06 juillet 2013

La France et son armée, par Claude Bourdet (1976)






Ce titre - « La France et son armée » - qui n'étonnerait sans doute pas
dans les colonnes du « Figaro » ou de la revue « Défense nationale » choquera
peut-être à priori certains lecteurs de cette revue. Je l'ai choisi intentionnellement
(sans songer d'abord au titre du petit livre de 1938 d'un certain colonel
De Gaulle) parce que je veux me placer sur le plan des réalités. On peut
estimer que « la France » ne nous intéresse pas plus qu'une autre nation, et
que de toute façon les nations devraient toutes disparaître, on peut estimer
que l'armée est une survivance regrettable d'un passé haïssable — il n'en
reste pas moins qu'il y aura, à peu près sûrement dans un avenir prévisible,
même lointain, un peuple français et un Etat français et qu'il existera aussi
une armée d'une forme quelconque. On peut travailler pour la modification
de ceci et de cela, voire même pour la disparition des nations et des armées,
mais il faut commencer par se placer dans la situation réelle, faute de quoi
pn reste dans,un univers onirique, alibi des bonnes consciences et commodité
pour l'ordre établi.
Les relations du peuple français et de l'armée ont passé par des stades
divers, mais il y a des constantes. Il existe depuis des siècles un militarisme
ambiant, dont les racines sont si profondes qu'on ne peut songer à l'éliminer
facilement. L'état de guerre où le pays s'est trouvé de façon presque permanente
sous l'Ancien Régime, le rôle des armées de la République dans la
défense de la Révolution française, l'utilisation de l'idéal républicain et du
nationalisme par Napoléon Ie r et toute l'imagerie qui en est issue, la manipulation
de ces sentiments au XIXe siècle par la bourgeoisie et la caste militaire.
Au service de4eurs entreprises coloniales. Puis pour faire face aux autres
impérialismes européens à la fin du XIXe siècle et au début du XXe , tout cela
est l'origine d'une idéologie dont les livres de classe, la presse et la littérature
ont imprégné génération après génération. Ce militarisme est devenu tellement
consubstantiel à l'âme populaire que les masses ont parfois dépassé
la bourgeoisie dans ce domaine, témoin l'aspect patriotique et anti-allemand
du phénomène de la Commune, face à la capitulation de l'Empire et à la
volonté négociatrice de la bourgeoisie républicaine en 1871.

Les « avatars » de l'antimilitarisme
Sous la Troisième République, l'entreprise de démystification tentée par
l'anarcho-syndicalisme et par le socialisme scientifique a été facilitée par la
structure et l'esprit réactionnaire de la hiérarchie militaire et par les premières
utilisations de l'armée contre « l'ennemi intérieur », c'est-à-dire
contre les travailleurs. Un antimilitarisme populaire a fait son apparition et
s'est développé, mais il faut bien souligner qu'à part un secteur limité de
pacifistes intégraux, il s'est agi d'une lutte c o n t r e l e m i l i t a r i s m e , c'est-à-dire
contre l'utilisation de l'armée au service du jeu international et colonial de
la classe dirigeante et contre la structure quasi-féodale de la hiérarchie -
mais non pas contre le p r i n c i p e de l ' i n s t i t u t i o n m i l i t a i r e . Ce point est important,
car le mot « antimilitarisme » exprime à la fois deux attitudes tout à fait
différentes, et la confusion entre l'une et l'autre se produit encore constamment
de nos jours.
La guerre de 1914-1918, ressentie par l'écrasante majorité de la population
comme une guerre pour la persistance de la nation, et non pas comme
une lutte entre deux impérialismes, (il est d'ailleurs dans la nature des
conflits globaux de notre époque d'engager peu à peu les peuples tout
entiers, même si leur origine remonte aux manoeuvres précises de groupes
restreints) a forcément affaibli l'antimilitarisme et cela d'autant plus que
l'Entente a été victorieuse. Toutefois, les révélations sur les terribles répressions
du temps de guerre, les entreprises impérialistes de l'après-guerre
(Ruhr, guerre du Rif), la sécession soviétique à Brest-Litovsk et l'apparition
en France d'un parti ouvrier, membre de la IIIe Internationale et mettant en
cause non l'armée en soi, mais la défense nationale « bourgeoise » - ont
développé un nouvel antimilitarisme qui s'est associé à l'ancien, parfois en
l'englobant, parfois en s'y opposant. Mais ici encore, répétons-le de nou-
veau, c'était, d'une manière tout-à-fait majoritaire, l'armée de la classe dirigeante,
et non le principe militaire, qui était en cause.

Le chassé-croisé des années 30
Or, la montée du nazisme à partir du début des années 30, la prise du
pouvoir par Hitler en 1933, les projets d'empire raciste et de domination
mondiale clairement exposés par le Fûhrer, les premières conséquences du
système en Allemagne même, le renforcement du fascisme italien et l'appui
déterminant donné au franquisme en 1936, ont posé des problèmes inéluctables,
non seulement au niouvement communiste international, mais à toute
la gauche européenne. Si la petite fraction des pacifistes intégraux s'est légèrement
accrue grâce au ralliement de compagnons de route parfois étranges,
qui étaient, pour une raison ou une autre, favorables au nationalsocialisme
ou désireux, en tout cas, de rester en paix avec lui, (néosocialistes,
frontistes, « planistes » à la De Man) pour la plus grande partie
de la gauche, la coexistence avec l'hitlérisme est apparue comme impossible,
la guerre comme inévitable et le renforcement de l'armée française,
l'établissement d'une base idéologique minima valable pour tout le peuple,
comme indispensables. C'était d'ailleurs le moment où une fraction appréciable
de la bourgeoisie liquidait son anti-germanisme classique, devenait
pro-allemande sans pour autant être pacifiste, comptant en effet sur Hitler
et l'armée allemande pour liquider l'URSS et. le communisme mondial.
Le regroupement de deux coalitions opposées et hétéroclites au moment
de Munich marqua le poini culminant de ce chassé-croisé. Mais le phénomène
fut de nouveau bouleversé par le pacte germano-soviétique signé le
24 août 1939. Partout, et notamment en France, le mouvement communiste,
stupéfait,atterré, pris au piège, était écartelé entre l'anti-nazisme naturel
de ses militants et les nouveaux impératifs. Cependant qu'une partie de la
bourgeoisie était profondément déçue dans ses récentes sympathies à
l'égard d'une Allemagne devenue l'alliée du pire ennemi. Lors de l'impossible
tentative de rétablissement idéologique qui suivit pour le PCF, on vit
reparaître dans ses rangs une sorte d'antimilitarisme conditionnel, lié à la
réprobation contre les « fauteurs de guerre », les dirigeants francobritanniques.
La violente répression de Daladier aggrava encore les difficultés
et les cas de conscience pour les militants du PCF. Le désordre idéologique
général qui suivit, le refus des dirigeants français comme Daladier de
mener une guerre ouvertement anti-nazie, la convergence pratique des attitudes
vis-à-vis de la guerre dictées par le pro-nazisme de l'extrême-droite,
par l'attentisme de la bourgeoisie munichoise, par le pacifisme d'une fraction
de la gauche et par le désarroi du Parti communiste, contribuèrent à
développer dans de vastes couches de la population inorganisée, et notamment
dans la jeunesse, une grande indifférence à l'épreuve de force en
cours.
Mais la défaite de 1940, l'occupation d'une partie du territoire, puis de
la totalité, par les nazis, l'absence de triomphe allemand, enfin l'entrée en
guerre de l'URSS et des Etats-Unis, créèrent, du point de vue qui nous occupe,
une situation entièrement nouvelle. L'écrasement de l'armée française,
son démantèlement, les responsabilités éclatantes de son état-major dans la
défaite et dans l'établissement du régime « petit-fasciste » de Vichy renforçaient
puissamment toutes les tendances hostiles au militarisme et à l'armée
de la classe dirigeante. Mais simultanément, le sentiment de la nécessité
absolue d'une résistance sous toutes les formes, et donc aussi sous la
forme militaire, se généralisait dans tous les secteurs de la gauche, en
dehors de la petite minorité que l'idéologie du pacifisme intégral, des sympathies
parfois naïves pour le national-socialisme, ou simplement l'engrenage
vichyssois, maintenaient à l'écart de ce courant général.

