27 juillet 2013

Le Père Teilhard, le Concile et les marxistes. Par Roger Garaudy . Revue "Europe", 1965




Dix ans après la mort du Père Teilhard de Chardin
l'orientation du Concile nous permet de mieux comprendre
le rôle de précurseur et d'éveilleur du Père Teilhard dans
la conscience des chrétiens de la deuxième moitié du
x x e siècle.
Nous ne reviendrons pas, ici, sur l'exposé que nous
avons fait, i l y a cinq ans (5), des points de recoupement

 (5) R. Garaudy, Perspectives de l'homme, P.U.F. 1959, p. 170 à 203.

de la pensée de Teilhard et du marxisme, et de l'opposition
fondamentale des deux conceptions du monde, car
i l me paraît plus important, en 1965, d'étudier le cheminement
des idées du Père dans l'Église conciliaire.
I l suffit de rappeler ce qu'il y avait de plus neuf et de
plus stimulant dans l'oeuvre de Teilhard :

1. L'affirmation de l’autonomie de la science par rapport
à une théologie traditionnelle. Etendant à toute la nature
les thèses maîtresses du transformisme : tout se meut,
tout est en action réciproque, le mouvement s'opère par
bonds qualitatifs, Teilhard admettait que la science
pouvait parfaitement expliquer le passage de la matière
inanimée à la matière vivante, et qu'elle réaliserait tôt
ou tard ce passage « in vitro » ; i l reconnaissait de même
que l a science pouvait parfaitement expliquer le passage
de l'être vivant à l'être pensant.

2. L'affirmation d'un optimisme moral radical était le
corollaire de cette conception transformiste du phénomène
humain que* Teilhard extrapolait en direction de
l'avenir. De là découlaient' des conséquences pratiques
capitales : un appel constant à la recherche et au travail,
une exaltation de l'énergie et du pouvoir de l'homme
dans toutes ses entreprises pour transformer la nature,
la société et lui-même.

E n combattant une défiance, devenue traditionnelle
dans l'Église à l'égard de la science et à l'égard de la
joie de vivre, le Père Teilhard ouvrait la perspective
d'un dialogue fécond et constructif entre chrétiens et
marxistes.
Sans doute, dans sa synthèse scientifique comme dans
son optimisme, le Père Teilhard introduit des thèmes
théologiques : lorsque, par exemple, dans ce qu'il veut
être une pure phénoménologie du mouvement ascendant
de la nature vers des formes d'organisation de plus en
plus complexes, i l utilise la notion d'énergie « radiale »
qui oriente du dedans l'évolution de la matière, i l est
clair que la pensée scientifique de Teilhard est « parasitée
par une conception philosophique qui introduit
dans la nature une forme d'énergie orientée que la science
ne peut reconnaître n i cautionner. » (1) Il en est de même
en morale : « Ce n'est pas seulement au terme qu'il découvre
Dieu, i l le voit à la source de tout le mouvement :
le monde est « appelé » par « en haut » (2). C'est pourquoi

(1) Perspectives de l'homme, p. 178.
(2) Ibidem p. 197.

nous étions amenés à conclure : « La pensée de Teilhard
est fondamentalement opposée au marxisme » (1).
Nous n'aurions rien à ajouter ou à retrancher d'essentiel
à ce que nous disions alors de cette opposition de
principe et des perspectives de dialogue ouvertes par
l'oeuvre de Teilhard, si les changements profonds qui se
sont opérés depuis cinq ans dans la conscience de millions
de chrétiens et l'écho qui en est parvenu au Concile,
n'avaient apporté une éclatante vérification historique
de cette appréciation du rôle de la pensée du Père Teilhard
de Chardin.
S'il était besoin de souligner la nouveauté de ce que
cette pensée apportait dans l'Église, i l suffirait de rappeler
à quel barrage elle s'est heurtée : i l a été interdit
au Père Teilhard, pendant toute sa vie, de publier tout
ouvrage touchant à la philosophie ou à l a théologie.
L e m i l i e u d i v i n , L’ E n e r g i e h u m a i n e , L e groupe zoologique
h u m a i n , L e phénomène h u m a i n , n'ont pu être édités
qu'après sa mort. E n 1950 l'Encyclique « Humani generis
» du Pape Pie X I I , était directement dirigée contre
les conceptions du Père Teilhard, et un décret du Saint-
Office du 6 décembre 1957 décidait :
Les livres du Père Teilhard de Chardin, S.J., doivent être retirés des
bibliothèques des séminaires et des institutions religieuses; on ne doit
pas les tenir en vente dans les librairies catholiques, et on ne doit pas
en faire des traductions dans d'autres langues.
Cela même nous permet de mesurer le chemin parcouru
: au cours de ces dernières années les oeuvres du Père
Teilhard sont parmi celles qui ont obtenu les plus éclatants
succès de librairie, et elles ont pénétré si profondément
dans l a vie du catholicisme actuel que leur esprit
a maintes fois affleuré dans les débats du Concile.
; Nous pouvons donc aujourd'hui apprécier l'influence
historique du Père Teilhard et son rôle dans le dialogue
entre chrétiens et marxistes.
Les objections qui nous étaient opposées i l y a quatre
ans ou cinq ans ont été réfutées par les faits eux-mêmes.
Certains, soit parmi les catholiques intégristes, soit
chez des marxistes, estimaient qu'il ne suffisait pas de
montrer les insuffisances scientifiques ou les faiblesses
philosophiques de l'oeuvre de Teilhard, mais que cette
critique devait être mise au premier plan afin de récuser
'en bloc cette pensée «dangereuse». C'était ne voir que

 (1) Ibidem, p. 202.

le petit côté des choses. Du point de vue scientifique
certaines thèses du Père Teilhard (comme la notion d'« énergie
radicale » que nous avons déjà citée) réintroduisaient
en effet un finalisme latent, même si le Père
Teilhard s'en défendait vigoureusement, et plus encore
sa conception théologique du « point oméga ». D u point
de vue philosophique, l'éclectisme de la juxtaposition
d'une « phénoménologie de la nature » qui a souvent
des allures « scientistes », et de ce finalisme théologique,
ne peut satisfaire aux exigences d'une méthode scientifique
en philosophie. Cela, il fallait le dire, et nous
l'avons dit. Mais ce n'est pas l'essentiel. Car ce qui est
infiniment plus importât, dans la pensée de Teilhard,
c'est son caractère o u v e r t : elle ne prétend pas se figer
en un système ; chacune de ses thèses maîtresses porte
en elle l'exigence de son propre dépassement. Lorsque,
par exemple. Teilhard affirme l'autonomie de la science
par rapport à la théologie, il importe peu, finalement,
que lui-même fasse une entorse à son propre principe.
D'ailleurs avec une grande loyauté il sera amené, par
exemple, à reconnaître l'inconsistance de sa notion d'énergie
radiale. E t qui songe, en fermant L e phénomène
h u m a i n , à ces quelques notes (sont-elles même de lui
ou de quelque théologien soucieux d'écarter la foudre ?)
où, après avoir montré comment pouvait s'expliquer de
façon purement scientifique le passage de la matière
inorganique à l a matière vivante, et de la vie à la conscience,
l'on nous dit :
Rien n'empêche le penseur spiritualiste — pour des raisons d'ordre
supérieur et à un temps ultérieur de sa dialectique — de placer sous le
voile phénoménal d'une transformation révolutionnaire, telle opération
« créatrice » et telle « intervention spéciale » qu'on voudra (1).
Rien n'empêche... certes, sauf que Teilhard lui-même
vient, dans son texte, de montrer que, du point de vue
scientifique, cette hypothèse est radicalement inutile pour
rendre compte de l'apparition de la vie ou de l'apparition
de la conscience.
Ce qui demeure, —- et c'est par là que le Père Teilhard
a fait la brèche —, c'est que l a théologie est invitée à
évacuer complètement le terrain de la science. Déjà, en;
1950, lors de la publication de l'Encyclique « Humani
generis », un grand spécialiste catholique de la préhistoire
écrivait très respectueusement au Pape qu'il avait

