas même
du rythme. Et il est vrai que tout artiste véritable est pourvu de ces
dons, quels que soient son continent, sa race, sa nation. Il n’empêche :
il a fallu que Rimbaud se réclamât de la Négritude, que Picasso fut
ébranlé par un masque baoulé, qu’Apollinaire chantât les fétiches de
bois, pour que l’Art de l’Occident européen consentit après deux mille
ans, à l’abandon de la physéôs mimésis : de l’imitation de la nature."
Dans ce passage se trouve toute la justification de l’organisation du
Festival mondial, une nécessité vitale.
Sa conception de l’œuvre
d’art : "un simple jeu de formes et de valeurs lisiblement ordonnées",
déterminera les structures créées sous sa houlette pour matérialiser sa
politique culturelle à partir de ce moment décisif que fut le 1er
Festival mondial des Arts nègres de 1966
B. Les structures culturelles sous Senghor
Si le Festival a connu un
tel succès et que son prolongement en matière de création de structures
culturelles fut possible, c’est parce que les conditions étaient réunies
sur le plan politique. Dès 1963, Senghor met un terme au bicéphalisme à
la tête de l’Etat du Sénégal ; Mamadou Dia, le président du Conseil
accusé d’avoir tenté un coup d’Etat, est arrêté et Senghor instaure un
régime présidentiel fort.
Avec un cadre politique
propice, une réflexion soutenue- les Editions du Seuil viennent de
publier en 1965, sous le titre de Liberté I, les textes de Senghor
traitant des questions culturelles- et le triomphe du Festival qu’est-ce
qui restait à Senghor pour concrétiser sa politique culturelle et en
faire le soubassement de toute son action politique ?
Il faut partir encore du
texte, au moment du Festival pour comprendre la progression de la
politique culturelle et ses axes essentiels. En somme, un simple rythme
: "Un jeu de forces" aurait dit, mon ami Soulages, car, le rythme, c’est
le mouvement harmonieux, parce que signifiant des formes. Mais il ne
s’agit pas seulement de défendre l’Art nègre du passé, tel qu’il est
exposé au Musée dynamique ; il s’agit, plus encore, de l’illustrer en
montrant plus qu’il est, au milieu du XXe siècle, une source
jaillissante qui ne tarit pas : un élément essentiel, parce que
signifiant, de la Civilisation de l’Universel, qui s’élabore sous nos
yeux, par nous et pour nous, par tous et pour tous.
Pour la première fois,
Senghor fait preuve d’une certaine agressivité. Pour retrouver la place
qui lui sied, les écrivains et artistes noirs, comme en témoigne
l’Exposition d’Art contemporain, intitulée d’un titre significatif
: "Tendances et Confrontation", doivent l’arracher. Après donc la
première, puis la deuxième guerre mondiale, voilà que de partout-
d’Afrique, d’Amérique, du cœur même de l’Europe-, des jeunes hommes
noirs et des filles se sont levés, comme de jeunes arbres taillés par
l’événement. Du fond de leurs expériences plus récentes d’esclaves et de
colonisés ou, tout simplement, d’hommes de ce siècle, ouverts à tous
les apports, ils ont puisé, avec une vision neuve du monde, les mots
nouveaux qu’ils offraient du Nègre nouveau. Il n’était pas besoin que
leurs œuvres fussent dans les anthologies ni dans les musées pour qu’ils
pussent remplir leur fonction qui est, en exprimant la vie, en la
signifiant, d’aider les hommes, tous les hommes, à mieux vivre.
Sans utiliser un concept si
cher à Cheick Anta Diop, la Renaissance africaine, que faut t-il
comprendre de la pensée de Senghor lorsqu’il affirme que le travail le
plus banal du paysan, le plus pénible de l’esclave est vivifié parce que
magnifié par la parole, le chant, par la danse : par le rythme énergie,
qui est l’étoffe même de la vie ? C’est encore l’Art nègre qui, en
sauvant l’Africain du désespoir, le soutient dans l’effort de
développement économique et social, dans l’entêtement à vivre des
enfants de tout un continent.