L'éphémère armée populaire
Il est d'ailleurs curieux de noter avec quelle rapidité les vieilles tendances,
ne disons pas militaristes, mais plutôt pro-militaires, de la population
française, reprirent leur place dans ce mouvement. La Résistance, du
moment où elle s'organisa, était multiforme et beaucoup de ses activités
n'auraient même pas été gênantes pour les partisans actuels de l'action
directe non-violente. En fait, comme je l'ai écrit ailleurs (1), nous faisions
pour une large part, faute d'armement, de l'« action directe non-violente »
sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Mais l'« action
militaire » nous paraissait infiniment supérieure à toute autre, ce qui fait que
certains mouvements de Résistance, surtout en zone nord, considéraient
avec dédain l'activité des organisations qui faisaient de la Résistance qualifiée
de « politique » (toutes les autres formes). C'est pourquoi ils s'intitulaient
fièrement eux-mêmes « Mouvements militaires », ce qui, faute d'armement,
les amenait à avoir fort peu d'activité, quelle qu'elle soit... Du même
ordre était aussi la recherche empressée par nos mouvements, y compris par
les communistes, d'officiers supérieurs et généraux pour prendre la tête
d'activités où leur efficacité s'avérait nécessairement peu satisfaisante, en
raison d'un bagage militaire classique qui ne les prédisposait pas à ce genre
de guerre (2).
En tout cas, avec la liquidation, croyions-nous définitive, de l'ancienne
armée par la défaite de 1940 et la dissolution de la petite armée de Vichy en
1942, avec l'apparition des unités militaires populaires, des F.F.I. et F.T.P.
formés peu à peu dans la clandestinité et les maquis, avec le noyau d'une
armée de volontaires anti-nazis et anti-vichystes que constituaient les
F.F.L., le terrain semblait entièrement dégagé pour la constitution dès la
Libération d'une armée de type entièrement nouveau, pour la défense d'une
République que tous envisageaient comme progressiste et beaucoup comme
révolutionnaire.
C'était compter sans la puissance et la permanence de l ' E s t a b l i s h m e n t .
Boris Mirkine Guetzevitch, professeur de droit constitutionnel, qui fut l'un
des animateurs des Comités de la France libre aux Etats-Unis, me disait
immédiatement après-guerre, que, de New-York, la reconcialiation entre
De Gaulle et Giraud à Alger en mai 1943, que nous avions saluée dans la
France clandestine, toutes opinions mêlées, communistes compris, comme
un événement entièrement favorable et indispensable à l'effort de guerre,
avait en fait sonné le glas de la « révolution de la Résistance ». Et il est bien

(1) « Inde », o u v r a g e c o l l e c t i f , c o l l e c t i o n l e s P o r t e s d e l a V i e , éditions d u B u r i n - M a r t i n s a r t , 1 9 6 6 .
(2) Cf. c l a u d e B o u r d e t , «L'aventure incertaine, de la résistance à la restauration», Stock 1 9 7 5.

vrai que ce rapprochement, effectivement indispensable et qui permit au
moins d'éliminer la consolidation d'un « Vichy-bis » à Alger, apporta à De
Gaulle, après l'élimination de l'insuffisant Giraud, l'appui des délégués à
Alger du capitalisme français, lui permit de se réconcilier peu à peu avec sa
« famille spirituelle » (la hiérarchie militaire classique), et contribua à distendre,
et plus tard à rompre, son alliance primitive et obligée avec la Résistance
intérieure, majoritairement de gauche.

La restauration
En vérité, les conséquences en furent très vite sensibles dans le domaine
militaire ; les petites Forces Françaises Libres, malgré leurs qualités humaines
et techniques, ne faisaient pas le poids à côté des régiments nordafricains
de l'armée de Vichy. La promotion comme chef de l'armée d'Italie
d'Alphonse Juin, général de Vichy, favorable quelques mois plus tôt à une
collaboration avec Rommel contre les Alliés, fut le premier signe de cette
« remise en ordre ». Celle de Lattre de Tassigny, quelques mois plus tard, fut
un autre signe du même processus : il s'agissait bien là d'un général d'esprit
résistant, puisqu'il avait été le seul à vouloir faire un « baroud d'honneur »
au moment de l'occupation de la zone sud en novembre 1942 - mais il était
pourtant profondément imprégné par l'état d'esprit de l'armée de Vichy ;
son refus de s'évader, immédiatement après son arrestation, malgré nos
objurgations et notre aide, répondant à notre envoyé qu'il faisait « confiance
à l a j u s t i c e d u Maréchal » (3) caractérisait cette attitude.
Malgré tout, la restructuration de l'armée française après la Libération,
à partir de l'automne 1944, dans un climat différent de celui de l'Algérie du
C.F.L.N., aurait pu amener une refonte totale de l'esprit et des cadres. Mais
le processus de « normalisation » continua et s'accéléra plutpt, non seulement
sous l'influence des anciens officiers qui avaient repris dû service dans
l'armée d'Allemagne, mais surtout par suite de la volonté de De Gaulle, face
à la gauche française, de reconstruire en toute hâte les structures de la
société traditionnelle. Parmi celles-ci, la première et la plus importante,
c'était évidemment l'armée, et très rapidement on vit, sous la direction du
ministre Diethelme, une subtile çontre-épuration s'effectuer, les officiers
F.T.P. étant les premiers éliminés ou mis sur des voies de garage, suivis par
de nombreux F.F.I. et même par certains F.F.L., alors que l'on favorisait
dans les commandements tous ceux des officiers de l'ancienne armée qui
n'avaient pas trop démérité, s'étaient orientés plus ou moins nettement vers
la Résistance, même si c'était un peu tard, ou s'étaient refaits une virginité
dans les batailles d'Italie et d'Allemagne. Puis, à partir de 1945, ce fut l'expédition
des troupes en Indochine, et le début de nos nouvelles guerres coloniales.
Après le départ de De Gaulle et le remplacement du Gouvernement provisoire
par le régime du « tripartisme », au début de 1946, la même évolution
continua : les seuls ministres qui auraient eu (peut-être) tendance à la renverser
étaient les communistes, mais les autres partis se défiaient trop d'eux
pour leur donner des fonctions où ils auraient pu influencer les nominations
militaires. Puis les communistes furent éliminés, la méfiance vis-à-vis des

(31 « L'aventure incertaine o p . c i t .

tendances de gauche dans l'armée joua encore plus fortement, et la logique
de la répression et des guerres coloniales fit le reste. Un examen même rapide
des noms des chefs militaires qui se sont illustrés outre-mer dans ces
entreprises, soit en exerçant des commandements importants, soit en occupant
de hautes fonctions, est instructif. On y trouve un très petit nombre
d'anciens F.F.L. comme Thierry d'Argenlieu, Leclerc, Garbay, Massu, Fourquet
- et une proportion écrasante d'officiers de l'ancienne armée, comme
Salan, Navarre, Vanuxem, Ely, Carpentier, Boyer de la Tour, Gambiez,
de Lattre, Olié, Revers, Challe, Linarès, sans oublier Juin, Guillaume et
Mast. Un petit nombre comme Revers, Linarès, Ely, Challe, Mast, ont eu des
activités dans la résistance « giraudiste ». La plupart ont eu la carrière « normale
» des officiers de l'armée de Vichy entre 1940 et 1943, et n'ont même
pas la médaille de la Résistance.

L'armée de grand-papa
Je ne souligne pas ici les opinions politiques des uns et des autres, et ne
veux pas dire que les officiers de Vichy, dans la période d'après-guerre, se
soient montrés nécessairement plus colonialistes et réactionnaires que ceux
de la France Libre : que l'on songe à Thierry d'Argenlieu, Garbay, Massu.
J'ai voulu seulement souligner où était le poids de la hiérarchie, et sa logique.
Aujourd'hui, le chef d'Etat-major des Armées est le général d'armées
aériennes François Maurin, il n'a eu aucune activité résistante ou « dissidente
» entre 1940 et 1943, n'a pas la médaille de la Résistance ; son adjoint, le
général de corps d'armée Yves Viotte, était prisonnier de 1940 à 1945. Le
seul chef militaire- de la France Libre qui exerce un commandement important
est le général d'armée Alain de Boissieu Déan de Luigné, chef d'Etatmajor
de l'armée de terre, compagnon de la Libération. Encore peut-on penser
qu'outre ses origines aristocratiques, le fait d'être le gendre du général
De Gaulle n'a pas peu contribué à le protéger des ostracismes...
On peut bien trouver çà et là des hommes de la Résistance intérieure ou
de la France Libre, comme le général de Lassus Saint-Génies, ancien chef
F.F.L de la Drôme, qui est membre du Conseil supérieur de l'armée de terre
: ces rares exceptions concernent presque toujours, comme celle-là, des
officiers de carrière qui ont fait de la Résistance active ou ont rallié les F.F.L.
et à qui, par chance, protection ou pour des raisons diverses, leurs « incartades
» n'ont pas trop nui : ce qui importe, c'est l'équilibre général et le climat.
L'armée actuelle, c'est essentiellement, dans sa hiérarchie et par conséquent
dans son esprit, l'armée d'avant-guerre et l'armée de Vichy. La « Restauration
» s'est faite dans ce domaine d'une manière encore plus complète que
dans les autres secteurs et les autres hiérarchies.
Le genre d'armée, infiniment plus égalitaire et fraternelle, qu'avaient
représenté les F.F.I.-F.T.P. et même les F.F.L. avec leur extrême politisation
et leur esprit de volontariat, a disparu très vite, et n'a laissé aucune trace, en
pratique, dans l'armée française d'après-guerre. Le soldat est redevenu,
comme dit Bernard Rémy, « l'homme des casernes ». La caste militaire, un
instant hésitante et ébranlée, est plus solide que jamais. Les seules tentatives
pour briser les barrières et améliorer les rapports troupes-cadres, ont été
faites avec un esprit fasciste dans les unités de paras et de commandos,
mystification ne « prenant » que sur les natures les plus frustes.(Les officiers
nazis, eux aussi, étaient plus proches de leurs hommes que ceux de la vieille,
et de l'actuelle, armée française).
De toutes façons, sans doute, l'armée populaire du temps de guerre ne
serait pas restée identique à elle-même après la paix ; une certaine sclérose
et bureaucratisation ne pouvait être évitée. Mais on peut penser que d'autres
chefs auraient cherché à conserver d'autres traditions et à maintenir un
autre esprit, et que jusqu'à un certain point, ils y auraient réussi. Mais les
fonctionnaires galonnés et étoiles, dont la vie s'était déroulée imperturbablement
pendant les angoisses et les désastres de l'univers, sous Gamelin et
Weygand, puis sous Pétain, sous Darlan, Giraud, puis De Gaulle, ne pouvaient
que former des successeurs à leur image. Ceux-ci peuvent savoir
manier la « force de frappe » et les blindés : l'esprit est celui d'avant-hier.
Pourquoi comprendraient-ils mieux que leurs patrons civils, les délégués
politiques de la bourgeoisie française, ce qu'est le « malaise de l'armée » ?