(I)             Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, p. 186.

lu «avec une douloureuse inquiétude les directives... au
sujet des origines de l'homme » et qu'il craignait « de voir
se creuser à nouveau le fossé entre la science et l a foi ».
L'impulsion donnée par Teilhard en ce domaine est
irréversible. Non seulement les immixions de la théologie
sur le plan de la science sont de plus en plus mal supportées
par les catholiques, mais l'exigence se fait jour d'une
véritable autocritique de l'Église en ce qui concerne les
interventions illégitimes du passé. D'une manière très
significative le problème de la réhabilitation de Galilée
a été posé au Concile. L'évêque de Strasbourg, Monseigneur
Elchinger a déclaré :
De toutes ces déficiences, le cas de Galilée demeure un symbole
dans l'histoire des temps modernes. Ce serait un geste éloquent si
l'Église, en cette année qui marque le quatrième centenaire de la naissance
de Galilée, acceptait humblement de le réhabiliter (1).
D'autres encore objectaient : « l'utilisation de Teilhard
dans l'Église est pure manoeuvre tactique ! Devant, la
nécessité de battre en retraite devant la science et devant
les espérances terrestres des classes et des peuples en
lutte pour leur émancipation, le teilhardisme apporte une
position de repli inespérée pour retenir des chrétiens
prêts à s'éloigner d'une Église sclérosée dans des attitudes
périmées. » Qui donc a jamais nié que si l'Église opère
ce mouvement c'est sous la poussée des exigences de
l'histoire, des progrès de plus en plus rapides de la science
et de la technique, de la construction du socialisme, des
luttes de la classe ouvrière, des mouvements de libération
des peuples opprimés ? La question est de savoir si
l'influence de la pensée de Teilhard freine ou accélère
ce mouvement.
Ici encore la réponse n'est pas douteuse.
Nous avons vu déjà combien la conception du monde
de Teilhard sape le terrain sur lequel s'appuyaient les
vieilles thèses « créationnistes ». Mais quelle place laissent-
elles aux « miracles » ? Ecoutons Teilhard :
Les apologètes classiques se sont principalement appuyés sur les
miracles, dont l'apparition serait, à les croire, le « réactif » propre de la
«vraie» religion... Nous devons bien reconnaître que la considération
du miracle a cessé d'agir efficacement sur nos esprits. Sa constatation
soulève tellement de difficultés historiques ou physiques que nomhreux
sont probablement les chrétiens qui, à l'heure présente, demeurent
croyants non pas à c a u s e mais e n dépit des prodiges relatés dans l ' E c r i ture
(2).
 (I) Le Monde, du 6 novembre 1964.
(2) Teilhard de Chardin, Le christianisme dans le monde, Pékin, mai 1933.

ici encore, même si Teilhard a pris la précaution d'insérer
une réserve (comme pour l'apparition de la vie ou
de la conscience) « sans nier, tout au contraire, la possibilité
d'un assouplissement des déterminismes », ce qui
demeure c'est la confiance profonde dans les lois de la
nature et non la tentative de glisser la foi dans les lacunes
provisoires de notre savoir.
Cela est plus évident encore en ce qui concerne la
morale. Nous avons déjà souligné, en 1959, que l 'un des
reproches les plus graves qu'un marxiste puisse faire à
Teilhard, c'est d'avoir sous-estimé (sinon méconnu) la
spécificité du social, du niveau historique, avec ses lois
propres et ses aliénations, que sa perspective essentiellement
biologique l'empêche de voir, et d'où découlent les
plus graves confusions dès qu'il formule des appréciations
politiques sur le fascisme, sur l a démocratie, sur le
communisme. Mais, sans oublier cela, i l faut bien reconnaître
que ce qui a été historiquement retenu de la pensée
de Teilhard sur ce plan, ce ne sont pas quelques passages
anecdotiques contenant quelques énormités sur l a signification
du fascisme par exemple, ou quelques textes
attestant son ignorance du marxisme, mais son attitude
fondamentale devant la vie, sa confiance dans l'avenir,
ses appels au déploiement de toutes les énergies humaines
pour la transformation de la terre et la conquête de la
joie.
Sa conception de Dieu est significative :
Dieu non pas en négation mais en prolongement du monde (1).
Il ajoute très lucidement :
la logique vivante de cette espérance va très loin.
Teilhard esquisse les conséquence de cette « logique vivante
» : le Christ, écrit-il,
devient la flamme de l'Effort humain. Autrement dit i l se découvre
comme la forme de Foi la plus appropriée aux besoins modernes, une
religion pour le progrès, la religion même du progrès de la Terre, j'ose- i
rais dire: la religion même de l'Evolution (2).
Sans doute le R. P. de Lubac, soucieux — trop peut-
être — de rassurer les intégristes tout en reconnaissait
chez le Père Teilhard une tendance à accorder « une
importance excessive... aux dimensions matérielles du

(1) Teilhard de Chardin, Le christianisme dans le monde, Pékin, mai 1933 
(2) Teilhard de Chardin : Quelques réflexions sur la conversion du monde. Pékin, 9 octobre I936

monde » (1), met un peu trop de textes sur le compte des
« insuffisances de langage » de Teilhard comme s'il voulait
lui faire pardonner ses audaces de pensée. Le R. P. de
Lubac est amené à faire silence sur les textes où le Père
Teilhard n'hésite pas à évoquer les perspectives d'un
«christianisme rajeuni» (2) et à préciser en quoi consiste le
rajeunissement.
Beaucoup de chrétiens commencent à sentir que l'image qu'on leur
présente de Dieu n'est plus digne de l'Univers que nous connaissons (3).
Consacrant un chapitre de son livre à « l'optimisme »,
le R. P. de Lubac ne donne pas le texte capital du Père
Teilhard, sur ce point : « Christologie et évolution », qui
pose en termes nouveaux (c'est le moins qu'on puisse
dire) la question du « péché originel ».
Nous citerons longuement ce texte car c'est l ' un de
ceux dont les conséquences sont de grande portée, sur
le plan non seulement moral, mais social et politique :
Lorsqu'on cherche à vivre et à penser, de toute son âme moderne,
le christianisme, les premières résistances que l'on rencontre viennent
toujours du péché originel. Ceci est vrai d'abord du chercheur, pour
qui la représentation traditionnelle de la chute barre décidément la
route à tout progrès dans le sens d'une large perspective du monde.
C'est en effet pour sauver la lettre du récit de la Faute qu'on s'acharne
à défendre la réalité concrète du premier couple. Mais... i l y a plus grave
encore. Non seulement, pour le savant chrétien, l'histoire, afin d'accepter
Adam et Eve, doit s'étrangler d'une manière irréelle au niveau
de l'apparition de l'homme, mais, dans un domaine plus immédiatement
vivant, celui des croyances, le Péché originel, sous la figure actuelle,
contrarie à chaque instant l'épanouissement de notre religion. Il coupe
les ailes de nos espérances, i l nous ramène chaque fois inexorablement,
vers les ombres dominantes de la réparation et de l'expiation.
...Le péché originel, imaginé sous les traits qu'on lui prête encore
aujourd'hui, est le vêtement étroit où étouffent à la fois nos pensées
et nos coeurs... Si le dogme du péché originel nous ligote et nous anémie,
c'est tout simplement que, dans son expression actuelle, i l représente
une survivance des vues statiques périmées au sein de notre pensée
devenue évolutionniste. L'idée de chute n'est en effet, au fond, qu'un
essai d'explication du mal dans un univers fixiste... E n fait, en dépit
des distinctions subtiles de la théologie, le christianisme s'est développé
sous l'impression dominante que tout le mal, autour de nous, était né
d'une faute initiale. Dogmatiquement nous vivons dans l'atmosphère
d'un Univers où la principale affaire était de réparer et d'expier... Pour
•'; toutes sortes de raisons scientifiques, morales et religieuses, la figuration
'« classique de la Chute n'est déjà plus pour nous qu'un joug et une affir-
. niation verbale, dont nous ne nourrissons ni nos esprits ni nos coeurs.
Après avoir souligné les conséquences conservatrices
liées à cette conception du péché originel et des attitudes

