03 juillet 2013

"L'ultime et fuyante essence de la démocratie". Pierre Teilhard de Chardin



L'ESSENCE DE L'IDÉE
DE DÉMOCRATIE
APPROCHE BIOLOGIQUE DU PROBLÈME 

L’IDÉE DE DÉMOCRATIE n'est pas un de ces concepts abstraits
que nous puissions espérer préciser — comme
 i l arrive par exemple en géométrie — par simple
ratiocination. Pareille à d'autres notions (Évolution, Progrès,
Féminisme, etc.) dont ont vécu tant d'idéologies modernes,
elle n'a été à ses origines, et elle n'est encore pour une
large part, que l'expression approchée d'une aspiration profonde,
mais confuse, qui cherche à venir au jour et à se formuler.
— De ce chef, le problème de son élucidation relève
autant (sinon plus) de la psychologie que de la logique. Toute
notre vie, à chacun de nous, ne se passe-t-elle pas, à travers
une série de gestes souvent contradictoires en apparence, à
essayer de nous déchiffrer? — Or, afin de se déchiffrer, ne
faut-il pas connaître d'abord sa nature, son histoire, son tempérament?
Voyons si, par hasard, la montée moderne, et, par suite,
l'essence secrète de l'idée de Démocratie ne deviendraient pas
plus compréhensibles si, laissant provisoirement de côté les
faces politiques et juridiques du problème, nous essayions
d'aborder le sujet en partant de la Biologie?
L a question posée était : « Qu'est-ce que la Démocratie? »
Ne serait-il pas plus exact et plus fructueux, modifiant légèrement
les termes, de nous demander : « Qu'est-ce au juste
qui se cache derrière l'idée de Démocratie? »

I. ÉTAT ÉVOLUTIF PRÉSENT DE L'HUMANITÉ
Pratiquement, tous ceux (ethnographes, politiciens, économistes...)
qui font profession d'étudier et de construire la
Société travaillent comme si l'Homme social était entre leurs
mains une cire vierge qu'ils peuvent pétrir à volonté : ceci
sans se douter, apparemment, que la substance vivante qu'ils
manient est au contraire, de par sa formation même, marquée
de certaines lignes de croissance étroitement définies, —
lignes assez souples pour se laisser utiliser par les architectes
de l a Terre nouvelle, mais assez fortes aussi pour faire sauter
tout essai d'arrangement qui ne les respecterait pas.
Ceci posé, parmi les diverses propriétés structurelles inhérentes
à l'étoffe humaine, la plus fondamentale (ou, pour
mieux dire celle dont dérivent toutes les autres) est certainement
pour l'Humanité de se trouver — par double effet de
compression planétaire et compénétration psychique — en
cours d'irrésistible unification et organisation sur elle-même.
Ceci toutefois sous la réserve suivante (absolument essentielle)
que, pour être viable et stable, l'unification obtenue
doit avoir pour résultat non d'étouffer, mais d'exalter l'originalité
incommunicable de chaque élément du système unifié :
chose possible, ainsi que le prouvent, à échelle réduite, tous
les cas d'équipes ou associations bien réussies. E n fait, pour
un observateur averti, i l apparaît complètement évident qu'on
empêcherait plutôt la Terre de tourner que l'Humanité de se
mouvoir, laborieusement mais irrésistiblement, d'un double
mouvement conjugué, vers une personnalisante totalisation.
— Cette situation évolutive (rattachable à un mouvement
d' « enroulement » beaucoup plus général encore, c'est-à dire
d'ampleur cosmique) a pu rester inaperçue aussi longtemps
que la socialisation humaine en est restée à sa phase
d’expansion (occupation ubiquiste de la Terre). Mais
devient de plus en plus reconnaissable à mesure que se
dessine mieux autour de nous la deuxième phase — où nous
venons tout juste d'entrer — d'une socialisation de compression.
Et c'est elle, si je ne me trompe, qui, dans la mesure où elle
commence à pénétrer notre conscience, remue au fond de
nos âmes le monde trouble des aspirations dites « démocra-
tiques ».
D. DEFINITION ET INTERPRETATION BIOLOGIQUES
DE L'ESPRIT DE DÉMOCRATIE
Admettons en effet que 1' « emballement » moderne, si
étrangement contagieux, pour l'idéal « démocratique » ne
soit pas autre chose que le sentiment, doublé d'attrait, pris
par l'Homme, du mouvement qui, par organisation collective
du groupe zoologique auquel i l appartient, le fait dériver
vers certains états nouveaux de super-personnalisation, — ou,
ce qui revient au même, de super-réflexion. Identifions,
autrement dit, « esprit de Démocratie » avec « sens évolutif »
ou « sens de l'Espèce » (ce dernier signifiant, dans le cas de
l'Homme, non plus seulement tendance à la permanence
par propagation, mais volonté de croissance par arrangement,
de l'espèce sur elle-même). — II n'en faut pas davantage,
me semble-t-il, pour voir se préciser une foule de points
demeurés obscurs, et se résoudre sans effort (au moins en
théorie) certaines inquiétantes antinomies.
Montrons-le d'abord à propos des trois attributs légendaires
(Liberté, Égalité, Fraternité) indissolublement associés dans
notre esprit à l'idée de tout gouvernement du peuple par le
peuple; — et ensuite dans le cas du conflit, plus vif que jamais,
qui ne cesse d'opposer entre elles les deux formes, libérale et
socialiste, de Démocratie.