Le nouveau divorce
Or, de 1945 à aujourd'hui, l'attitude de la population vis-à-vis de l'armée
a changé. Sans soute, ce que j'appelais au début de cet article le « militarisme
ambiant » n'a pas disparu ; on peut encore trouver des foules pour
applaudir les défilés de troupes, et la panique qui saisit les grands partis de
gauche, quand le gouvernement les accuse d'antimilitarisme, en dit long sur
ce qu'ils pensent de l'état d'esprit de leurs électeurs. La mise en question
radicale du système militaire actuel reste un phénomène marginal, mais ce
n'est plus une marge infinitésimale, et cela reflète avec plus de précision et
de force quelques chose de vague et de confus dont l'emprise est bien plus
générale. Cette mise en question a bien des causes, et il faudrait de longues
études pour les analyser toutes," mais on peut déceler les plus importantes.
La première, sans doute, est la restauration de « l'armée de grandpapa
» dont je viens de décrire le déroulement. L'armée de 1944-45 était
profondément liée à des masses populaires qui, dans leur ensemble, voulaient
non seulement la libération du territoire, mais la liquidation du nazisme.
L'antimilitarisme avait presque entièrement disparu, aussi bien sous sa
forme « pacifiste » d'hostilité au fait militaire - puisqu'il avait bien fallu
battre l'hitlérisme militairement - que sous sa forme politique de lutte
contre le militarisme de la classe dirigeante - puisque celle-ci n'avait pas
encore, au moins visiblement, rétabli son empire sur l'armée.
Encore une fois, c'était là un climat exceptionnel, difficile à conserver
intact. Mais de toutes façons, personne n'y songeait. L'armée d'occupation
en Allemagne s'installa, dans l'inutilité et la paresse, ses cadres supérieurs
dans le luxe, les « bidasses » dans la rigolade ou l'ennui, les uns et les autres
sans contact avec une population locale méprisée et ignorée. En France aussi,
la vie de caserne commença à être patiemment rétablie dans ses formes
de 1939-42, l'objectif essentiel de cette « vie » étant, comme l'explique admirablement
Bernard Rémy dans « L ' h o m m e des c a s e r n e s » (4) la destruction
de l'identité et de la personnalité civile de jeunes hommes (pourtant considérés,
à d'autres époques de leur vie, comme des citoyens libres), l'utilisation
des « bras ballants » et de l'inaction systématique « où la p a r o l e se reflète,

(41 Maspéro, 1 9 7 5.

d e v i e n t b o u i l l i e », pour créer un magma humain informe que l'on peut ensuite
découper plus facilement, auquel on peut imposer les formes niaises du
« mouvement militaire », et que l'on peut aussi soumettre aisément à une
surveillance constante, laquelle crée l'état de délit permanent... Il va sans
dire qu'il ne faut plus parler aux jeunes hommes passés par cette école
sadique d'abrutissement, des hauts faits militaires de la Résistance.

Le temps des « sales guerres »
D'autre part, dès 1946-47, avant même que la restauration des vieilles
structures et hiérarchies puisse être perçue par l'opinion, l'armée de la libération
du territoire devenait l'armée des guerres coloniales, et même si
l'ignorance et l'inconscience politique de la majorité des citoyens ne leur
permettaient pas de pressentir ce qu'étaient ces guerres, l'objectif ne pouvait
en être unanimement approuvé, voire même accepté, il y avait des
refus, des révoltes, une distanciation de plus en plus grande ; la guerre d'Indochine,
ce n'était, au minimum, pas « l'affaire du peuple » et les gouvernements
de la IVe République le sentirent si bien qu'ils n'osèrent jamais y
envoyer le contingent ; peu à peu, à mesure que l'absurdité de la politique de
conservation coloniale fut comprise, et cela de plus en plus largement, à
mesure que l'abomination des méthodes répressives fut mieux connue, surtout
à partir de 1954 et de la guerre d'Algérie, un sentiment de réprobation,
et souvent d'horreur, remplaça la confiance et la fierté du temps de la Libération
; le phénomène fut porté à son comble quand, de 1958 à 1962, la
population comprit que, pour une grande part, cette armée était devenue,
dans sa hiérarchie, une armée de coup d'Etat, prête à utiliser les jeunes travailleurs
sous les drapeaux pour massacrer leurs frères restés civils.
Bien sûr, pour la majeure partie des Français, tout cela est « oublié » ;
mais oublie-t-on vraiment ? Il y a des refoulements collectifs comme des
refoulements individuels. Derrière la maussaderie de beaucoup de nos
concitoyens, des milieux les plus divers, à l'égard de tout ce qui porte galon
ou uniforme, il y a, sans raisonnement politique, sans conscience exacte, à
peine sensible dans les profondeurs, mais présente, l'image floue de ces « paras
» que les Algériens ont subis dans leur chair et dont on nous a menacés
deux fois en quatre ans. D'ailleurs, si les gens avaient la faculté de chasser
entièrement d'eux ces souvenirs, la nomination, à un poste ministériel
important, d'un homme qui personnifie, qu'on le veuille ou non, un des côtés
les plus atroces de la guerre d'Algérie, ressusciterait bien des fantômes.
Peut-être MM. Giscard d'Estaing, Chirac et Poniatowski ont-ils pensé, justement,
que ces ombres susciteraient une saine terreur ? Ont-ils raison ?... je
ne sais. Mais il y a en tout cas une contrepartie inévitable : bien peu de
citoyens ordinaires, bien peu de jeunes surtout, peuvent avoir le sentiment
qu'une armée dont Bigeard est un des chefs, est la leur.
Il y a là de quoi, déjà, creuser un fossé entre cette jeunesse et l'armée à
laquelle on voudrait qu'elle s'identifie. Le fossé existe, peu encore le voient
nettement, mais beaucoup le pressentent. Mais, même si ces choses ne
s'étaient pas produites, il faudrait tenir compte d'un autre phénomène qui
s'est produit, lui aussi, depuis trente ans. Sans doute l'aggravation des guerres
est un phénomène constant dans l'histoire, mais, depuis Hiroshima et
Nagasaki, un nouveau seuil a été franchi, et la destruction totale d'une
population, peut-être d'une civilisation entière, la corruption irrémédiable
du patrimoine génétique de l'humanité, doivent être envisagées. Une thèse
bien connue est que l'horreur de ces perspectives est telle que la guerre, en
tout cas la guerre mondiale, en devient moins probable. Ce n'est pas faux,
encore que l'accumulation des armements et la possibilité de processus en
chaîne accroissent le risque aussi vite que s'accroît la prudence.
Mais en tout cas l'événement, s'il se produit, sera tellement effrayant et
les théories stratégiques et politiques à son sujet sont si peu sûres que personne
ne peut plus raisonnablement accepter que quiconque décide pour lui
de sa participation à l'holocauste ou à des actes qui peuvent le produire. Il
ne s'agit plus de jouer seulement sa propre vie, ou celle de sa famille, ou
même celle de sa patrie, mais peut-être celle de l'espèce. Cela impose des
choix personnels et des décisions personnelles. L'obligation de tuer sur ordre
a de tout temps posé des problèmes aux consciences. A u j o u r d ' h u i , l ' i m m e n sité
d e l ' e n j e u f a i t q u ' i l n e p e u t p l u s , l o g i q u e m e n t , y a v o i r d e p a r t i c i p a t i o n à
u n e g u e r r e q u e v o l o n t a i r e . Il s'agit là d'une situation générale, encore qu'elle
ne soit clairement perçue que par quelques uns : mais elle le sera de
mieux en mieux, et de plus en plus largement.