(1)R P. de Lubac : La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin (1964), p. 90
(2)Teilhard de Chardin: Quelques réflexions sur la conversion du monde. Pékin, 1936.
{3) Ibidem.

d'expiation et de résignation qui en découlent, le Père
Teilhard ajoute, dans le même texte :
On nous a trop parlé d'agneaux. J'aimerais voir un peu sortir les
lions. Trop de douceur et pas assez de force. Ainsi résumerai-je symboliquement
mes impressions et ma thèse en abordant la question
du réajustement au monde moderne de la doctrine évangélique.
J ' a i cité longuement ce texte capital du Père Teilhard
de Chardin parce qu'il posait déjà, dans toute sa force,
le problème de l'ajustement, de la mise à jour, de l'« aggiornamento
» de l'Église.
Dans l a suite de ce texte le Père Teilhard déploie les
conséquences pratiques découlant de la conception moderne
du monde.
Nous nous plaisons à penser, nous autres chrétiens, poursuivit-il,
que si tant de gentils demeurent éloignés de la foi, c'est parce que l'idéal
qu'on leur prêche est trop parfait et et trop difficile. Ceci est une illusion.
Une noble difficulté a toujours fasciné les âmes. Témoin de nos
jours, le communisme qui progresse au milieu des martyrs... E n fait,
les meilleurs des incroyants que je connais penseraient déchoir de leur
idéal moral s'ils faisaient le geste de se convertir.
Recherchant les moyens de « réajuster » l'Église au
monde nouveau, le Père Teilhard ajoutait :
D'un mot nous pouvons répondre : en devenant, pour Dieu, les supports
de l'évolution. Jusqu'ici le chrétien était élevé dans l'impression
que, pour atteindre Dieu, i l devait tout lâcher. Maintenant il découvre
qu'il ne saurait se sauver qu'au travers et en prolongement de l'univers...
Adorer, autrefois, c'était préférer Dieu aux choses en les lui référant
et en les lui sacrifiant. Adorer, maintenant, cela devient se vouer corps
et âme à l'acte créateur en s'associant à lui pour achever le monde par
l'effort et par la recherche.
...Etre détaché, autrefois, c'était se désintéresser des choses et n'en
prendre que le moins possible. Etre détaché ce sera, de plus en plus,
dépasser successivement toute vérité et toute beauté, par la force,
justement, de l'amour qu'on leur porte.
Etre résigné, autrefois, cela pouvait signifier acceptation passive
des conditions présentes de l'Univers. Etre résigné, maintenant, ne
sera plus permis qu'aux lutteurs défaillants entre les mains de l'Ange.
Le Père Teilhard concluait : ;
Cet évangélisme n'a plus aucune odeur de l'opium, qu'on nous reproche
si amèrement (et avec un certain droit) de verser aux foules.
Il y a là, je crois, la clé de l'apologétique du Père|
Teilhard de Chardin
Cette apologétique, comme le soulignait l'abbé Laurent
t in dans un article sur le livre du R. P. de Lubaca
consiste à renoncer, au départ, à tout ce qui n'est pas
partagé par l'interlocuteur, à se situer sur le terrain
de l'incroyant afin de faire route avec lui précisément
à partir de ce qu'il peut partager d'emblée.
C'est ce qui conduit le Père Teilhard à écrire dans un
texte rédigé en Chine en 1934 :
Si, par suite de quelque renversement intérieur, je venais à perdre
ma foi au Christ, ma foi en un Dieu personnel, ma foi en l'esprit, il me
semble que je continuerais à croire au monde. Le monde (la valeur,
l'infaillibilité, et la bonté du monde) telle est, en définitive, la première
et la seule chose en laquelle je crois.
Le propre d'une telle apologétique est de partir de
l'homme, de son action, de ce qui anime cette action,
pour en dégager les implications, au lieu de partir « d'en-haut
» ou d'une vérité toute faite, « donnée », que l ' on
prétendrait apporter de l'extérieur.
L ' un des mérites essentiels du Père Teilhard, c'est
d'avoir parlé du christianisme aux incroyants dans un
langage de notre temps et d'avoir permis à ces incroyants
comme aux chrétiens, en secouant la poussière des siècles,
de prendre plus aisément conscience, de ce qui, dans
l'enseignement traditionnel de l'Église, était mythologique,
lié à une conception du monde périmée, et de ce qui
est fondamental et qui peut et doit être intégré à un
humanisme authentique.
Lorsque, consciemment, un homme travaille et lutte
avec la volonté de conquérir le bonheur sur la terre et
de le conquérir pour tous, lorsque, dans ce travail et ce
combat, il accepte de donner sa vie, mettant la conquête
du bonheur de tous au-dessus de son intérêt personnel
et de sa vie, lorsqu'il fait ainsi entrer la mort même dans
le plan volontaire de sa vie et lui donne un sens, cet
homme atteint, dans sa vie même, l'immortalité, car il
a mis dans le monde, et pour toujours, son empreinte,
il a apporté quelque chose de personnel à la construction
de l'avenir de tous, son acte retentit sur le destin
de l'humanité : son action continue à faire sentir ses
effets non seulement dans l a mémoire des hommes, mais
dans leur vie. Lorsque l'homme montre ainsi, par son
action, que sa responsabilité « ne s'éteint pas avec la
disparition corporelle de l'individu », comme l'écrivait
Henri Wallon (1), i l témoigne, par son acte, d'une valeur
à laquelle la « résurrection des corps » ne peut rien ajouter.
La seule vraie mort écrivait Teilhard, la bonne mort, est un paro-
'•xysme de vie : elle s'obtient par l'effort acharné des vivants (2).