      a)      Liberté, Égalité, Fraternité.
En 1789, ce slogan fameux a galvanisé l'Occident. Tant
s'en faut cependant, les faits l'ont prouvé, que son contenu
fût clair à l'esprit de ceux que son feu allumait. Liberté :
pour tout faire? Égalité : sur tous les points? Fraternité : basée
sur quels liens communs?... Aujourd'hui encore, ces trois mots
magiques sont beaucoup plus sentis que compris. Or leur attirance,
certaine, mais vague, ne prend-elle pas figure mieux
définie aussitôt qu'on se place au point de vue biologique
que je viens de suggérer?
Liberté : c'est-à-dire chance offerte à chaque homme (par
suppression des obstacles et mise en main des moyens appropriés)
de se « trans-humaniser », en allant j u s q u ' a u bout de l u i -
même.
Égalité : c'est-à-dire droit, pour chaque homme, de p a r t i ciper,
suivant ses qualités et ses forces, à l'effort commun de
promouvoir, l ' un par l'autre, l'avenir de l'individu et celui
de l'espèce. — En vérité n'est-ce pas ce besoin et cette
exigence légitimes de participation à l'Affaire Humaine (c'est-à-
dire ce besoin éprouvé par chaque homme de vivre c0-
extensivement avec l'Humanité) qui, plus profond que
toute revendication matérielle, agite en ce moment certaines
classes et certaines races laissées jusqu'ici « en dehors
du jeu »?
Fraternité : c'est-à-dire, d'homme à homme, sens d'une
interliaison organique fondée, non pas seulement sur notre
coexistence plus ou moins accidentelle à la surface de la Terre,
ou même sur quelque descendance commune, — mais sur
le fait de représenter, tous ensemble, le front extrême, la pointe
d'une onde évolutive encore en pleine course.
Liberté, Égalité, Fraternité, non plus indéterminées,
amorphes et inertes, — mais dirigées, orientées, dynamisées,
par apparition d'un mouvement de fond qui les sous-tend
et les supporte.
Grâce à cette mise en route, tout ne devient-il pas plus clair,
véritablement?