Là, il s’agit pour Senghor
du développement, non de la seule croissance économique, c’est-à-dire la
totalité corrélative et complémentaire de la matière et de l’esprit, de
l’économique et du social ; du corps et de l’âme ; de la production, en
même temps des biens matériels et des biens spirituels. Ainsi la
Négritude peut se définir comme une civilisation où l’art, est à la
fois, technique et vision, artisanat et prophétie, où l’art exprime
comme l’affirmait Ogotomméli, "l’identité des gestes matériels et des
forces spirituelles".
L’art pour Senghor est
multiple et englobe le tissage, la sculpture, la peinture, la musique et
la danse- car tout est moyen d’expression : "l’Art
est en Afrique noire, parole, mieux Verbe, je veux dire Poésie ? En
effet, les formes et couleurs, les timbres et tons, les mouvements,
voire les matières dont usent les artistes, ont l’efficacité du Verbe,
pourvu qu’ils soient rythmés. Car la parole devenue Verbe, parce qu’elle
rythme, selon le mouvement primordial, les formes des choses nommées,
les recréée plus présentes, plus vraies. Elle accomplit ainsi l’action
du Créateur"
1. Le rythme et ses manifestations institutionnelles
Dans tous les domaines
cités par Senghor, on assiste à un développement prodigieux des
institutions soutenant cette politique culturelle. Le Ministère de la
Culture fut un des Départements les plus importants sous Senghor et le
Ministre de la Culture parmi les personnages des plus influents de la
République et l’artiste, le citoyen le plus choyé à qui tout ou presque
est pardonné.
Senghor, pour aider
l’artiste avait doté le Ministère de la culture d’un fonds spécial
d’aide aux artistes et d’un autre fonds pour le cinéma ( c’est sous
Senghor qu’on a réalisé les plus grandes productions cinématographiques
du Sénégal ). Les artistes disposaient aussi d’un village des Arts. Ils
étaient de toutes les délégations gouvernementales et constituaient à
travers le monde, les Ambassadeurs du Sénégal. Une loi du 1% fut votée
pour donner aux artistes à qui revenait la décoration, 1% de tout budget
voté pour la construction d’un édifice public. Ils ont eu à vendre
l’image du Sénégal et bien sûr, Senghor en tira quelques bénéfices
personnels avec ses doctorats Honoris Causa et multiples distinctions.
Même le tam-tam sénégalais, un élément qu’on pourrait qualifier relevant
du folklore, connut une certaine forme de sublimation : Doudou Ndiaye
Rose, le célèbre tambour major fit le tour du monde grâce à la volonté
de Senghor. Un artiste peintre, Pape Ibra Tall nous confia avoir connu
tous les honneurs. Pour la consécration de cette politique, certaines
infrastructures furent nécessaires :
Ainsi la loi 64-56 du 25
juillet 64 et celle no 66-62 du 30 juin 66 sont à la base de
l’élaboration d’un projet de Loi portant création d’un établissement
public à caractère industriel et commercial "dénommé" Compagnie
nationale du théâtre Daniel Sorano. contribuer à développer la culture
nationale et à affiner le goût du public d’élite et populaire par des
spectacles de qualité ( œuvres nationales, africaines et universelles ).
Assurer une présence artistique de qualité de notre pays sur le plan
international aussi bien en matière d’art dramatique, de ballets que des
chants lyriques. Un des objectifs de Senghor fut d’aller vers une
synthèse musicale de la tradition orale et de la tradition écrite.
Sorano abrita l’Ensemble lyrique, les ballets la Linguère et Sira
Badral.