(I) Henri Wallon : Mort et survie. Dans « Le courrier rationaliste» du 25 décembre 1960.
 (2) Teilhard de Chardin : Vie et planètes. Pékin 10/3/1945. Cité par le R. P. de Lubac. o. c , p. 67,

L'attitude des communistes devant la mort en témoigne,
comme le montrent les lettres des fusillés, celles de
Jacques Decour ou de Lacazette, celles de Sémard ou
de Péri.
Le jeune communiste grec, Yanis Tsitsilonis, fusillé à
vingt ans, écrivait à sa mère :
Dans quelques minutes le jour se lèvera et le soleil, le nouveau soleil,
brillera sur vous tous, sur la nature, sur la vie. E t de ses rayons ardents
il réchauffera aussi la terre froide, la tombe fraîche où nous reposerons...
L'homme qui donne sa vie pour un idéal élevé ne meurt jamais et celui
qui a su vivre saura aussi mourir... Lorsque le jour de la liberté viendra,
lorsque le carillon lancera son message de joie et de victoire, tu te diras
alors, ma mère, que c'est Yannis ton enfant, qui le fait sonner.
Est-il certitude plus noble de l'immortalité ? Est-il
affirmation plus haute de la présence du Tout en un
seul homme ? du sentiment de responsabilité personnelle
à l'égard de ce Tout ?
Dira-t-on que c'est là un apport historique du Christianisme
? Nous en convenons volontiers. Dans les religions
primitives celles d'hommes pour qui la nature est
une force écrasante, l'homme demeure prisonnier de la
nature. Pour l'humanisme grec, la totalité l a plus vaste
à laquelle l'individu est appelé à se sacrifier est la cité,
l a communauté des citoyens, qui exclut les esclaves et
qui exclut les barbares. Avec la naissance du christianisme
apparaît pour la première fois dans notre histoire
l'appel à une communauté humaine sans limite, à une
totalité qui englobe toutes les totalités. Ce n'est encore,
soulignons-le, qu'une aspiration, une espérance, car le
christianisme primitif s'il abolit « en esprit » la distinction
entre esclaves et hommes libres, ne lutte nullement pour
l'abolir en f a i t . C'est une religion des esclaves, ce n'est
pas une révolution des esclaves.
Néanmoins, même s'il faut attendre des siècles pour
que cette aspiration à une parfaite réciprocité des consciences
commence à se réaliser effectivement, et non pas
grâce à l'Église mais contre elle, dans les hérésies d'abord,
comme avec Thomas Munzer, puis dans les luttes révolutionnaires
et les révolutions socialistes, i l n'en reste
pas moins que, selon l'expression d'Engels, l'apparition i
du christianisme représentait une phase toute nouvelle de l'évolution religieuse,
appellée à devenir un des éléments les plus révolutionnaires dans l’histoire
de l'esprit humain. (1) ,

(1) Engels: Contribution à l'histoire du christianisme primitif (1894-1895). Dans Sur la religiam
(Textes de Marx et Engels) Editions Sociales, p. 322.

Pour la première fois était proclamé, même si l ' on
ne tirait pas encore les conséquences de ce principe, que
l'on n'est pas esclave par n a t u r e , et que l'esclave est un
homme, alors que même pour les plus grands génies de
la Grèce, comme Platon ou Aristote, l'esclave n'est qu'un
objet, un « outil parlant » .
Ce ferment n'a pas cessé d'agir, même si c'est une fois
encore par des forces que combat l'Église que « le fonds
humain du christianisme se réalise de façon profane »,
comme écrit Marx dans L a question j u i v e.
Le Père Teilhard a rendu le dialogue possible et fécond
précisément parce que sa conception de l'apologétique
repose avant tout sur ce rappel au fondamental.
Par rapport à des formes médiévales et superstitieuses
du christianisme, la polémique athée en reste au niveau
des matérialistes français du 16e e siècle s'attachant à
réaliser une tâche indispensable : en finir avec des superstitions
absurdes et meurtrières en contradiction avec
les exigences les plus élémentaires de la science. Ce combat
n'est d'ailleurs pas terminé : Lénine rappelait, pour
la Russie de 1917, l'actualité d'une critique à ce niveau,
et, même dans la France d'aujourd'hui, les publications
religieuses « populaires » à fort tirage continuent à propager
une idéologie moyenâgeuse liée à une politique
férocement réactionnaire et anticommuniste, dont l ' un
des symboles les plus agressifs est la Vierge miraculeuse
de Fatima. (Et notons en passant que le Pape Paul V I ,
au moment même où i l v a à Bombay, envoie la « rose
d'or » au sanctuaire de Fatima pour ménager les chrétientés
les plus arriérées.)
C'est dire combien il serait évidemment absurde de
prétendre que le Concile et l'Église ont fait leurs les
thèses du Père Teilhard. Néanmoins il convient de rappeler
qu'avant la première session, sur un rapport préparé
par la Commission théologique et présenté par l'intégriste
cardinal Ottaviani, le 22 janvier 1962 la Commission
centrale préconciliaire avait rejeté brutalement la
tentative « d'exalter un nouvel humanisme » et, — précisant
l'attaque contre Teilhard, — rappelé que l'Encyclique
« Humani generis » de Pie X I I , avait déclaré inac-
çeptable pour un catholique le polygénisme « qui est
fçontraire aux sources mêmes de la Révélation » parce
que, pour des raisons scientifiques, i l refuse de considérer
que l'espèce humaine a pour origine un seul homme,
et parce que, pour des raisons morales, i l « admet difficilement
l'idée d'une nature humaine marquée du péché
originel et, par conséquent, affaiblie et corrompue » (1).
Or non seulement cette menace de condamnation a
été écartée par le Concile mais, à la fin de la deuxième
session, de nombreux orateurs ont fait référence à
Teilhard.
Certains des textes votés rendent un son nouveau.
Par exemple le texte sur les religions aborde la question
des sources de la pensée religieuse en partant des besoins
et des aspirations des hommes :
Les hommes attendent des diverses religions une réponse aux énigmes
de la condition humaine... les autres religions qu'on trouve de par le
monde rendent de diverses façons de l'inquiétude du coeur des hommes
(2).
L'Encyclique « Pâcem in terris » de Jean X X I I I donnait
pour tâche à l'Église de « servir le monde » ; l ' Encyclique
« Ecclesiam suam », de Paul VI, bien qu'elle
donne un coup de frein au mouvement favorisé par « Pacem
in terris », reconnaît pourtant le caractère irréversible
de ce mouvement puisqu'une grande part du texte
est consacrée au « dialogue » entre l'Église et le monde.
Le refus de condamner Teilhard, le commencement d'autocritique,
à propos de Galilée comme à propos de l'Église
au temps de la Réforme protestante, les textes sur les
juifs bien qu'ils ne comportent pas encore d'autocritique
sur l'antisémitisme chrétien, l'orientation nouvelle sur
la liberté de conscience, si timide soit-elle et si contredite
qu'elle soit encore par les faits, l'assouplissement,,
des thèses sur l a propriété privée (bien qu'elle ne mette t
pas en cause « Mater et Magistra »), le refus d'une nouvelle ,j
condamnation du communisme, tout cela est jusqu'ici!
plus riche de promesses que de réalisations, mais témoigne!
de cette « nouvelle poussée humaine » (3) que ressentait!
si fort le Père Teilhard, et qui affleure au Concile. I
« L'aggiornamento » n'est encore qu'une espérance.
Mais nul ne saurait douter que le mouvement engage!
est irréversible, et moins encore les marxistes pour qui
ce qui importe, c'est ce qui est en train de naître et de se dé-

(1) Voir: Documentation catholique. N° 1370, du 18 février 1962, p. 248.
(2) Cité d'après Le Monde du 21 novembre 1964. (3) Teilhard de Chardin : Quelques réflexions sur la conversion du monde.


velopper : nos interlocuteurs seront de moins en moins
des intégristes du genre d'Ottaviani et de plus en plus
des chrétiens inspirés de l'esprit du Père Teilhard.
Dès que commence le dialogue avec le réel, il a sa logique
ou plutôt sa dialectique interne. E t cette logique
implique la possibilité d'un commencement de désaliénation
religieuse à l'intérieur même de l'Église. Des révisions
théologiques aussi profondes que celles de Tillich,
de Bultman, de Robinson, nous donnent une idée de
l'ampleur possible de cette mutation sous la pression
des changements qui s'opèrent à notre époque dans les
rapports des hommes avec la nature (puissance de l'homme
qui s'affirme dans les sciences et les techniques) et
dans les rapports des hommes entre eux (succès des
révolutions socialistes et des mouvements de libération
nationale).