Stratégie de l'illusion
On ne peut pas s'étonner, en tout cas, qu'une partie de la jeunesse réfléchisse
à ce problème, et que son attitude à l'égard de l'armée s'en ressente.
S'il est un domaine où aucun jeune mobilisable au cerveau tant soit peu
développé ne peut accepter aveuglément ue stratégie imposée par de lointains
spécialistes, c'est celui-là. Or, il se trouve que, au moins depuis l'avènement
du régime gaulliste, et très nettement depuis 1962, la stratégie
française est devenue une stratégie nucléaire, et d'untype très particulier. Il
n'est pas possible d'en faire, dans le cadre de cet article, une analyse et une
critique générale mais on peut au moins en dire ceci :
1 ) elle est fondée sur l'emploi d'un armement nucléaire qui ne pourra jamais être
qu'une fraction infime de celui des grandes puissances atomiques, parmi lesquelles
se trouve celle qui est l'objet réel de ladite stratégie de dissuasion, l'U.R.S.S.
2) à cause de cette énorme disproportion, cette stratégie doit abandonner toute
perspective de « contrebatterie » et, dans ses plans stratégiques ultimes, viser
seulement les villes de l'adversaire : c'est une stratégie « anti-citées », comme De
Gaulle et Messmer l'ont souligné dès le début ;
3) toujours pour la même raison, et aussi à cause de l'infériorité de nos effectifs
« classiques » par rapport à ceux de l'adversaire présumé, l'usage des armes atomiques,
d'abord « tactiques », ensuite « stratégiques » est envisagé à titre préventif,
a v a n t que l'ennemi en ait utilisé de semblables, et pour lui « signifier » la
volonté de résistance française (Général Poirier, dans la revue « Défense Nationale
» ) (les textes sont volontairement vagues, mais assez clairs pour qui sait
lire) ;
4) la thèse officielle française est que l'ennemi, averti de ces intentions, comprendra,
même avant la .première salve « tactique », que la France est prête à aller
jusqu'à la destruction de plusieurs villes de l'autre camp, même si cela doit
entraîner des représailles d'anéantissement - et qu'il abandonnera, dès lors, des
projets d'invasion dont le prix serait trop coûteux pour lui ;
5) la faiblesse de la thèse vient d'abord de ce qu'elle imagine un adversaire à la
fois prêt à une guerre mondiale, et très prudent I Elle vient ensuite de ce qu'elle
suppose, au départ d'une menace d'invasion, une situation claire et une agrès
sion facile à caractériser. Alors qu'en réalité, une guerre menaçant la France
pourrait bien commencer par un conflit frontalier aux responsabilités embrouillées,
par exemple entre les deux Allemagnes, ou par des initiatives prises sur
d'autres continents par d'autres puissances... Le retour à pas feutrés de la France
giscardienne dans le système atlantique accroît encore la possibilité d'un
engrenage de cette sorte. Imaginons son déclenchement complexe, les premiers
combats, mais pas d'engagement atomique, par peur réciproque de l'escalade.
L'opinion mondiale, et peut-être même d'opinion française, seraient partagées,
quels que soient les ultimatums et les mouvements de troupes, jusqu'au moment
où le commandement français (dans l'hypothèse officielle) lancerait son premier
engin atomique « d'avertissement » : à ce moment-là l e m o n d e e n t i e r , atterré p a r
l a p e u r d u c o n f l i t nucléaire, dénoncerait le s e u l « c o u p a b l e » évident, l a F r a n c e .
Et l'adversaire pourrait se permettre, avec l'approbation de tous, d'écraser un
pays qu'aucun allié n'oserait plus défendre.
6) n'importe qui, l'Etat-major ennemi et le nôtre, pouvant prévoir le déroulement
de ce scénario, il en ressort que l'adversaire n'a pas à tenir compte de la menace
française. Il peut forcer notre Etat-major à abattre ses cartes, en estimant par
exemple qu'il y a 95 chances sur 100 de le voir renoncer à ses projets, et en
considérant que les 5 chances restantes sur 100 de le voir adopter une attitude
suicidaire auraient (du point de vue de cet adversaire engagé dans un conflit
mondial) un grand intérêt politique et stratégique qui vaudrait bien la perte de
quelques millions d'habitants...
7) bien entendu, le même genre d'argument pourrait être opposé, m u t a t i s - m u t a n -
d i s , à la thèse similaire de certains 'bizarres théoriciens de gauche qui imaginent
l'utilisation possible d'un « avertissement atomique » par une France socialiste, si
elle était menacée par une coalition capitaliste conduite par les Etats-Unis. Le
premier lanceur de bombe atomique sera le bouc émissaire de toute nouvelle
guerre, et s'il ne compte pas parmi les grandes puissances nucléaires, malheur à
lui !
8) pourquoi, en vérité l'U.R.S.S. s'acharnerait-elle à poursuivre une parité
nucléaire qui l'épuisé économiquement et techniqement, si avec le dixième (ou,
comme la France, le cinq centième) du même armement, elle pouvait obtenir le
même résultat ?

Le poison et le trafic
Je n'imagine pas, bien entendu, que l'ensemble ou même une grande
partie de la population fasse des raisonnements de cette sorte, d'autant plus
que le problème ne lui apparaît pas actuel et que le Pouvoir évite soigneusement
la publicité et la discussion à ce sujet. Mais il y a tout de même, pour le
plus grand nombre, un vague sentiment de méfiance contre les acrobaties
intellectuelles incluses dans cette stratégie de la„i(jnmiterreur_j), le bon sens
faisant penser à priori qu'il est improbable qu'une force relativement très
petite puisse en équilibrer une très grande.
Ajoutons-y les inquiétudes persistantes et justifiées des milieux avertis
sur la grave contamination du milieu marin (5), en Polynésie, à la fois par les
explosions atmosphériques et par les explosions dites s o u t e r r a i n e s , mais
dont les fissures d'ilôts trop exigus laisseront les poisons filtrer dans
l'océan ; ajoutons les conséquences policières dans la société française liées
au sejfcret et à la nature des méthodes d'emploi, et les implications ultracentralisatrices
et autoritaires d'une stratégie du « bouton unique », ainsi
que le poids économique écrasant de l'ensemble du système productif et

(5) E t d o n c d e n o m b r e u s e s chaînes a l i m e n t a i r e s des p o p u l a t i o n s d a n s u n e très v a s t e région.

militaire, la confiscation à usage militaire d'une partie notable des chercheurs
et techniciens et des crédits de recherche, le détournement vers cette
direction (usines, engins, vecteurs) d'un secteur important de l'économie
française.
Tout cela est plus ou moins clairement perçu, tel aspect frappant les
uns, tel autre les autres, mais il en résulte un sentiment général d'incertitude
(malgré un bourrage de crâne épisodique). et chez quelques uns, en particulier
chez certains jeunes, une crise de conscience allant jusqu'au refus
d'une armée qui utilise de tels moyens. Il faut souligner que les inquiétudes,
pour des causes différentes, ne sont pas moindres chez certains militaires de
carrière, sans illusion sur l'efficacité de la « force de frappe » française, et
qui lui reprochent surtout de constituer un coûteux et gigantesque alibi intellectuel
générateur de paresse et de conformisme, et à l'abri duquel le commandement
et les « experts » ont pu se permettre de ne plus faire aucun
effort d'imagination et d'adaptation aux réalités modernes de la guerre et
ont laissé l'armée française perdre toute valeur militaire effective.
Le trafic d'armes, enfin, présenté comme un soutien indispensable de
l'économie française, et qui est effectivement devenu un élément notable de
notre commerce extérieur - dont il représente près de 7 % - est un autre
facteur qui inspire de profondes inquiétudes à de nombreuses personnes, et
spécialement aux jeunes. Il est une conséquence du détournement d'un secteur
de plus en plus large de l'économie vers des fins militaires. Le marché
militaire intérieur français étant insuffisant, on a créé une poussée t e c h n
i q u e et, chez les industriels des a m b i t i o n s d e profit, qui ont une très grave
caractère d'auto-accélération. En effet, d'une part, ce genre de ventes à l'intérieur
comme à l'extérieur est souvent associé aux pots-de-vin et aux jeux
d'influence du lobby militaire-industriel ; il est p l u s f a c i l e que la vente
concurrentielle civile, p l u s attirant pour un capitalisme paresseux comme le
nôtre. D'autre part, un pays d'importance moyenne ne peut à la f o i s être
dans le « peloton de tête » dans des domaines militaires et des domaines
civils ; le progrès industriel civil est négligé en faveur du progrès industiel
militaire ; le seul domaine où nous soyons « compétitifs » s'étend par
conséquent aux dépens des autres.
L'argument selon lequel « on ne peut plus s'en passer » est un sophisme
largement répandu par le Pouvoir. Cela peut être vrai momentanément, à
cause des énormes investissements en hommes et en argent consentis depuis
trente ans pour les fabrications militaires. Mais le même genre d'investissements
dans des secteurs civils de pointe, (aviation et moteurs civils, électronique
et informatique, machines-outils, produits chimiques et pharmaceutiques
par exemple) où la technique française est à la traîne à cause du c a n c er
m i l i t a i r e , auraient pu hier, et pourraient demain, sous un autre régime,
fournir le territoire commercial aujourd'hui « mangé » par le domaine militaire.
On p e u t d i r e p a r conséquent q u ' a u x préventions m o r a l e s f o n d a m e n t a l es
q u i se d r e s s e n t c o n t r e ce trafic, s ' a j o u t e n t , ou d e v r a i e n t s ' a j o u t e r , des impératifs
t e c h n i q u e s : l'absurdité s'est ajoutée a u c r i m e i n t e r n a t i o n a l , et tout
c e l a est à m e t t r e à la charge du système m i l i t a i r e q u e n o u s c o n n a i s s o ns
d e p u i s 1945.
Il est enfin une dernière cause de suspicion et de ressentiment contre
l'armée telle qu'elle est aujourd'hui, ou plus précisément contre le rôle que
le pouvoir actuel entend lui faire jouer : c'est sa fonction directement « policière
» de soutien d'un certain ordre social. Cette intention, au moins cette
préoccupation, n'a jamais été tout-à-fait absente depuis cent ans ; la classe
dirigeante se souvient confusément de Versailles comme les travailleurs se
souviennent confusément de la Commune. Mais, d'une part, les préoccupations
de politique extérieure avaient le dessus, d'autre part le pouvoir de la
bourgeoisie n'était pas sérieusement en danger, enfin l'absence, dans la
République parlementaire, d'un pôle central d'autorité échappant à tout
contrôle réel (l'actuelle Présidence de la République) empêchait toute mise
en forme d'une stratégie dans ce domaine.
En 1944-45, par contre, l ' E s t a b l i s h m e n t a eu réellement peur, et l'élarg
i s s e m e n t de la prise de conscience politique dans le monde du travail
(même s'il y a eu tout le contraire d'un approfondissement) l'a placé devant
un péril durable, que la division de la classe ouvrière et les guerres coloniales
n'ont conjuré que provisoirement. Le R.P.F., puis le gaullisme de 1958
sont nés de cette crainte, et la Ve République a fourni constitutionnellement
(que l'on songe à son article 16) les protections autoritaires contre tout
déplacement grave de l'équilibre politique. L'ordonnance du 7 janvier 1959
portant « o r g a n i s a t i o n générale d e l a défense » et modifiant la loi du 11 juillet
1938 sur « l ' o r g a n i s a t i o n générale d e l a n a t i o n en t e m p s de g u e r r e » est
venu codifier l'idée de l'utilisation de l'armée et généralement du système
militaire contre 1' « ennemi intérieur ». Ces mots ne sont naturellement pas
dans le texte, mais sa nature et l'expérience de son application prouvent
qu'il s'agit bien d'utiliser l'armée contre le peuple.