Pendant des mois, Maurice
Sonar Senghor et son équipe ont parcouru le Sénégal pour dénicher les
artistes les plus talentueux susceptibles, d’appartenir à l’ensemble
lyrique et aux différents ballets. C’est par le biais de la culture que
Senghor compte jeter les bases de l’unité nationale. Sur ce plan, il
semble avoir réussi. On peut lui reprocher d’avoir trop mis l’accent sur
la culture d’élite au détriment de la culture populaire mais on peut
rétorquer que les "maisons de jeunes" demeurent fonctionnelles et une
des réussites de son temps restent les semaines de la culture et le
dynamisme des centres culturels régionaux. Il faut reconnaître que les
années 70 furent une période de faste, en matière de créations de
structures et de multiplication des expériences où la modernité se
dispute la place à la tradition, vision qui se parachèvera avec
l’Université des Mutants pour le dialogue des civilisations.
Senghor va favoriser les
expériences ; tel fut le cas de Mudra Afrique. Cette convergence remonte
aux années 70, à l’époque, Germaine Acogny, Julien Jouga et Doudou
Ndiaye Rose s’étaient retrouvés dans ce destin partagé de promouvoir le
génie artistique sénégalais.
Souvent la création de
structure nouvelle est précédée d’un colloque. Il en est ainsi de
l’Ecole d’architecture avec le Colloque national sur l’architecture
négro-africaine tenu du 11au 13 mai 1976. La Loi no 78-43 portant
création de l’architecture sénégalaise, stipule que cette architecture
doit correspondre à l’esprit de l’esthétique négro-africain et
particulièrement sénégalaise. Le débat sur le parallélisme assymétrique a
été un temps fort de l’histoire de l’architecture au Sénégal.
Les Manufactures
sénégalaises des Arts décoratifs dont la loi fut votée le 19 décembre
1973, était déjà inaugurée. L’idée est partie d’un atelier de recherches
plastiques nègres orientant les jeunes artistes vers les métiers de la
tapisserie, de la sérigraphie, la céramique, la mosaïque. Une section
tapisserie est créée à côté de la section de Recherches plastiques
nègres en 1964 avant de s’installer à Thiès, l’année suivante. En 1966,
un décret crée la manufacture nationale de Tapisserie inaugurée lors de
la visite du Président Modibo Keïta et du Président Senghor, le 11
décembre 1966. Pour Senghor, il s’agit d’une "question de compétition,
mais notre école [Ecole des Arts] en y ajoutant cette section
décentralisée » prévoit aussi la "promotion de cet art nouveau pour une
nation nouvelle".
Autre structure important
par rapport à la vision senghorienne reste l’Ecole nationale des Beaux
Arts née en 1977, d’une réforme de l’Institut national des Arts.
L’Institut national des Arts comprenait le conservatoire national de
musique, de danse, d’art dramatique pour la formation des musiciens à
l’instar des conservatoires du monde entier : France, URSS, Etats unis,
selon Senghor. Cette école avait pour fonction de mettre en valeur sur
le plan nationale, universelle : la musique négro-africaine, la musique
sénégalaise, la musique traditionnelle ; enseigner suivant une méthode
codifiée, nos instruments traditionnels ; Chorégraphie et danse (
classique, négro-africaine et variétés ). Une expérience fort importante
y fut menée avec la création d’un atelier libre par le peintre Lods ;
ainsi naquit le déploiement de la peinture sénégalaise permettant une
participation du pays de Senghor à la 1er exposition mondiale à Paris. A
partir de là, des signatures comme celles de Papa Ibra Tall, Ibou
Diouf, Amadou Bâ… s’imposèrent.
On y enseignait aussi l’art
dramatique ( comédiens, speakers de radio et de télévision). Pour
Senghor, la diction des speakers de la radio et la télévision était
importante. Il fallait des modèles aux jeunes sénégalais qui devaient
s’appliquer en s’exprimant en français. Cette donnée pour le chantre de
la Francophonie qu’est Senghor est fondamentale.