L a réflexion sur la pensée de Teilhard et sur les changements
survenus dans la conscience chrétienne à notre
époque, de même que la réflexion sur le rôle complexe
joué par la religion dans les mouvements de libération
nationale, conduisent nécessairement les marxistes à penser
dans l'esprit de notre temps leur attitude à l'égard
de la religion.
Le point de départ de cette réflexion c'est que la formule
fameuse : «La religion, c'est l'opium du peuple »,
à laquelle, trop souvent, l'on prétend réduire la conception
marxiste de la religion, ne peut être interprétée comme
une définition de la religion, une définition métaphysique
de son « essence », qui serait valable partout et toujours.
Cette formule résume une expérience réelle dans une
période historique déterminée et dans une aire géographique
déterminée.
- Il est aisé de le démontrer, à la fois par une lecture de
l'ensemble des textes de Marx, et par une étude histori-
que du fait religieux — étude commencée d'ailleurs par
Marx et Engels eux-mêmes et qui trouve, à notre époque
une confirmation éclatante.
Notons d'abord que cette formule (la religion est l’opium du peuple) se trouve
dans un texte de 1843, Introduction à la c r i t i q u e de la p h i l o s o p h i e du d r o i t,
qu'elle n'a jamais été reprise par la suite par Marx et Engels.
Or, en 1843, Marx a vingt-cinq ans, i l n'a même pas
encore écrit ses fameux M a n u s c r i t s économiques et p h i l o sophiques
qui sont de 1844. E n 1843, Marx n'est pas
encore marxiste. C'est l'époque dont Engels dira : « Nous
étions tous feuerbachiens. »
De fait la formule de Marx et son contexte constituent
un démarquage des formules de Feuerbach, de ce Feuerbach
auquel Marx et Engels, lorsqu'ils poseront, trois
ans plus tard, en 1846, dans L'idéologie allemande, les
fondements du matérialisme historique, adresseront une
critique de principe : il a traité en métaphysicien l'aliénation
religieuse.
L'erreur de Feuerbach, écrivent-ils (1), ce n'est pas d'avoir exprimé
ce fait (l'aliénation religieuse, R.G.) mais de l'avoir idéalisé et rendu
indépendant au lieu de l'interpréter comme le produit d'une période
historique de développement déterminé et dépassable.
La faiblesse de la théorie de la religion chez Feuerbach,
c'est d'être antihistorique et antidialectique.
Déjà d'ailleurs, dans le texte de Marx de 1843, bien
qu'il demeure encore sur le plan spéculatif, i l y a un
premier correctif :
La détresse religieuse, écrit Marx, est, pour une part, l ' e x p r e s s i on
de la détresse réelle, et, pour une autre, la p r o t e s t a t i o n contre la détresse
réelle (2).
Lorsque Marx et Engels, en pleine possession de leur
doctrine, abordent de nouveau les problèmes religieux,
cette dialectique « sur place » des textes de 1843, se déploie
historiquement : ils ne parlent plus de « la » religion en
général, à la manière de l'anthropologie de Feuerbach,
et leurs analyses historiques montrent que les croyances
religieuses, précisément parce qu'elles expriment (comme
reflet et comme protestation) des conditions historiques
différentes, peuvent jouer un rôle différent aux différentes
époques et qu'il ne serait pas scientifique de projeter
à toutes les époques de l'histoire une même conception
métaphysique de ce que Feuerbach appelait « l'essence
de la religion ».
Engels, par exemple, dans ses C o n t r i b u t i o n s  à  l ' h i s t o i re
du c h r i s t i a n i s m e  p r i m i t i f , en 1894-1895, même avec les
matériaux très limités dont il disposait alors, montrait
remarquablement comment le christianisme primitif était

(1) Marx et Engels: L'Idéologie allemande, T. VII, p. 14 (Éd. Costes).
(2) Marx et Engels : Sur la religion. (Éditions Sociales, p. 42).

à l a fois expression et p r o t e s t a t i o n , et comment cette
protestation, ne pouvant s'appuyer sur aucune force
historique capable de résoudre les contradictions réelles,
se projetait en espérance illusoire dans un autre monde.
Il montre aussi comment, à partir de Constantin, cette
religion joue un rôle radicalement différent : elle devient
un instrument de domination d'une classe possédante
après avoir exprimé la protestation impuissante et les
espoirs des masses opprimées.
Lorsqu'il traite en 1850 de la Guerre des paysans
d'Allemagne au moment de la Réforme protestante, i l
montre comment une idéologie religieuse, dans des conditions
historiques nouvelles, joue un rôle différent : elle
sert de justification idéologique à une lutte révolutionnaire
réelle. L a protestation ici, prend une forme militante.
L'hérésie est liée à l'insurrection.
Elle voulait, écrit Engels, que les conditions d'égalité du christianisme
primitif soient reconnues comme normes pour la société civile. De
l'égalité des hommes devant Dieu elle faisait découler l'égalité civile
et même, en partie déjà, l'égalité des hommes (1).
Engels rappelle les thèmes de l'agitation révolutionnaire
de Thomas Munzer :
le ciel n'est pas quelque chose de l'au-delà, c'est dans notre vie même
qu'il faut le chercher ; et la tâche des croyants est précisément d'établir
ce ciel, le Royaume de Dieu sur la terre (2).
Pour Munzer, le royaume de Dieu n'était pas autre chose qu'une
société où il n'y aurait plus aucune différence de classes, aucune propriété
privée, aucun pouvoir d'Etat étranger, autonome, s'opposant
aux membres de la société (3).
Lorsque éclate l'insurrection armée de l'automne 1513,
la bannière des insurgés de Bundschuh porte l'inscription
«Seigneur, soutiens ta justice divine» (4). E t Engels
conclut :
Plus d'une secte communiste moderne, encore à la veille de la Révolution
de Mars (1848), ne disposait pas d'un arsenal théorique plus riche
que celui des sectes munzeriennes du x v i e siècle (5).
L'insurrection de Thomas Munzer n'est pas une exception.
Les idéologies religieuses ont joué un rôle révolutionnaire
en bien d'autres cas, avant Munzer et après
lui. Les luttes de Jean Hus en Bohème en fourniraient
un autre exemple.

(1) Engels: La guerre des paysans. Éditions Sociales, p. 40.
(2) Ibidem, p. 48.
(3) Ibidem, p. 49.
(4) Ibidem, p. 61.
(5) Ibidem p. 49-50.