Pour tous les usages
« L'état de défense » en effet est totalement imprécis, et est défini comme
un « état permanent en cas de menace », menace elle aussi tout-à-fait imprécise
: il appartient au Pouvoir d'apprécier ce qui est menacé, et par qui... En
fait, cette ordonnance, qui étend à toute la nation la notion de service militaire,
et cela pour une période qui peut n'avoir rien de commun avec la guerre,
a été utilisée en 1961-62-63 pour des réquisitions de personnel antigrève
et en particulier pour tenter de briser la grève des mineurs des Charbonnages
de France en mars 1963. L'expérience n'a pas été concluante car
le climat ne s'y prêtait pas plus que l'objet ; il manquait une mise en
condition psychologique de la population qui ne pourrait intervenir que dans
une période de grave crise politique. Mais il s'agissait à peine d'un rodage, et
on peut bien conclure avec D. Arrive, M. Laffranque et B. Vandewiele,
auteurs de la brochure « L'Etat de Défense » (8), qu'il s'agit ici de « l'arme
politique absolue ».
Entretemps, le développement d'une idéologie justifiant l'usage intér
i e u r de l'armée et la création d'un appareil approprié, ont fait leur chemin.
Jalons concernant l'idéologie : citons les paroles du ministre Galley sur l'armée,
« d e r n i e r r e c o u r s d e n o t r e société libérale en cas d e c r i s e intérieure
g r a v e », celles de Vanuxem sur l'association de l'armée à l'école, pour «perm
e t t r e à l ' a d o l e s c e n t de passer sans t r a n s i t i o n d e l'école à l'armée, évitant
c e r t a i n e s c o n t a m i n a t i o n s désastreuses », celles du général Maurin ; « L e rôle
d e l'armée p r e n d u n e d i m e n s i o n n o u v e l l e et n e p e u t p l u s être lié à la seule
e x i s t e n c e d ' u n e m e n a c e m i l i t a i r e caractérisée » (7) et du général Beauvallet
: « . . . n o u s e n v i s a g o n s l a m e n a c e d a n s u n sens g l o b a l , p a s s e u l e m e n t m i l i taire,
mais d i p l o m a t i q u e , économique, scientifique, culturel même » (8). On
pourrait en citer bien d'autres, et de plus crues et précises, que les appelés
entendent dans les corps de troupe de la part de personnages moins raffinés
que les sus-nommés.
Jalons concernant l'appareil : mentionnons la création du « Groupe
Interministériel d'Etudes et de Renseignement » (G.I.E.R.), regroupant tous
les services de renseignement intérieurs et extérieurs, militaires et civils,
attaché essentiellement au fichage et à la pénétration des milieux de gauche
; le « B u l l e t i n d ' e x p l o i t a t i o n d u r e n s e i g n e m e n t s u r l ' a d v e r s a i r e intér
i e u r », dépendant de cet organisme, fiche région par région les membres du
P.CF., du P.S., du P.S.U., de la C.F.D.T., de la C.G.T., etc. ; un exemplaire en
a été reproduit par « L e M o n d e » au début de 1974. Un plan d'intimidation
ultime contre les manifestations existe, avec participation de l'armée de l'air
et de l'aéronavale et lancement de bombes fumigènes et lacrymogènes (mettons
que ce soit pour commencer). Un service d'infiltration dans les milieux
de gauche a été créé sous les ordres d'un officier supérieur. Le développement
de la D.O.T., « Défense Opérationnelle du Territoire », a non seulement
pour objet d'organiser une défense en profondeur en cas d'invasion, mais
aussi (et probablement surtout) d'assurer la « cohésion de la population ».
Dans quel cas ? Bernard Rémy répond, citant Michel Debré, qu'il s'agit de
« prévenir tout événement du type Mai 1968 » (9). L'état de défense est une
conception très large...

La « démoralisation »
Enfin, l'ordonnance du 4 juin 1960, elle aussi texte arbitraire de l'Exécutif
jamais soumis au Parlement, crée la notion nouvelle et ahurissante de
« démoralisation d e l'armée en t e m p s d e p a i x », punie de 5 à 10 ans de
détention. Ce texte de c i r c o n s t a n c e , édicté en application de la loi du 4
février 1960 sur le maintien de l'ordre et la pacification en Algérie, fournit à
la classe dirigeante un moyen d e v e n u p e r m a n e n t de répression contre toute
contestation de ses intentions ou de son appareil dans le domaine militaire,
et la création par la loi du 15 janvier 1963 (visant l'O.A.S.) d'une juridiction
d'exception encore plus arbitraire que les tribunaux militaires eux-mêmes,
alourdit encore les possibilités répressives, comme les jeunes militaires et
civils actuellement poursuivis en font l'expérience. Il s'agit là, sous prétexte
de « défendre la société libérale » d'un tournant vers une société fascisante :
c'est le général Gardon, ancien magistrat militaire qui l'écrit dans la G a z e t te
d u Palais du 4 août 1973 : « . . . l a réforme d u 4 j u i n 1 9 6 0 ne l a i s s e p a s d ' a p paraître
très inquiétante tant son c o n t e n u se s i t u e d a v a n t a g e d a n s u n système
d e style f a s c i s t e que d e style libéral... »
Le fascisme, ultime organisation défensive d'une classe dirigeante qui
craint, à juste titre ou non, de ne plus pouvoir maintenir son pouvoir par les

(7) R e v u e Défense Nationale, J u i l l e t 1 9 7 3 .
(8) Ibidem, août 1 9 7 3
(9) B e r n a r d Rémy, op. cit.

méthodes habituelles de la démocratie parlementaire, voire présidenteille,
peut avoir d'innombrables visages, différents les uns des autres, et doit être
conçu comme un phénomène général si on veut le reconnaître sous ses nouvelles
formes. Le mot même, recouvert des images du passé, induit souvent
en erreur. C'est au phénomène profond qu'il faut prendre garde...
J'ai décrit ici tout un ensemble d'aspects du nouveau militarisme dans
notre pays ; cette analyse n'est, je le répète, pas entièrement faite par les
personnes qui s'interrogent ni même par les jeunes qui mettent l'armée
actuelle en question. Mais l'incertitude et l'inquiétude sont assez profondes
et généralisées pour expliquer ce qu'on appelle, avec euphémisme, un « malaise
». Notons que la législation répressive et la mise au point de l'appareil
de répression ne sont pas postérieures aux incidents qui se produisent depuis
quelques années à peine, mais b i e n antérieures. Elles ne sont pas des réponses
à une crise ; elles ont contribué à la produire, en multipliant la suspicion
dans le pays et les brimades dans l'armée, en isolant le pouvoir de tout
contact avec les réalités populaires, en l'orientant vers la répression au lieu
de la compréhension.
Il n'est pas surprenant que, devant une situation aussi générale et des
maux aussi profonds, un nombre de plus en plus élevé de jeunes appelés ait
réagi par des attitudes de contestation, soit qu'ils aient refusé le service militaire,
et aient choisi l'objection de conscience « légale », cette voie ridiculement
étroite et de surcroît légalement cachée... soit qu'ils aient refusé tout
compromis et choisi l'insoumission ou la désertion qui mènent à la prison ou
à l'émigration, soit qu'ils aient décidé de militer, dans l'armée et devant
l'opinion, contre les abus qu'ils constataient chaque jour et pour la transformation,
au minimum, des relations intérieures au sein de l'armée : appel des
Cent, affaire Rémy, manifestations de Draguignan, Nancy, Verdun, Karlsruhe,
Comités de soldats et revendication du syndicalisme dans l'armée, etc.

Le vrai « risque » syndical
Le Pouvoir, et la classe sociale qu'il sert, peuvent faire semblant d'ignorer
les réalités de cette crise, l'imputer à un « complot international », mettre
en oeuvre une répression impitoyable, en un mot chercher à casser le baromètre
plutôt que lire ses indications, tout comme les hommes de L’ E s t a b l i s h m
e n t , au XIXe siècle et au début du XXe , refusaient d'admettre les revendications
du syndicalisme ouvrier. Mais la colère des ministres, la lourdeur de
la répression, l'incapacité du Pouvoir à accorder des concessions allant dans
le sens d'une certaine démocratisation de l'armée (dont la très bourgeoise
République Fédérale Allemande pourrait lui fournir l'exemple) - montrent
que nos dirigeants sont peut-être encore plus conscients de l'enjeu que les
jeunes soldats eux-mêmes, et à coup sûr que les forces de la gauche « officielle
».
Un syndicat de soldats, en effet, comme celui qui existe en Hollande,
n'a, en temps normal, tout comme les syndicats ouvriers, pas d'objet proprement
politique, mais essentiellement un objet social : la défense des
conditions de vie. Mais il y a des moments dans l'histoire où les syndicats
peuvent jouer un rôle essentiel pour empêcher un coup militaro-fasciste au
service de la classe dirigeante. La grève générale reste, à ces moments, l'arme
majeure des syndicats ouvriers. Mais aujourd'hui, elle risquerait de ne
pas, à elle seule, pouvoir faire face au péril, à cause de tous les dispositifs
mis au point depuis l'ordonnance de 1959. Au contraire, la neutralisation de
tout rôle putschiste de l'armée par les syndicats de soldats multiplierait la
puissance du monde du travail devant le putsch.
Un excellent exemple en a été donné par les comités de soldats, officiers
et sous-officiers qui ont, à l'appel de De Gaulle, coupé les bras de la conspiration
des généraux en Algérie en 1961. En 1958, l'existence de tels organismes
aurait empêché une partie de l'armée de menacer la République, et De
Gaulle déjouer les Ponce-Pilate et de neutraliser l'autre partie. En 1968, des
syndicats de soldats auraient réduit à néant le chantage gaullien : des comités
de soldats s'étaient d'ailleurs créés spontanément, notamment en Alsace,
à Mutzig, mais leur existence généralisée et n o r m a l e aurait eu un effet politique
décisif sur toute l'opinion et sur De Gaulle lui-même.
Il est évident que Giscard, Chirac, Poniatowski, Bourges et Bigeard,
pour ne citer qu'eux, ont médité ces leçons de l'histoire - et refusent absolument
de laisser se mettre en place une organisation nécessairement
pacifique et relativement « conservatrice » à cause de son caractère large -
(comme les syndicats ouvriers eux-mêmes) - mais qui, au moment précis où
les dirigeants du capitalisme français estimeraient l'intervention de l'armée
indispensable - (par exemple pour empêcher l'arrivée légale au pouvoir de
la gauche, quelques troubles ayant été savamment suscités par des agents
du gouvernement pour créer une situation de crise) - rendrait rigoureusement
impossible le « coup d'Etat par en-haut ».

Au centre de la lutte sociale
Si l'on admet que tout ce qui précède est à peu près juste, alors la crise
de l'armée dépasse de beaucoup la querelle sur le climat intérieur des casernes,
auquel on la ramène quelquefois. La question militaire est, me semble-til,
le noeud de la lutte de classes dans notre pays. Non pas que le problème de
la structure de l'armée soit plus important en soi que beaucoup d'autres qui
préoccupent les travailleurs. Mais c'est vraissemblablement du succès ou de
l'échec de l'effort de démocratisation de l'armée que dépendra, en fin de
compte, la victoire ou l'échec des forces populaires dans un affrontement
final, dont il est peu probable que la classe dirigeante le laisse se dérouler
démocratiquement et pacifiquement. Dès lors, il est également peu probable
que l'actuel conflit sur la structure de l'armée se résolve rapidement et aisément.
Toute concession réelle dans le sens de la démocratisation détruirait
la valeur de l'armée comme outil de répression. L'apaisement temporaire est
possible, mais bien douteux, car trente ans d'expérience dans d'autres
domaines montrent que des dirigeants sans imagination ni perspectives
compteront, comme toujours, sur l'intimidation et la répression - qui ne
résoudront rien, et n'apporteront même pas au Pouvoir un répit appréciable.
Une des grandes faiblesses de la gauche française dans ce domaine,
c'est qu'elle s'est laissée conditionner, dans un sens ou dans un autre, par
l'attitude de l'adversaire. Le gros de la gauche « responsable » s'est laissée
imprégner, bon gré mal gré, par ce que j'ai appelé le « militarisme
ambiant » ; inversement, les éléments révolutionnaires ont rejeté ce climat
général avec exaspération, jusqu'à refuser souvent de reconnaître qu'il
imposait des conditions à tout processus de changement. Ainsi, il est impos114
La France et son armée
sible d'éluder le problème de la défense nationale. Il est vrai qu'une agression
venue de l'extérieur - par exemple de l'Est - est moins vraisemblable
qu'elle ne l'a jamais été, ne serait-ce que parce que « l'équilibre de la terreur
» est une réalité (instable, mais peut-être durable) et qu'aucune grande
puissance ne se soucie de le bouleverser gravement. C'est d'ailleurs à cause
du « Yalta tacite », conséquence de cet équilibre, que les armées de l'Ouest
comme celles de l'Est peuvent se tourner de plus en plus, à Paris comme à
Prague, vers le maintien de l'ordre existant et la chasse à l'ennemi intérieur.
Mais rien ne garantit la permanence de cette situation, et nous sommes
obligés d'envisager le « cas-limite » de la rupture, même si elle ne se produit
pas dans un avenir prévisible - parce que c'est en fonction de ce cas-limite
que le peuple acceptera, ou non, le système militaire qu'on lui propose ou
qu'on lui impose, avec toutes ses conséquences. Un système de défense doit
donc exister. Mais un tel système, choisi par la gauche, n'a aucune concession
à faire au militarisme de l'autre camp : ainsi, se rallier au maintien
d'une force de frappe atomique, se persuader qu'elle peut être utile, avec
des raisonnements aussi spécieux que ceux de ses partisans de droite, et cela
essentiellement parce qu'on espère se laver ainsi de l'accusation d'antimilitarisme,
et séduire des officiers nationalistes et anti-atlantiques, constitue
une lourde erreur. D'une part, en effet, on fortifie la position gouvernementale
en consolidant ses arguments - d'autre part, on perd l'occasion de rassembler
les éléments vraiment modernes épars dans le corps des officiers,
qui connaissent l'inanité de la stratégie atomique française et cherchent
d'autres solutions. Et bien entendu, on déçoit toute la jeunesse...
Sur un autre plan, ne pas soutenir, ou soutenir avec réticence, le mouvement
actuel de démocratisation de l'armée, sous prétexte que l'on risque de
troubler le corps électoral, et d'irriter les officiers et sous-officiers républicains
sur lesquels il faudra compter demain, est aussi une tactique d'autruche.
Le corps électoral n'est pas contre l'armée, mais n'est pas hostile à sa
démocratisation : il suffit d'ouvrir sérieusement le débat devant lui. Si des
cadres républicains (mais aussi autoritaires) craignent les syndicats de soldats,
il faut aussi ouvrir le débat avec eux. Ces syndicats peuvent les aider
dès aujourd'hui, et leur être indispensables un jour, si la classe dirigeante
engage l'épreuve de force. Si certaines attitudes outrées les choquent, c'est
justement que l'absence de la « gauche responsable » dans cette bataille a
déséquilibré le mouvement. Tout cela peut être discuté et amélioré, à
condition de ne pas se laisser intimider par le Pouvoir, à condition de ne pas
se cramponner, comme la droite, au vieil ordre militaire.
cohésion, liberté, indépendance
En vérité, la crise militaire actuelle oblige la gauche à ouvrir un débat
général et à faire preuve d'imagination. Le plus tôt sera le mieux, et si les
idées avancées ici peuvent apporter quelque contribution, tant mieux. L'essentiel
me paraît être ceci : il n'y a pas, à l'heure actuelle, pour une puissance
moyenne comme la France, placée dans une région sensible comme l'Europe,
d'autre défense que populaire. La défense dépend, comme dirati
Michel Debré, de la « cohésion du peuple », du fait qu'il constitue un tout
indissoluble, rebelle à l'autorité étrangère, et qu'on ne matera pas avant
d'en avoir écrasé toutes les parties. Mais cette « cohésion » ne peut être obte-
nue par un artifice policier du genre D.O.T. ; la surveillance et l'encadrement
ne font pas l'unité.
L'unité ne peut résulter que d'un fort sentiment populaire de liberté,
d'égalité et d'indépendance. Il faut que le peuple ne se sente dominé et
exploité par aucune classe ou caste. Il faut qu'il se reconnaisse dans son
gouvernement. Il faut qu'il ait le sentiment que ses délégués décident eux mêmes
de son destin, et que celui-ci n'est pas déterminé par le jeu compliqué
d'une lointaine alliance et par les décisions d'hommes sur lesquels il n'a
aucun pouvoir. Autant dire que cette « cohésion » postule d'une part un régime
de nature socialiste, ou au moins une véritable démocratie tendant vers
le socialisme, d'autre part une politique extérieure indépendante. De ce
point de vue, il faut noter que les seuls pays dont les experts militaires
considèrent qu'ils ont, eu égard à leur chiffre de population, une forte capacité-
défensive, tout en n'ayant aucun armement nucléaire, sont des pays
neutres ou non alignés comme la Suède, la Suisse, la Yougoslavie. Ces peuples
savent ou croient savoir pour qui et pour quoi ils pourraient être appelés
à se battre. Alors que, au sein de la coalition atlantique ou du bloc soviétique,
les plus grandes tensions intérieures risquent de se développer en cas
de guerre.