En outre, l’Ecole des arts,
avec son 2e cycle était enfin chargée de la formation des
fonctionnaires, en l’occurrence les animateurs culturels. La politique
culturelle de Senghor était-elle dirigiste ?
III. L’université des Mutants
Senghor et Garaudy lors de l'inauguration de l'Université des Mutants
Une des structures des plus
décriées fut l’Université des Mutants créée à Gorée. Après quelques
années de sécheresse, les Sénégalais avaient des difficultés à admettre
la création d’une institution aussi prestigieuse que cette Université
des Mutants qui devait pérenniser une des manifestations essentielles du
Festival, le colloque et la formation continue d’une certaine élite
africaine. Après l’échec de l’association du Festival qui n’a pu
rééditer qu’avec beaucoup de difficultés, un autre Festival au Nigéria.
Senghor s’est rabattu sur l’Université des Mutants qui est une idée
dit-il de Roger Garaudy à qui incombe
la définition de la finalité et la
trame. Si le gouvernement sénégalais a dès l’origine, dit son accord,
et avec la théorie et avec le projet de Garaudy, c’est qu’ils
correspondaient à une attitude constante de l’Etat et du peuple
sénégalais. « Comme j’ai eu souvent l’occasion de le dire, nous sommes
enracinés dans les valeurs de la Négritude, mais ouverts aux apports
fécondants et d’abord à ceux de nos voisins : des Arabo-berbères et des
peuples méditerranéens. » ne manque pas d’insister Senghor.
L’Université des Mutants a
pour mission de réfléchir sur les modèles de développement endogène en
vue d’aider les hommes responsables d’entreprises, d’administration,
d’organismes sociaux ou éducatifs à repenser les finalités de la culture
considérée non plus comme ornement mais comme moteur de l’orientation
de du développement. A ce niveau, rien de nouveau, sauf que la pensée
autour de la culture comme moteur du développement devient plus
systématique.
Favoriser le dialogue des
cultures pour un enrichissement mutuel. Dimension culturelle du
développement qui exige l’identité culturelle de chaque peuple afin de
préserver, pour le dialogue des cultures, la totalité du patrimoine
commun de l’humanité : la civilisation de l’universel.
La culture précède et
commande l’économie comme la réflexion sur les fins précède et commande
l’organisation des moyens. Les finalités du développement ne peuvent
donc être repensées que par un dialogue des cultures. Un développement
endogène ( liés aux valeurs propres de chaque société et exigeant la
participation active des individus et des groupes ). Garaudy devient
ainsi, le directeur de l’Institut international pour le dialogue des
civilisations.
Dans le guide de
l’Université des Mutants, Senghor ne peut pas empêcher de revenir sur la
finalité de son l’institution même s’il réitère les contours du rôle de
Garaudy. Avec les Mutants, Senghor, pour taire les critiques va essayer
de mettre l’accent sur la dimension économique de sa politique
culturelle. Le nouveau triptyque sera désormais : identité culturelle,
développement endogène et dialogue des civilisations.
Le problème est pour chaque
homme ou femme de chaque civilisation, pour chaque personne de
s’enraciner au plus profond de sa propre civilisation pour mieux
s’ouvrir aux pollens fécondants venus des quatre horizons.
Le choix de Gorée pour
abriter les Mutants n’est pas fortuit . Gorée : c’est que cet Etat
symbolise, en même temps, la souffrance noire et le pardon, partant
l’esprit de fraternité et de coopération internationale. Senghor se
révèle ainsi, non plus un chantre de la Négritude mais un grand
tiers-mondiste réclamant depuis plusieurs années, l’élaboration d’un
nouvel ordre économique mondial, pour remplacer non seulement l’économie
de traite mais celle qui l’a suivie et celle qui règne aujourd’hui :
l’économie de la détérioration des termes de l’échange.