Engels, dans S o c i a l i s m e utopique et socialisme scientifique
(en 1892) et dans son L u d w i g Feuerbach (en 1886)
souligne que le rôle progressif de la Réforme, s'il s'arrête
en Allemagne après l'écrasement de Munzer, se manifeste
puissamment en d'autres pays :
Tandis qu'en Allemagne la Réforme luthérienne stagnait et menait
le pays à la ruine, la Réforme calviniste servait de drapeau aux républicains
à Genève, en Hollande, en Ecosse, libéra la Hollande du joug de
l'Espagne et de l'Empire allemand, et fournit au deuxième acte de la
Révolution bourgeoise qui se déroulait en Angleterre son costume
idéologique (1).
Dans le même ouvrage Engels souligne que c'est seulement
à partir de la fin du x v i n e siècle que le christianisme
dans son ensemble
entre dans son dernier stade. Il était devenu incapable de servir
à l'avenir de manteau idéologique aux aspirations d'une classe progressive
quelconque ; i l devient de plus en plus la propriété exclusive des
classes dominantes qui l'emploient comme simple moyen de gouvernement
pour tenir en lisière les classes inférieures (2).
Dans cette situation historique la formule de « l'opium
du peuple » prend toute sa valeur. Lorsque Marx l 'a
lancée, en 1843, elle était tout particulièrement justifiée
dans une Europe où régnait l'esprit de la « Sainte Alliance
», mais elle demeure valable, pour cette Europe, dans
une ère historique beaucoup plus vaste. La religion a
joué à plein ce rôle d'opium du peuple dans la France
d'Ancien Régime où la religion est u n aspect de l ' E t a t ;
elle se survit dans les chouanneries contre-révolutionnaires.
L'athée Napoléon utilise largement cette arme :
« Mes gendarmes, mes évêques, mes préfets », disait-il.
Avec la Restauration l'opium du peuple rentrera, avec
les Emigrés, dans les fourgons de l'Etranger. Lorsque
la classe ouvrière se manifestera comme une force autonome,
menaçante pour les privilèges du capital, la
bourgeoisie, jadis voltairienne et même athée, reviendra
à l'Église non par foi en Dieu mais par peur du peuple.
Ce sera la loi Falloux et Thiers disant : « Entre le socialisme
et les jésuites, je choisis les jésuites. » Après la
Semaine sanglante, Paris sera voué au Sacré-Coeur en
expiation de la Commune. Plus près de nous la religion
sera le point de ralliement de toutes les forces réactionnaires,
qu'il s'agisse de l'Affaire Dreyfus ou de l'avènement
du pouvoir personnel de Pétain puis de de Gaulle,

(1) Engels: Ludwig Feuerbach, dans le recueil Sur la religion, p. 259 (voir aussi p. 295).
(2) Ibidem, p. 260.

auquel l'Episcopat a invariablement accordé son appui
et en a été récompensé notamment par les privilèges
accordés aux écoles confessionnelles.
Encore ne s'agit-il là que de la France, mais que dire
de l'aide religieuse apportée à tous les fascismes par les
divers épiscopats : à Mussolini par l'épiscopat italien, à
Hitler par la conférence de Fulda des évêques allemands,
à Franco pour sa rébellion, à Salazar pour sa dictature
sanglante.
Ainsi depuis près de deux siècles et jusqu'à nos jours nous
trouvons aisément des illustrations saisissantes à la page
célèbre de Marx où, rappelant ce que fut le christianisme
constantinien dans l'antiquité, le christianisme des Croisades,
de l'Inquisition et de la Contre-Réforme, pour le
Moyen Age et son déclin, le christianisme de la Sainte
Alliance et des absolutismes, i l écrit :
Les principes sociaux du christianisme ont justifié l'esclavage antique,
magnifié le servage féodal et s'entendent également, au besoin, à défendre
l'oppression du prolétariat, même s'ils le font avec de petits airs navrés...
Les principes sociaux du christianisme placent dans le ciel ce dédommagement
de toutes les infamies, justifiant par là leur permanence sur
cette terre (1).
En Russie, à la veille de la Révolution de 1917, l'Église
orthodoxe donnait cette image de l a religion et Lénine
a pu, à bon droit, reprendre contre elle la formule de
« l'opium du peuple ».
Lénine, à la différence de ce qu'il fit pour d'autres
problèmes, économiques ou politiques, où i l étudia l'exploitation
de l'homme par l'homme ou l'oppression étatique
dans d'autres formations économiques et sociales
que dans le capitalisme, ne traite de la religion que dans
le cadre du capitalisme. Il souligne le caractère historique
de l'attitude marxiste : à la différence des anarchistes,
dit-il, le marxisme envisage
la lutte contre la religion non pas de façon abstraite, non pas sur le
terrain d'abstraction purement théorique d'une propagande toujours
égale à elle-même, mais de façon concrète, sur le terrain de la lutte de
classe réellement en marche (2).
Il rappelle que
la lutte contre la religion est la tâche historique de la bourgeoisie
révolutionnaire,
qu'il en fut ainsi en Occident, alors qu'

(1) Karl Marx: Le Communisme de «l'Observateur rhénan* (1847). Sur la religion, p. 82-83.
(2) Lénine : De l'attitude du parti ouvrier en matière de religion (Lénine et la religion, p. 18).
en Russie... cette tâche aussi échoit presque entièrement à la classe
ouvrière (1).
C'est pourquoi d'ailleurs les textes classiques du 18e e
siècle français conservent pour elle une précieuse actualité.
Les deux seuls textes publics consacrés par Lénine à
la question religieuse marquent, par leur titre même,
qu'ils portent sur une période historique bien déterminée :
D e l ' a t t i t u d e du p a r t i ouvrier en matière de r e l i g i o n , et
S o c i a l i s m e  et  r e l i g i o n .
Il n'aborde qu'une seule fois, et en quelques lignes
d'ailleurs, le problème religieux en dehors des rapports de
classe capitaliste. C'est pour mettre en garde Maxime
Gorki, dans une lettre de décembre 1913, contre l ' u t i l i sation
possible de ses propos sur la religion dans un rapport
de classes déterminé. Reprenant la thèse maîtresse de
Marx et d'Engels il écrit :
Il fut un temps dans l'histoire où, malgré cette origine et cette signification
réelle de l'idée de Dieu, la lutte de la démocratie et du prolétariat
empruntait la forme de*la lutte d'une idée religieuse contre une
autre. Mais ce temps est depuis longtemps révolu. Maintenant, en
Europe et en Russie, toute défense ou justification de l'idée de Dieu,
même la plus raffinée, la mieux intentionnée, est une justification de
la réaction (2).
Ceci marque les limites historiques de l a formule qu'il
emploie au paragraphe suivant et qui, si elle était employée
en dehors de son contexte, s'écarterait de cette
juste conception historique qui était celle de Marx :
L'idée de Dieu, écrit-il, a toujours endormi et émoussé les sentiments
sociaux... Jamais l'idée de Dieu n'a «lie l'individu à la société », mais
elle a toujours lié les classes opprimées en les faisant croire à l'essence
divine des oppresseurs (3).
La thèse (d'ailleurs jamais formulée par Lénine dans
un texte public) selon laquelle la religion en tous temps
et en tous lieux, détourne l'homme de l'action, de la
lutte et du travail, est en contradiction flagrante avec
la réalité historique.
Maurice Thorez, lorsqu'il prenait l'initiative, en 1936,
de la politique de « la main tendue » aux catholiques,
soulignait fortement, comme Marx et Engels, le rôle progressif
qu'a pu jouer le christianisme à diverses époques.
Il écrivait :