Lutte certaine, contagion risquée
Autre idée : un pays ou un groupe de pays qui refuserait de se lier à l'un
des grands blocs militaires, ne serait pas, pour autant, « isolé ». Toute grande
puissance, si agressives que soients ses intentions, voudra aujourd'hui
limiter le plus possible les conflits où elle se trouvera engagée et ne pas les
laisser aller jusqu'au suicide atomique général. Ce qui importe pour un pays
d'importance moyenne, c'est que son occupation par l'ennemi ne puisse
jamais être facile et rapide, que ce soit une tâche longue et ardue : en ce cas,
l'agresseur n e p o u r r a p a s être c e r t a i n que cette difficile conquête ne provoquera
pas une généralisation de la guerre, et une escalade nucléaire générale.
Il n'est pas nécessaire que cet enchaînement soit c e r t a i n , il suffit qu'il soit
p o s s i b l e . En ce cas, si ces perspectives sont claires avant l ' i n v a s i o n , elles
constitueront le plus puissant moyen de dissuasion. C'est une c e r t i t u d e de
cet ordre, sur l'opiniâtreté de la défense yougoslave et une i n c e r t i t u d e correspondante,
sur la contagion et l'extension du conflit, en dépit de l'absence
de pacte et d'alliance, qui ont « dissuadé » Staline d'attaquer la Yougoslavie
entre 1948 et 1953, malgré la catastrophe que le schisme titiste constituait
pour le système stalinien, et malgré l'écrasante supériorité en effectifs et en
matériel dont disposait l'armée soviétique. Cet argument de Bevan sur l'inutilité
des pactes du type « atlantique », à l'époque de la prudence nucléaire,
est valable de façon permanente.
A partir de ces considérations, on peut définir quelques conditions techniques
auxquelles devrait répondre le type de « défense populaire » dont je
parle. Remarquons d'abord qu'il faut prendre la situation comme elle est
aujourd'hui, et non pas raisonner en fonction de la défense collective d'une
« Europe » intégrée qui pourrait être, pense-t-on, socialiste. A l'heure actuelle
et vraisemblablement pour de longues années, toute Europe de type
supranational ne serait ni socialiste, ni indépendante ; le capitalisme y
aurait un poids écrasant, le centre économique et militaire en serait une
Allemagne occidentale fonctionnant comme relais sous-impérialiste des
Etats-Unis (avec ou sans gouvernement social-démocrate à Bonn) et la « défense
européenne » ne serait qu'un cas particulier de la défense atlantique,
engageant le peuple français au service de causes qui ne sont pas nécessairement
les siennes, l'exposant aux conséquences d'initiatives sur lesquelles
il aurait peu d'influence, et ne lui assurant même pas les possibilités d'autonomie
et de sécession éventuelle que lui laisse encore le modèle classique
d'alliance que représente l'O.T.A.N. aujourd'hui.
Un homme de gauche sérieux et honnête doit repousser l'idée d'une
« défense européenne «jusqu'au moment où de véritables démocraties socialistes
auraient été établies dans une majorité des pays de l'Europe en question,
et cela d'autant plus qu'accepter une telle organisation dès maintenant,
sous des prétexte extérieurs, serait rendre inévitable l'intervention de « l'armée
européenne » au service de l'ordre établi chaque fois qu'il y aurait danger'de
percée vers le socialisme dans un pays d'Europe déterminé. Le jour
par contre où une pareille Europe socialiste sera réalisable, il sera toujours
temps de voir s'il faut passer d'une défense des puissances moyennes à une
défense de grande puissance.

Une vraie défense en profondeur
J'en viens précisément à cette défense populaire d'une puissance
moyenne. Comme son adversaire réellement dangereux risque d'être une
grande puissance nucléaire ou une autre puissance moyenne appuyée par
une telle grande puissance, ce qui revient au même, l'objectif ne peut être la
« victoire », mais, je le répète, la prolongation du conflit. Deux objectifs doivent
donc être visés : à la fois retarder si possible la percée des frontières,
mais aussi et surtout, organiser une défense en profondeur qui ne puisse en
aucun cas être désorganisée par l'occupation d'une partie, et même d'une
grande partie du territoire. Ces principes n'ont rien d'extraordinaire et sont
d'ailleurs théoriquement à la base de la stratégie française actuelle, mais les
conséquences n'ent sont pas et ne peuvent en être tirées par la classe dirigeante,
ses gouvernements et ses chefs militaires, d'une part à cause du
recours illusoire à la force de frappe et à la stratégie de la « miniterreur »,
d'autre part à cause de la nature de classe du régime, des liaisons internationales,
et des conceptions autoritaires et policières qui en'sont la
conséquence.
Le premier objectif demande une couverture militaire classique, au
sujet de laquelle il n'y a pas grand'chose de nouveau à dire, sinon ceci : d'un
côté un effort de recherche sérieux doit être accompli à partir du moment où
l'alibi atomique est abandonné, et de l'autre, ce premier objectif ne devra
pas prendre une importance disproportionnée, puisqu'on sait d'avance que,
vu l'inégalité des'forces, il ne peut s'agir que de retarder l'ennemi. Le deuxième
objectif est l'essentiel. C'est de la recherche méthodique des moyens
d'y parvenir et de la mise en application persévérante des conclusions de
cette recherche que dépend l'efficacité de la défense en profondeur, et le
caractère inquiétant et « dissuasif » qu'elle peut avoir pour un adversaire
éventuel. Ici, la première condition est bien entendu non pas de nature miliLa
taire mais politique ; j'en ai déjà évoqué plus haut les termes généraux ; les
conséquences doivent en être tirées jusqu'au dernier échelon. -
Ce qui veut dire qu'il doit y avoir une homogénéité complète entre le
genre de société qu'il s'agit de défendre et le genre de défense à mettre en
oeuvre. Contrairement à la droite, qui fait reposer tout son système sur l'obligation,
l'autorité et la discipline, la gauche doit proposer une défense fondée
sur la compréhension, l'engagement personnel et le volontariat. Il ne peut
s'agir d'un volontariat absolu, bien"sûr, pour des raisons d'organisation, de
préparation et de formation ; mais la notion d ' o b j e c t i o n d e c o n s c i e n c e doit
être si largement et si libéralement étendue que toute personne puisse aussi
bien refuser de participer à la lutte que choisir son mode d'engagement.
L'expérience des pays où l'objection de conscience est vraiment respectée
montre que l'abstention, vis-à-vis du modèle « normal » proposé à la population
reste très minoritaire, et que par contre la qualité de l'engagement de la
majorité en est très améliorée.

Les limites de la défense « non violente »
Certains veulent aller plus loin et proposer comme modèle général pour
toute la nation une « défense populaire non violente ». Leurs intentions sont
respectables, leurs arguments ne sont pas sans valeur, mais il me semble
que cette idée se heurte à plusieurs faits dont trois m'apparaissent fondamentaux
: le premier, c'est que le caractère dissuasif d'une telle défense
paraît très problématique. S'il n'y a ni bataille aux frontières, ni perspective
d,'une lutte militaire durable, l'agresseur putatif imaginera difficilement
qu'il sera confronté à d'énormes difficultés dans le pays, même si tel doit
être effectivement le cas. A supposer que la « résistance non militaire » des
populations tchèques et slovaques en 1968 ait été bien mieux préparée qu'elle
ne le fut, et qu'elle se soit poursuivie bien plus longtemps que ce ne fut le
cas - il est douteux qu'une telle perspective ait arrêté l'entrée des chars
soviétiques. Et il est par contre probable qu'ils seraient entrés en Yougoslavie
après 1948 si une défense de ce type, si élaborée fût-elle, avait été le seul
obstacle prévu par les dirigeants yougoslaves.
Le second fait, c'est que ce type d'engagement suppose une force d'âme
bien plus grande et une préparation morale bien plus complexe que l'engagement
militaire. S'opposer sans arme et sans aucun moyen de riposte offensif
à une troupe décidée à tuer demande un héroïsme extrême, ou une
inconscience totale. Le premier est rare dans le monde entier, la seconde
n'est pas commune dans un vieux pays développé comme le nôtre. L'argument
parfois avancé par les partisans de ce système, selon lequel les risques
seront moins grands si une population sans arme n'amorce pas elle-même la
dialectique du meurtre, ne peut tenir que s'il y a une sorte de « règle du jeu »
respectée par l'adversaire. S'agissant par hypothèse de vastes affrontements
mettant enjeu, dans un sens ou dans l'autre, le maintien d'un système
social, du capitalisme ou du socialisme, dans une région du monde,
s'agissant de grandes puissances dont aucune n'a jamais fait preuve d'excessives
précautions humanitaires dans ce genre de conflit, on peut penser
qu'il s'agit surtout d'un voeu pieux, ou bien le sabotage non violent de l'occupation
ennemie sera inefficace, et alors quelle est son utilité ? Ou il sera effi118
La France et son armée
cace, et alors on traitera ces saboteurs comme on traite le franc-tireur pris
les armes à la main.
Le dernier fait enfin, c'est que, en admettant que les méthodes de la
« défense populaire non violente » puissent présenter une certaine efficacité,
elles ne sont pas les seules, et il n'y a pas de raison absolue de les privilégier
par rapport aux autres méthodes - sinon en vertu d'une théorie du « mauvais
Karma », c'est-à-dire de la pérennité néfaste des actes de mort et de
leurs conséquences, qui est rarement invoquée par les défenseures modernes
et occidentaux de cette thèse. Et on peut dire par contre que l'exemple
des résistances européennes tend à prouver que l'usage p r a g m a t i q u e et non
exclusif des procédés de résistance non militaire, comme le sabotage industriel
sous toutes ses formes, la non-coopération, la propagande auprès de la
population amie et des troupes ennemies ne peut être que grandement facilité,
au moins en l'état actuel des esprits, par l'expérience d'une résistance
armée.
Toutefois, corollairement, il serait de la plus haute importance de réfléchir
d'avance et de préparer systématiquement des méthodes et un appareil
de résistance non militaire de ce type, d'abord parce que cela offrirait une
possibilité effective de participation à la lutte à la minorité qui, en conscience,
refuse le combat militaire, et d'autre part, parce que ces procédés peuvent
être, en pratique, les seuls qui restent à la disposition d'une partie de la
population (quelles que soient ses préférences), à certaines époques et dans
certaines régions.
la défense populaire armée
Venons-en à la résistance militaire en profondeur. Elle suppose,
répétons-le, une conception politique et idéologique ; on pourrait dire, sans
théoriser à l'extrême, qu'elle doit être dans une large mesure « autogestionnaire
». Les notions de front continu, de commandement centralisé, de discipline,
passent au second plan. L'esprit d'initiative, l'indifférence à l'isolement
et à l'encerclement doivent être au premier plan. Il y a des exemples
classiques, non seulement au cours des guerres de guérilla, mais au cours de
conflits de forme traditionnelle. La bataille acharnée de certaines unités
allemandes dans les « poches de l'Atlantique » est un cas auquel on pense
rarement, parce que l'on ne voit que l'aspect discipliné et totalitaire de l'armée
allemande, et non le développement important de l'esprit d'initiative
des individus et des petits groupes qui était lié .à la généralisation du « Fùhrerprinzip
».
Dans les conditions d'une démocratie socialiste, cela suppose la transformation
radicale de l'esprit des casernes et des relations entre les cadres
et la troupe, une formation politique sérieuse de tous les citoyens, la lutte
contre l'inertie et l'esprit d'obéissance aveugle, le développement maximum
de l'esprit d'initiative : il suffit d'écrire ces mots pour décrire une véritable
révolution militaire dans notre pays. Il faut aussi, naturellement, que ces
transformations morales soient accompagnées d'une modification profonde
des formules de mobilisation et d'encadrement. L'unité de vie et de travail
doit devenir, dans de nombreux cas, le centre de regroupement et d'armement
; le principe suisse de l'armée de milice avec une partie appréciable de
l'armement entre les mains du citoyen, doit être sérieusement envisagé.
L'objection selon laquelle il serait trop dangereux d'armer des citoyens qui
n'ont pas l'esprit civique des Helvètes, doit être repris à l'envers : c'est dans
une large mesure parce que l'on fait confiance au citoyen suisse qu'il a l'esprit
civique tant vanté, et c'est aussi parce que tous les citoyens ou presque
sont armés, qu'il est rigoureusement impossible à une minorité politique de
s'emparer du pouvoir. Le réflexe policier de méfiance, hérité d'une longue
tradition française, va, ici comme ailleurs, à rencontre de ses objectifs
déclarés.
Quoi qu'il en soit, le principe de l'armement individuel à domicile n'est
pas ici l'essentiel. Ce qui l'est, c'est la décentralisation de la défense, et l'extrême
multiplication de ses formes possibles. Le problème de l'armement est
naturellement posé. Il y a quelques années, on aurait pu me répondre « que
voulez-vous que ces unités restreintes et mobiles fassent contre des tanks et
des avions ? ». Or, ce problème a été radicalement modifié par l'apparition
des nouvelles armes individuelles. Aujourd'hui, un combattant isolé ou un
petit groupe sachant se servir de l'armement ultra-moderne de type personnel
ou de type collectif léger, canons sans recul, fusées anti-tanks individuelles
à guidage thermique, etc. peut, avec une probabilité considérable, détruire
un engin blindé énorme et coûteux (ou un avion encore plus coûteux s'il se
hasarde à voler plus ou moins bas). Et l'armement anti-aérien guidé contre
les appareils volant en altitude est lui-même accessible à une armée de guérilla
: on l'a vu au Vietnam. Les progrès dans ce domaine ne sont pas près de
s'arrêter, et beaucoup d'experts considèrent que, comme il est arrivé au
cours de l'histoire, la technique a de nouveau donné la r e v a n c h e au f a n t a s s
i n .

Une pensée à changer
On pourrait continuer encore longtemps sur ce thème, mais j'ai voulu
seulement indiquer une ligne de pensée. Je souligne qu'il ne s'agit pas là
d'utopies d'intellectuels incompétents : nombre de ces vues sur la nature de
l'armement et de la stratégie sont partagées par des militaires de carrière,
dont il n'est nullement certain qu'ils soient « de gauche », tant il est vrai que,
dans ce domaine comme dans d'autres, les options politiques justes peuvents
s'accompagner d'une technicité retardataire et de conformisme dans le
domaine professionnel. Je pense, je le répète, que les idées brièvement suggérées
ici, ont l'avantage d'ouvrir une perspective, qui est cohérente avec le
genre de société que la gauche entend promouvoir. A ce seul titre déjà elles
méritent examen, non pas pour satisfaire à un goût cartésien de l'homogénéité
intellectuelle, mais parce que cette homogénéité peut renforcer de
diverses manières les facteurs accroissant la « cohésion du peuple », sa
volonté et sa capacité de résister longuement à un adversaire.
Si on leur reconnaissait une certaine valeur, il est évident que cela supposerait
un bouleversement total, non seulement des conceptions diplomatiques
et de la stratégie, de la préparation morale et matérielle des soldats et
de la structure de l'armement, mais aussi, par exemple, des recherches et
des expériences en matière d'armement. Ainsi, les grandes puissances
nucléaires qui disposent pourtant d'autres possibilités stratégiques, ont fait,
dans le domaine des armes individuelles et légères, de beaucoup plus grands
efforts que l'armée française, où le centre de gravité de la recherche, de la
mise au point et de la fabrication industrielle a été placé sur les avions de
guerre, les blindés, les vecteurs lourds ou demi-lourds, sans parler des
engins atomiques et des sous-marins nucléaires... dont il est probable qu'en
cas de conflit réel en Europe, les uns ne seraient jamais utilisés par les forces
armées françaises, et les autres ne le seraient peut-être que pendant très peu
de temps.
Dernière remarque : les idées exposées ici n'ont ni la prétention de proposer
une parade certaine à tout conflit, ni une dissuasion certaine d'un
adversaire éventuel. Mais aucun système ne peut sérieusement le promettre.
En particulier, si un conflit, quel qu'il soit, se déclenchait dans une
région sensible du monde, si les armes atomiques y étaient utilisées, que ce
soit par calcul délibéré, par erreur ou par accident, si, comme le pensent
beaucoup d'experts étrangers (à l'inverse des spécialistes complaisants
dévoués au gouvernement français), l'escalade devenait alors inévitable des
armes « tactiques » aux armes « stratégiques », si, toujours contrairement
aux espoirs des mêmes personnages, l'enchaînement devenait alors total et
une guerre d'anéantissement s'engageait entre les deux blocs, toute espèce
de « défense nationale », classique ou moderne, centralisée ou décentralisée
perdrait son sens.
Mais aussi bien, il est inutile de se placer dans cette hypothèse où il n'y
aurait rigoureusement rien à faire, si ce n'est espérer que, comme dans le
rêve futuriste d'Aldous Huxley, une Australie quelconque fût relativement
épargnée par l'empoisonnement mortel du nord et du centre de la planète.
Ce qu'il faut, c'est essayer d'éviter à tout prix que s'enclenche jamais ce
genre d'engrenage. Or, le maintien de la paix mondiale ne sera pas le résultat
de souhaits pieux, ou de discours pacifiques associés à la résignation
devant le jeu des grandes puissances, mais des efforts acharnés de la diplomatie
et de la propagande des nations indépendantes de ce jeu. Ce qui suppose,
en premier Heu, en ce qui nous concerne, un changement radical des
façons de penser de ceux qui occupent ou occuperont le pouvoir, et cela
notamment dans le domaine militaire.

Claude Bourdet