b) Démocratie libérale et Démocratie dirigée.
Le questionnaire de l’ U . N . E . S . C . O . mentionne en passant
le contraste dénoncé par de Tocqueville entre « démocratie »
et « socialisme ». Et, d'une manière plus générale, l'objet non
dissimulé de l'enquête tout entière est de chercher à résoudre,
au moins conceptuellement, la tension qui oppose en ce
moment, sur ce terrain même, l'Est et l'Ouest du Monde.
Eh bien, le si étrange et persistant clivage qui ne cesse de
faire ré-apparaître, au sein de tous les mouvements dits
• démocratiques », les deux notions opposées de libéralisme
et de dirigisme (c'est-à-dire d'individualisme et de totalitarisme)
ne s'explique-t-il pas tout seul si l 'on remarque que
ces deux formes en apparence contradictoires d'idéal social
correspondent simplement aux deux composantes naturelles
(personnalisation et totalisation) dont la conjugaison définit
biologiquement l'essence et les progrès de l'Anthropogénèse?
Ici centrage du système sur l'élément; là au contraire, sur
le groupe. Tantôt le premier, tantôt le second des deux vecteurs
qui se détache et qui l'emporte sur l'autre, au point de
vouloir tout absorber. U n pas à droite, u n pas à gauche...
en cela, aucune contradiction de fond, — mais seulement
décalage, dysharmonie, — ou même (pourquoi pas?) alternance
inévitable et nécessaire. Biologiquement, je le répète,
pas de Démocratie véritable sans combinaison balancée des
deux facteurs complémentaires s'exprimant, à l'état pur, l ' un
en régimes individualistes, l'autre en régimes autoritaires.
Mais un jour, tout justement, comment opérer, pratiquement,
pareille harmonisation?

III. LA TECHNIQUE DES DÉMOCRATIES
Comme de juste, une large part des questions posées par
l ' U . N . E . S . C . O . concerne l'examen et la critique des formes
actuellement existantes, ou des méthodes actuellement employées
en Démocratie. En cette matière, où je manque
entièrement de compétence, je me contenterai de faire (toujours
du point de vue biologique) les trois remarques que
voici :
a) Tout d'abord, en vertu même de ce qui précède, deux
conditions générales doivent être absolument respectées par tout
projet d'institution démocratique. L a première c'est de laisser
à l'individu un angle maximum d'orientation libre à l'intérieur
duquel développer son originalité (la seule condition
imposée théoriquement à cet angle étant de s'ouvrir en direction
des valeurs croissantes de réflexion et de conscience);
et l a seconde — compensatrice de l a première — c'est d'assurer
et de favoriser l'établissement des courants de convergence
(organisations collectives) au sein desquels seuls, en définitive,
en vertu des lois mêmes de l'Anthropogénèse, les initiatives
individuelles peuvent trouver leur achèvement et leur
consistance. Judicieux mélange de laisser-faire et de fermeté.
Problème de mesure, de tact, d '« art », pour l a solution duquel
on ne saurait donner de règles absolues, mais dont, en chaque
cas particulier, chaque peuple est parfaitement capable de se
tirer pour son propre compte, — pourvu qu'en lui l'instinct
de progrès et de « sur-humanisation » soit suffisamment développé.
b) En deuxième lieu, et par suite, c'est seulement à travers
de nombreux essais et tâtonnements que l'idéal démocratique
(comme la V i e elle-même) peut espérer réussir à se formuler,
et bien plus encore à se matérialiser. Malgré les conditions
compressives, unifiantes, auxquelles nous nous trouvons soumis,
l'Humanité est encore formée de pièces terriblement
hétérogènes, inégalement maturées, dont la « démocratisation
» ne peut s'opérer qu'à force d'imagination et de souplesse,
suivant des modalités variant avec chaque fraction du Monde
considérée.
c) Enfin, et pour conclure, c'est de l'entretien et de l'accroissement
dans la conscience humaine de ce que j ' a i appelé le
Sens de l'Espèce que dépend, en dernier ressort, l a réalisation
sur Terre d'un arrangement social vraiment démocratique.
— Seule en effet une puissante polarisation des volontés
individuelles, après avoir guidé chaque fragment d'Humanité
vers la découverte de sa forme particulière de liberté, peut
assurer la convergence et l'agencement de cette pluralité en
un seul système planétaire cohérent. — Et seule, surtout, elle
peut, dans l'assemblage ainsi constitué, faire régner l'atmosphère
de non-coercition, c'est-à-dire d'unanimité, en quoi finalement
consiste l'ultime et fuyante essence de la Démocratie. *

Pierre Teilhard de Chardin 
Oeuvres , Le Seuil, Tome 5, L'avenir de l'homme, pages 307 à315

* Inédit, Paris, 2 février 1949.
Pour l ' U . N . E . S . C . O , en réponse à une enquête.