(1) Ibidem, p. 21.
(2) Lénine: OEuvres, t. 35. Trad. française, p. 120-121.
(3) Ibidem, p. 122.
Le rôle progressif du christianisme apparaît dans l'effort d'organisation
de la charité, de la solidarité, dans la tentative de rendre plus justes
et plus pacifiques les rapports entre les hommes à l'époque de la féodalité,
dans le souci des communautés religieuses — groupements communistes
d'intention, de fait et d'action — qui se donnèrent pour mission
de conserver, de développer et de transmettre aux siècles futurs la
somme des connaissances humaines et les trésors artistiques du passé.
Est-il possible d'évoquer sans émotion les siècles qui ont vu s'élever vers
le ciel les flèches de nos cathédrales, ces joyaux de l'art populaire, qui
protestent de toutes leurs vieilles pierres, vivantes pour qui sait les comprendre
— contre la légende du sombre moyen âge.
Je me prends souvent à comparer aux bâtisseurs de cathédrales,
animés de la foi ardente « qui soulève les montagnes » et permet les
grandes réalisations, les constructeurs de la nouvelle cité socialiste...
qui font surgir du sol... les grandioses monuments par quoi s'affirme
aujourd'hui l'élan enthousiaste du communisme (1).
Mais dans chaque période de domination de classe ce
haut idéal d'amour a été utilisé par la classe dominante
et par son clergé comme compensation céleste aux misères
et aux servitudes de l a terre. L a promesse de l'unité
« en Christ » servait d'alibi pour désarmer la rébellion
des humiliés et des offensés : condamner, au nom de l ' amour,
la révolte de l'esclave, c'est se rendre complice
de l'oppression du maître.
Le communisme seul, comme l'écrivait Gorki, créera
les conditions réelles d'une société où l'amour cessera
d'être une espérance ou une l o i morale pour devenir la
loi objective de la société tout entière.
En dehors des exemples européens, déjà invoqués par
Marx et Engels, comme par Maurice Thorez, il suffit de
rappeler l'histoire de l'Islam, qui signifie « résignation »
— et qui fut néanmoins, dans sa période ascendante,
une doctrine de combat et de conquête, déferlant comme
un cyclone de la Mer de Chine à l'Océan Atlantique.
Les mouvements de libération des peuples opprimés
fournissent, à notre époque, des illustrations saisissantes
de la thèse marxiste-léniniste selon laquelle le phénomène
religieux, comme tout autre phénomène, ne peut être
étudié « en soi », en dehors des conditions historiques concrètes
pour chaque peuple et pour chaque époque.
Dans un grand nombre de ces peuples, alors que les
organisations missionnaires européennes ou américaines
jouaient en général le rôle d'opium, c'est-à-dire, en la
circonstance, le rôle d'instrument actif de l a pénétration
et de la domination impérialiste, des mouvements religieux
autochtones jouaient un rôle libérateur contre le
colonialisme.
(1)    Voir: Maurice Thorez, Oeuvres, tome XIV, p. 165-166.
(2)     
Souvent les premières luttes nationales ont été livrées
au nom de Dieu avant d'être livrées au nom de la patrie.
L a religion n'était pas u n opium, paralysant les combattants
mais au contraire un stimulant inspirant la
lutte et l'héroïsme, qu'il s'agisse de la révolte des Cipayes
dans l'Inde, de la rébellion des Taï pings en Chine, du
soulèvement du Mahdi au Soudan.
Bien entendu, selon la méthode définie en ce domaine
par Engels, ces problèmes doivent être examinés dans
chaque cas concret.
Dans les mouvements religieux des peuples opprimés,
au cours de ce dernier demi-siècle, sous des formes d'ailleurs
syncrétiques (l'Islam ou même le Christianisme se
superposant à des formes religieuses antérieures et se
transformant à leur contact), l'aspect institutionnel,
sacerdotal (et par conséquent conservateur) de la religion
passe souvent au second plan au profit de l'aspect prophétique.
L'affirmation religieuse revêt parfois alors le
double aspect d'une opposition à l'occupant et d'un retour
au fondamental ou au total, au sens où le pensait, par
exemple, Ben Badis.
Le prophétisme, chez les peuples colonisés, a joué tantôt
le rôle d'une doctrine de « salut », se détournant de la
terre et offrant une compensation céleste aux misères de
l'oppression, tantôt le rôle d'une utopie, débouchant parfois
sur u n appel à la « guerre sainte » contre l'occupant.
C'est pourquoi le problème est très complexe.
Tantôt la religion a servi de prétexte à la collaboration
la plus servile avec l'occupant, tantôt elle a été le levain
du mouvement national. Il a pu arriver que le même
mouvement joue des rôles radicalement opposés à dès
moments différents du développement.
Aujourd'hui encore, comme le soulignait Bachir Hadj
A l i dans son étude sur Le socialisme et L’ I s l a m , où i l évoquait
celles des traditions islamiques qui ont joué un
rôle progressif et dont les révolutionnaires algériens sont
les héritiers et les continuateurs, la religion joue un rôle
différent dans les divers pays arabes, selon qu'il s'agit
du Pakistan ou de l'Irak, de l'Egypte ou de l'Algérie.
Si dans tel pays arabe la religion sert de justification
idéologique à l'institution d'une théocratie foncièrement
réactionnaire, i l n'en est pas nécessairement de même en
Algérie où sont restées vivantes les traditions de lutte
nationale des Oulémas et notamment de Cheikh Ben
Badis, où, pendant la guerre de libération, le mouvement
national, le socialisme et l'Islam, ont réalisé une alliance
durable et où les mêmes forces peuvent travailler à la
construction du socialisme.
Dans une telle conjoncture, c'est, pour reprendre l'expression
de Marx, sur l'aspect «protestation contre la
détresse réelle » qu'est mis l'accent, et cette protestation
religieuse, dans les conditions actuelles, prend une forme
militante, constructive.
Lorsqu'un marxiste-léniniste prend clairement conscience
de la signification de la religion dans des conditions
historiques déterminées, lorsqu'il sait voir qu'elle n'est
pas seulement une manière de se représenter le monde,
mais aussi une manière à'être présent à ce monde et de
s'y comporter, il ne saurait nier ou repousser les exigences
profondes des croyants, même si ces exigences s'expriment
sous une forme mystifiée et se laissent dévoyer
en acceptant des satisfactions illusoires. L e rôle des
marxistes-léninistes est au contraire de p r e n d r e en charge
ces exigences et de découvrir les moyens de leur satisfaction
réelle, de telle sorte que le communisme apparaisse
aux masses croyantes comme ce que Marx appelait, dans
L a question j u i v e  l a « réalisation profane » du « fonds humain
du christianisme ».
L a lutte de classe du prolétariat, en se donnant pour
objectif la société sans classes et sans E t a t du communisme,
crée, pour l a première fois dans l'histoire du monde,
les conditions réelles permettant à chaque homme de
devenir un homme, c'est à-dire un centre de responsabilité
et d'initiative historique, un créateur, une « personne
» disent les chrétiens, et d'instituer une communauté
où la destruction des racines économiques et sociales
des antagonismes propres aux sociétés de classes permettra
une organisation planétaire des besoins, des ressources
et des espérances, et où sera possible une participation
créatrice de chacun à l a réalisation du bonheur
de tous, ce grand rêve chrétien de «communion des
saints » qui demeurait une illusion ou u n alibi dans toutes
les sociétés de classes. Telle est la signification « spirituelle
» du marxisme-léninisme et du combat de classe
du prolétariat.
Dès 1936, Maurice Thorez écrivait :
La promesse d'un rédempteur illumine la première page de l'histoire,
dit le catholique.
L'espoir d'une cité universelle réconciliée dans le travail et dans
l'amour soutient l'effort des prolétaires qui luttent pour le bonheur
de tous les hommes, affirme le communiste (1).
C'est en ce sens que nous écrivions, en 1949 :
Nous comprenons parfaitement le besoin, né de la détresse, d'une
communion parfaite et d'un amour si total que l'homme solitaire et
meurtri a pu le croire inaccessible et ne le situer qu'en Dieu. Nous pensons
même qu'il est beau que l'homme, dans sa détresse, ait conçu de tels
rêves, de tels espoirs, et l'amour infini du Christ. Cet acte de foi prouve
qu'il ne s'avoue jamais entièrement vaincu ; il témoigne donc de sa
grandeur. C'est pourquoi nous ne méprisons ni ne raillons jamais le
chrétien pour sa foi, pour son amour, pour ses rêves, pour ses espoirs.
Notre tâche, c'est de travailler et de combattre pour qu'ils ne demeurent
pas éternellement lointains ou illusoires. Notre tâche, c'est de rapprocher
l'homme de ses rêves les plus beaux et de ses espoirs les plus grands,
de l'en rapprocher réellement et pratiquement, afin que les chrétiens
même trouvent sur notre terre un commencement de leur ciel (2).
E n 1965 nous pouvons poser la question : est-ce que le
Père Teilhard de Chardin, est-ce que les chrétiens les
plus avancés, ceux dont la poussée s'est fait sentir au
Concile, ne commencent pas à s'engager sur cette route
avec nous ?
Il ne s'agit pas d'une rencontre dans la confusion :
nous n'avons nullement le désir de reprendre les pauvres
slogans démagogiques faisant de « Jésus, le premier
communiste », ou identifiant à la hâte, comme autrefois
Lamennais, « la transformation de la société » avec
« l'établissement du Royaume de Dieu ». Nous ne confondons
pas davantage le « Point oméga » de Teilhard avec
la société sans classes.
Teilhard lui-même rappelle à plusieurs reprises que
le terme vers lequel se meut la Terre est au-delà, non seulement de
chaque chose individuelle, mais de l'ensemble des choses (3).
Ajoutons d'ailleurs qu'il n'oppose nullement la foi en
l'au-delà et le combat terrestre :
Prise toute seule, la foi au Monde ne suffit pas à mouvoir la terre én
avant. Mais prise toute seule, à son tour, est-il bien sûr que la foi chrétienne,
dans son explication ancienne, suffise encore à soulever le monde
vers le Haut ?... (4)
Il ajoutait même :
Comme j'aime à le dire, la synthèse du Dieu (chrétien) de l'En-Haut,
et du Dieu (marxiste) de l'En-Avant : voilà le seul Dieu que nous puissions
désormais adorer en esprit et en vérité (5).

(1) Maurice Thorez: Oeuvres, tome XIV, p. 164-165.
(2) Roger Garaudy : L'Eglise, le communisme et les chrétiens (Éditions sociales 1949), p. 316.
(3) Teilhard de Chardin : La messe sur le monde (1923).
(4) Teilhard de Chardin : L'avenir de l'homme, p. 344.
(5) Teilhard de Chardin : Lettre de New-York du 2 avril 1952.
Si audacieuse et ompréhensive que soit, pour un chrétien,
cette formule, un marxiste ne peut l'accepter ni
dans sa forme ni dans son contenu, car son mouvement
« en avant » n'est pas inspiré par une foi religieuse, et i l
répudie le Dieu de « L ' E n - H a u t ».
C'est là précisément qu'il y a, entre chrétiens et marxistes,
une opposition de principe, irréductible : nous ne
pensons pas, nous marxistes, qu'il y ait un terme à la
marche des hommes. Le communisme n'est pas pour
nous la fin de l'histoire mais la fin de la préhistoire et le
commencement d'une histoire proprement humaine aux
horizons sans fin. Nous pensons moins encore que ce
terme puisse être « au-delà » : athées, rien ne nous est
promis et personne ne nous attend.
La rencontre ne peut donc s'opérer sur ce terrain. Si
les positions se rapprochent, c'est que des chrétiens de
plus en plus nombreux accordent une importance croissante
aux « dimensions terrestres » de l'homme, ou, comme
le dit Teilhard, « se convertissent aux espérances de la
terre ». Il ajoute même :
Un jour, i l y a déjà deux mille ans, les Papes, disant adieu au monde
romain, se décidèrent à « passer aux barbares ». Un geste semblable,
et plus profond, n'est-il pas attendu aujourd'hui (1).
Il serait certes ridicule de dire ou de penser que l'Église
en est là, même dans les relatives audaces de ce Concile.
Mais dans l a mesure où, dans les masses chrétiennes,
la poussée devient de plus en plus forte pour refuser
toute intervention dans le domaine des sciences, pour ne
pas voir dans le progrès technique une tentation de
Satan mais l'affirmation légitime du pouvoir et de la
grandeur de l'homme, pour ne plus sanctifier la hiérarchie
des classes sociales et l'inégalité sociale comme une
institution voulue par Dieu en expiation du péché, pour
ne plus considérer la propriété privée des moyens de
production comme une garantie de l a liberté de l a personne,
pour ne plus jeter l'anathème contre le socialisme
et le communisme mais au contraire pour reconnaître
en eux une organisation des rapports humains supérieurs
au capitalisme, pour ne plus considérer comme concupiscence
suspecte l'amour de la vie, du savoir, du bonheur ;
dans la mesure où cette poussée des masses chrétiennes
deviendra assez forte pour desserrer et pour briser l'étreinte
des puissances économiques et politiques qui soli-

(1)    Teilhard de Chardin : Quelques réflexions sur la conversion du monde, 1936.
(2)     
darisent le destin de l'Église avec celui de leurs privilèges,
une perspective immense de combat et de travail commun
nous est ouverte.
Alors le problème des rapports entre chrétiens et communistes
ne se posera plus seulement en termes de dialogue,
mais dans une perspective d'enseignement mutuel
et d'émulation pour assurer, contre les forces du passé
et contre les forces de mort, l a construction sans fin
d'une cité des hommes.
Le Père Teilhard est déjà citoyen d'une telle cité, l u i
qui n'a cessé d'appeler au «front commun de tous ceux
qui croient que l'univers avance encore, et que nous
sommes chargés de le faire avancer »


Roger G A R A U D Y.
Directeur du Centre d'Etudes
et de Recherches Marxistes.

Article publié dans la Revue Europe, n°431-432 de mars-avril 1965 consacré à Teilhard de Chardin



Ce texte est également disponible en format JPG à: http://rogergaraudy.blogspot.fr/2011/09/le-pere-teilhard-le-concile-et-les.html

On peut aussi le lire (bien que mal présenté...) à: http://patrocle44.free.fr/nemo/garaudy_teilhard.html