Que dire de la
détérioration des termes de l’échange ? Elle signifie que pour la même
quantité et qualité de travail, le même produit est d’une année à
l’autre, vendu plus cher par un pays développé que par un pays en voie
de développement. An Sénégal, nous avons toujours jugé qu’il n’y aura
pas de nouvel ordre culturel mondial.
Celui-ci s’appuiera sur ce
fait, historique et les plus grandes, sont nés sans exception, tout
autour du monde, aux latitudes de la Méditerranée, là où se sont
rencontrées les trois grandes races : la blanche, la jaune, la noire.
Pour monter que
l’Université des mutants n’est nullement un changement d’orientation
dans ses convictions profondes, il va puiser son inspiration dans ses
années de formation. 1930 : Professeur Paul Rivet qui enseignait
l’anthropologie à l’Institut d’ethnologie de Paris- fait remarquable
pour découvrir sur tous les continents, l’influence du sang et de la
culture noirs ( Etudes des Sumériens et Océaniens, Présence des Noirs au
début de l’Histoire ( Grecs, Homère, Strabon qui présentent les
‘Ethiopiens’ comme les premiers fils de la terre et comme les
civilisateurs.
L’orientation économique de
la nouvelle politique culturelle ne l’oblige nullement à renoncer à son
exercice favori : remonter à l’origine des choses et définir
l’étymologie des mots et cerner la profondeur des phénomènes. Ainsi,
pour lui, l’écriture sumérien, 2e langue écrite était une langue
agglutinante, comme les langues négro-africaines et dravidiennes. L’Art
nègre ( Art= poésie au sens étymologique du mot ). C’est dans toute
œuvre, l’élan créateur, cette vertu, à partir de l’Aurignacien, a permis
à l’Homo Sapiens, devenu homme intégral, non seulement de comprendre
l’univers, dont lui-même est partie mais surtout de le transformer dans
sa tête et par son art, avant de réaliser dans les faits, cette
transformation elle-même. Pourquoi, tout créateur d’une civilisation
nouvelle a besoin de cette vision, de ce grain de folie qui s’appelle
poésie.
Conclusion
Que reste t-il, aujourd’hui
de la politique culturelle de Senghor ? Pas grand chose, on est tenté
de dire même si on va essayer d’apporter quelques nuances.
Le Musée Dynamique même
restitué au Ministère de la Culture continue à abriter la Cour de
Cassation. L’Ecole d’Architecture n’a pas survécu au départ de Senghor,
faute de moyens. L’Université des Mutants est en totale décrépitude. Des
artistes d’un rare talent sont morts dans une misère totale tandis que
d’autres survivent difficilement. Le mécénat d’Etat est mort depuis
longtemps, avec les Politiques d’Ajustement Structurels L’Ecole des Arts
a connu des grèves interminables devant l’indifférence générale. La
diction du speaker, les faiblesses du journaliste à la radio ou à la
télévision, dans le maniement de la langue française ne dérangent plus
personne ; le cinéma sénégalais est en déclin. Senghor qui a fait rêver
le jeune Sénégalais, en lui fixant l’horizon de l’an 2000 aurait
sûrement fêté l’avènement du 3e millénaire, autrement : en transformant
Dakar en ville Lumière. Cet événement fut complètement occulté par
l’élection présidentielle de février 2000.
Le Sénégalais d’aujourd’hui
n’aspire plus à l’élitisme. La culture baol-baol ( la débrouille) est
plus puissante que toute volonté d’élévation. Peut-être, c’est là où
Senghor a échoué : son homo senegalensis a peu les moyens de vivre le
raffinement ou de faire de l’esthétique, une valeur essentielle. N’a
t-on pas honte d’être élitiste dans ce Sénégal du 3e millénaire ?
Pourtant des réussites
comme la Biennale de Dakar, l’importance accordée à l’Art plastique sont
là pour en témoigner. La prouesse de Senghor, reste, somme toute, une
certaine nostalgie de son époque.
Penda MBOW
Ancien ministre de la culture, professeur d’histoire à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar