L'humanisme, depuis la Renaissance, nous a habitués à considérer un homme comme "cultivé" lorsqu'il est habité par toutes les créations de l'humanité passée. La culture serait donc d'abord un bilan du travail et des actes créateurs de l'homme, de son savoir et de son pouvoir sur la nature, sur la société et sur lui-même.
Mais la culture n'a pas que ce caractère contemplatif. Elle ne se réduit pas à la connaissance et à la possession du passé. Elle a pris à notre époque, avec le marxisme surtout, une signification active. Elle n'est pas seulement de l'ordre du connaïtre mais de l'ordre du faire. Elle a acquis une dimension nouvelle, prospective, tournée vers l'avenir. L'ensemble des connaissances est un instrument d'action ou de combat pour construire un monde où chaque homme sera un homme, c'est-à-dire un créateur. L'humanisme jouisseur se dépasse en humanisme militant.
A l'égard de cette culture, la religion - et nous nous en tiendrons ici à la religion chrétienne - a adopté des attitudes très différentes, voire opposées.
Si la culture c'est la présence en l'homme de l'humanité, la religion, c'est la présence en l'homme de Dieu, c'est-à-dire d'abord la reconnaissance de l'insuffisance de l'humain. L'affirmation de la transcendance, c'est-à-dire l'affirmation que le sens de la vie de l'homme et de son histoire ne peut se limiter à son existence empirique, comporte deux interprétations différentes d'où découlent deux attitudes opposées à l'égard de la culture. Ou bien l'affirmation de la transcendance conduit à la négation de la valeur de la vie du corps et de la vie de l'intelligence, et nous avons affaire à un antihumanisme, condamnant dans son principe même la culture, appelant folie la sagesse des sages, et exigeant que l'on se détourne de ce monde perverti par le péché, et de la double concupiscence de la chair et de l'esprit, la culture étant alors vanité mondaine. Ou bien l'affirmation de la transcendance conduit non pas au refus des valeurs de la culture mais à leur intégration et à leur dépassement, comme le préconisait le cardinal Bellarmin dans sa Montée vers Dieu par l'échelle des créatures, ou, plus prés de nous, le Père Teilhard de Chardin.
Dans la première perspective l'opposition est radicale entre religion et culture. Dans la seconde qui, dans la dernière période, gagne du terrain, comme en témoigne aussi bien l'évolution de l'Eglise catholique avec Vatican II et l'audience croissante que rencontre l'oeuvre du Père Teilhard, que l'évolution, dans l'église protestante, d'un théologien comme Karl Barth passant de son Commentaire de l'Epitre aux Romains à son Humanité de Dieu, le dialogue est possible, l'affirmation de la transcendance apparaissant non plus comme une présence (opposée à celle du monde et extérieure à elle) mais comme une exigence intérieure au monde, son ferment de vie.
Tout le problème des rapports de la culture et de la religion peut donc se formuler ainsi: la transcendance est-elle de l'ordre d'une réponse ou de l'ordre d'une question ?
Ce problème se pose avec le maximum d'acuité dans le dialogue entre culture marxiste et culture chrétienne.
Le matérialisme marxiste se fonde sur deux thèses essentielles qui apportent une solution originale au problème des rapports du sujet et de l'objet:
1 - la thèse de l'humanisation de la nature: la connaissance et le maniement de la nature ne peuvent faire abstraction de la pratique, du sujet; il n'est par conséquent pas possible de prétendre s'installer dans l'être et de dire ce qu'il est, à la manière de l'ancien matérialisme dogmatique et scientiste.
2 - la thèse du primat de la matière, selon laquelle si c'est une vérité de La Palisse de dire que l'objet ne peut être connu sans le sujet, c'est une absurdité de dire qu'il ne peut exister sans lui, car on ne saurait sans exclure l'idéalisme rendre compte ni de l'origine ni du développement de la connaissance.
L'histoire humaine est précédée par une évolution biologique et la pratique ne saurait rendre compte d'elle-même et de son point de départ sans reconnaître l'existence de ce qui n'est pas elle, de ce qui lui résiste, de ce qu'elle transforme.
Enfin, si la structure de ce qui résiste était quelconque, on ne saurait comprendre pourquoi certaines hypothèses sont vérifiées par l'expérience, d'autres rejetées par elle, c'est-à-dire qu'on ne saurait comprendre le développement de la connaissance.
Le matérialisme marxiste est dialectique parce que, après avoir recueilli de l'enseignement des sciences que la matière inanimée a précédé la vie et la vie la conscience, il reconnaît cette vérité fondamentale que, lorsqu'apparait la conscience, lorsqu'en l'homme l'évolution prend conscience d'elle-même, cette conscience devient l'une des forces décisives de la transformation du monde et de l'homme lui-même.
Cette conscience, exerçant une action en retour sur les conditions matérielles de son existence, il y a une différence radicale, qualitative, entre l'évolution biologique et l'histoire humaine. Cette différence essentielle, Marx la caractérise par le pouvoir qu'a conquis l'homme de totaliser et d'universaliser la pratique antérieure. Ce qui est précisément la culture.
Le propre de l'homme, c'est le travail, par lequel il ne se contente plus de s'adapter à la nature comme toutes les autres espèces animales, mais grâce auquel il peut transformer la nature.
C'est à partir du travail, et du langage qui permet l'accumulation de l'expérience, que naît la culture, c'est-à-dire le fait que l'homme, comme individu, peut être habité par la totalité du savoir et de l'expérience de l'humanité comme espèce.
Ainsi s'ouvre à l'homme un horizon sans fin qui le définit en tant qu'homme: l'homme n'est pas seulement ce qu'il est; il est aussi tout ce qu'il n'est pas, tout ce qui lui manque encore, je dirais, dans le langage des chrétiens, qu'il est ce qui le transcende, c'est-à-dire tout son avenir en germe, puisque l'avenir est la seule transcendance que connaisse l'humanisme.
L'esprit même du matérialisme dialectique est d'ouvrir ainsi l'homme et son esprit, avec le statut ouvrier, créateur, que leur confère la conception marxiste du travail, de la culture et de l'histoire, vers un avenir sans limite et dont nous sommes totalement responsables.
Ce matérialisme en refusant, selon la tradition critique de Kant et de Fichte, toute transcendance, est, avant tout, une philosophie de la responsabilité totale de l'homme. Notre monde, notre avenir seront uniquement ce que nous les ferons [...]
L'ancien humanisme, depuis la Renaissance, reposait soit sur l'idée d'une nature donnée, toute faite, soit sur l'idée d'un esprit également donné comme, par exemple, le monde platonicien des idées.
De cet humanisme apollinien, où l'homme était un microcosme, centre et mesure immuable de toutes choses, de cet humanisme fondé sur le double cosmos clos de la nature ou de l'esprit, se distingue l'humanisme contemporain [...] prométhéen ou faustien, qui précisément rejette tout donné, sensible ou intelligible, pour mettre l'accent sur l'action, sur la création continuée de l'homme par l'homme.
La science n'a plus la prétention, qui était celle des empiristes anglais ou des matérialistes français du XVIIIe siècle, de s'installer dans une chose en soi donnée une fois pour toutes dans la sensation immédiate, ni la prétention, qui était celle de Descartes et des cartésiens, de partir de principes premiers immuables, de "natures simples", comme disait Descartes, et, à partir de là, de parler au nom de l'essence profonde, mathématique, des choses.
Renonçant à la conception de données sensibles toutes faites comme de données intelligibles immuables, la science cesse de se confondre soit avec un constat empirique soit avec une spéculation idéaliste, pour substituer aux illusoires intuitions des sens ou de l'esprit les "dialectiques interminables" si finement décrites par l'épistémologie non cartésienne de Bachelard.
De même l'art contemporain ne croit plus à l'immutabilité d'une nature toute faite, qu'il n'y aurait qu'à exprimer, ni à la spontanéité d'un être subjectif. Il ne se pense plus comme reconstruction d'un ordre préétabli mais comme l'invention d'un ordre spécifiquement humain se créant lui-même sa propre loi.
La morale, à son tour, ne se présente plus comme un code éternel de prescriptions, réduisant la liberté à n'être qu'un choix entre des chemins déjà tracés, mais comme une création libre et responsable.
Ainsi, sur tous les plans, cet humanisme prométhéen ou faustien implique une constante remise en cause de nos origines et de nos fins, de nos réalités et de nos valeurs, excluant à la fois la transcendance d'en bas (celle d'une chose achevée et connue de façon définitive), et la transcendance d'en haut (celle d'un Bien absolu, celle d'un Dieu ou d'une révélation immuable).
L'homme n'est rien d'autre que ses propres créations, ses produits, ses institutions, ses projets aussi.
L'une des conséquences capitales de cette prise de conscience des exigences de l'expérience historique actuelle, est précisément de permettre un dialogue fécond, c'est-à-dire une recherche commune et une émulation pour dégager, à partir de principes philosophiques irréductibles, les traits d'un humanisme qui peut devenir un dénominateur commun.
Tant que l'on partait, dogmatiquement, de "données" premières, sensibles ou intelligibles, aucun dialogue n'était possible: on s'installait au départ dans une vérité absolue, et l'on ne pouvait être que dedans ou dehors. "Tant que Monsieur Hobbes s'obstinera à ne me point comprendre, je m'obstinerai à ne lui point répondre", écrivait nécessairement Descartes. Le dogmatisme rationaliste partant des "natures simples" ne pouvant rencontrer en aucun point le dogmatisme empiriste des "données" sensibles. Au contraire, dans la "cité physicienne", évoquée par Bachelard, et, plus généralement, dans la "cité humaniste", où l'on ne chemine plus de façon linéaire, de données immuables en déductions univoques vers des conclusions définitives et exclusives, mais où l'on procède d'hypothèse rectifiée et hypothèse rectifiable, selon les "dialectiques interminables" des réorganisations globales, les lois de l'intégration et du dépassement deviennent les lois mêmes du dialogue.
Cet humanisme peut intégrer tout ce que le christianisme apporte sous le nom de la transcendance.
D'abord cette conception de la transcendance, que l'on pourrait appeler négative, s'oppose à la suffisance de l'homme; elle exige son ouverture sur l'infini. Affirmer la transcendance, c'est nier que l'homme puisse se réaliser pleinement dans sa vie empirique.
Le marxisme exige en effet cette ouverture: l'homme n'est jamais achevé. Le communisme n'est pas la fin de son histoire, mais au contraire la fin de cette préhistoire bestiale dans laquelle nous vivons encore et où règne la loi de la jungle des antagonismes d'intérêts personnels, de classes et de nations. Le communisme est le commencement d'une histoire proprement humaine où l'action de l'homme ne sera plus combat contre d'autres hommes mais transformation sans limite et sans fin de la nature et création de soi.
La dialectique marxiste est aussi riche d'infini et aussi exigeante que la transcendance chrétienne. Elle l'est même plus, car si rien ne nous est promis et si personne ne nous attend, la responsabilité de l'homme est totale: le sens qu'il donnera à son histoire ne dépend que de lui.
Par exemple, à notre époque où existent les possibilités techniques, par la fusée et l'atome, d'anéantir toute trace de vie sur la terre, si nous étions assez aveugles ou assez lâches pour ne pas mener le combat contre les forces de guerre, il n'est pas exclu que l'homme et son histoire et, par conséquent, le sens de la vie de l'homme et le sens de son histoire prennent fin dans un cataclysme thermonucléaire universel.
Si l'humanité continue de vivre, et de créer, avec le même savoir et le même pouvoir que lui confère l'atome, une vie digne de l'homme et pour tous les hommes, ce sera par une décision libre, par son intelligence, sa volonté, sa capacité d'unir et d'organiser les énergies de ceux des hommes qui aiment l'avenir.
Tout dépend donc de nous. Tout. Le tout de notre histoire et de sa signification. Tout se joue dans l'intelligence, le coeur et le vouloir de l'homme et nulle part ailleurs.
Tel est le sens humaniste de notre refus de la transcendance.
Nous abordons...un deuxième sens, plus positif de la transcendance: affirmer la transcendance c'est affirmer que l'histoire humaine a un sens qui dépasse toute réalisation empirique et provisoire de l'homme.
Selon le marxisme, l'homme et le monde de l'homme sont toujours en train de se faire, notre vie et notre histoire d'homme ont un sens, les fins de l'homme dépassent et dépasseront toujours son, existence empirique. Mais, à la différence d'un chrétien, nous ne pensons pas qu'il y ait une double lecture de l'histoire: selon l'ordre de la dialectique profane et selon l'ordre des intentions divines, au sens, par exemple, où M. Dumery, après avoir souligné que, dans le Christianisme, contrairement aux religions païennes, ce n'est pas la nature qui est révélante mais l'histoire humaine, ajoute: " Les religions sont des symboliques intentionnelles...L'intentionalisme est la seule issue possible en direction de la transcendance".
Chaque acte du drame chrétien: la Création, le Péché, l'Incarnation rédemptrice, le jugement dernier, donne sens à l'histoire.
Un absolu, transcendant l'humanité et son histoire, émerge ou transparait dans le devenir et lui donne un axe de référence absolu, une réponse absolue à la question que se pose l'homme itinérant dans le relatif. Or, c'est là ce qui rend irréductibles les deux points de vue: refuser la transcendance, c'est refuser de transformer en réponse ce qui n'est qu'une question, c'est refuser de faire d'une exigence une présence.
Les questions que pose la foi sont l'un des levains de la culture; les réponses données par la foi sont inévitablement des aliénations.
Nous éprouvons, comme les chrétiens, l'insuffisance de tout être relatif et partiel. Mais nous ne concluons pas pour autant à une "présence", celle de "l'unique nécessaire" qui répondrait à notre impatience et à notre angoisse.
Si nous refusons le mot même de transcendance, c'est qu'il implique une présence, une réalité, alors que nous ne vivons qu'une exigence - une exigence jamais satisfaite de totalité et d'absolu, de toute puissance à l'égard de la nature, de parfaite réciprocité amoureuse des consciences, de transparence rationnelle du monde naturel et social dans lequel nous vivons.
L'exigence de cette totalité, nous pouvons la vivre, nous pouvons l'agir mais non la concevoir, l'appeler, ni l'attendre, moins encore l'hypostasier sous le nom de transcendance. De cette totalité, de cet absolu, je peux tout dire sauf: il est. Car précisément il est toujours en sursis et toujours en croissance, comme l'homme lui-même.
Si nous voulons lui donner un nom, ce ne sera pas celui de Dieu, car il paraît difficile de concevoir un Dieu qui serait toujours en train de se faire, en train de naître.
Le nom le plus beau et le plus haut que l'on puisse donner à cette exigence, c'est celui de l'homme. Le lui refuser, ce serait mutiler l'homme de l'une de ses dimensions, de sa dimension essentielle, spécifique, car l'homme est précisément celui qui n'est pas. Cette exigence de l'homme est la chair de Dieu. L'exigence de l'homme, c'est d'abord:
Exigence du savoir total: cette xigence d'une totalité qui transcende toute expérience, cette exigence que l'univers soit une totalité, compose un concert, cette certitude que la synthèse est autre chose et plus que la multitude immense de ses conditions, c'est le postulat de la connaissance comme de l'action. Mais nous ne nous reconnaissons pas le droit de transformer ce postulat en une promesse, cette exigence en une présence.
Exigence du savoir total: cette exigence d'une totalité qui s'exprime dans une parfaite réciprocité des consciences, dans la société sans classes du communisme, qui est la victoire sur toutes les aliénations, et qui est aussi organisation planétaire des besoins, des pouvoirs et des espérances des hommes.
Exigence d'une action sans limite pour réaliser ce savoir total et cette plénitude de la vie dans laquelle chaque individu porte en lui toute l'humanité par la culture et la porte au-delà d'elle-même par la création.
Marx avait souligné que le travail, la pratique, l'action est ce qu'il y a de spécifiquement humain dans l'homme, car c'est là qu'affleure, en chaque instant, ce que les chrétiens appellent la transcendance, et les marxistes le dépassement de l'homme vers son avenir.
D'abord, parce que l'action comme l'avait pressenti Maurice Blondel, enfante toujours au-delà de l'homme: elle ne dévoile ses possibilités qu'en se déployant; l'oeuvre réalisée est toujours plus que l'oeuvre projetée. Du fait même de sa réalisation elle fait reculer l'horizon de l'homme, elle l'agrandir en lui créant de nouveaux besoins et en lui assignant de nouvelles tâches pour satisfaire ses nouvelles exigences. Dans l'action nous éprouvons que l'homme dépasse toute fin particulière, d'abord parce que je ne peux agir seul, ensuite parce que le résultat de l'action collective est toujours supérieur à la somme des actions qui le constituent.
Contre l'argument ontologique, source de tous les dogmatismes, parce que, quelque forme qu'il revête, il conclut toujours de la présence d'une exigence à la présence d'un être, ce qui est l'expression typique du saut mortel de l'immanence à la transcendance, l'humanisme prométhéen du matérialisme marxiste a conscience qu'être c'est créer, et son ambition dernière, son ambition militante, révolutionnaire, c'est de faire de chaque être un créateur, un foyer vivant d'initiative au plan de l'économie comme de la politique ou de la culture.
Peut-être l'ambition ultime du communisme est-elle de faire de chaque homme un poète, celui qui fait l'expérience quotidienne de ce que le christianisme appelle sa transcendance et que nous appelons son humanité véritable.
Après avoir essayé de montrer que le matérialisme marxiste...contient déjà ce que le christianisme nous propose sous le nom de transcendance, quelques questions se posent. Loin d'ouvrir à l'homme des dimensions et des perspectives nouvelles, l'affirmation de la transcendance ne risque-t-elle pas d'amoindrir et de mutiler notre humanisme ?
Et ceci sur deux points: l'affirmation de la transcendance n'implique-t-elle pas nécessairement:
- une moindre rationalité,
- une moindre responsabilité de l'homme ?
D'abord une moindre rationalité.
Sur ce premier point, a l'apogée du rationalisme grec, Platon a admirablement posé le problème de la transcendance religieuse et de l'immanence humaniste.
Dans le dialogue de l'Euthyphron, Socrate pose à un prêtre athénien cette question: "Un acte est-il bon parce que Dieu l'a voulu ou bien Dieu l'a-t-t-il voulu parce que cet acte était bon ?".
Si nous répondons que mon acte est bon parce que Dieu l'a voulu, en marquant cette transcendance, cette distanciation, disons le mot: cette rupture entre les critères humains et les critères divins du jugement de valeur, - ce qui, pour un marxiste, est typiquement aliénation, hétéronomie religieuse opposée à l'autonomie de l'immanence humaniste de la culture, - ceci signifie que je ne puis justifier entièrement la loi de mon action, sinon en faisant acye de confiance et d'abandon à une volonté qui me dépasse, qui n'a pas en moi seul ou dans l'humanité sa source, que je me fie à un Décalogue ou à l'exemple vivant apporté par la Révélation, ou à une tradition dont une institution sacrée est la garante.
Il n'est pas possible, dans cette voie, de concilier jusqu'au bout transcendance et rationalité.
Tout au plus pourra-t-on, faisant la part du feu, consentir à ce que la morale toute entière, la morale naturelle, ne soit justiciable que de la raison strictement immanente à l'homme, et réserver un autre plan, celui de la foi. Karl Barth...a formulé de la manière la plus aigüe cette conception de la transcendance. Dans le Commentaire de l'Epitre aux Romains...il écrit: "Il n'y a pas, dans la religion, de solution au problème de la vie...La religion ne cherche ni à poser ce problème, ni à le résoudre; ce qu'elle fait, c'est de découvrir cette vérité que ce problème là ne peut être résolu".
Mais peut-on séparer aussi radicalement le plan de la morale, c'est-à-dire de l'ensemble des règles et des normes qui régissent le comportement humain, et le plan de la foi ?
Si nous acceptons cette séparation, que sera cette foi, coupée de toute la vie pratique des hommes ?
Si nous la refusons, si nous rétablissons continuité ou action réciproque entre la morale et la foi, alors, ou bien nos critères moraux ne seront plus uniquement justiciables de la raison, et nous devons faire sa part à l'irrationnel, même si nous l'appelons supra-rationnel ou surnaturel ou bien c'est la foi elle-même qui sera réintégrée dans la pure immanence et elle ne sera plus référence à un absolu réel, à une présence, mais seulement exigence: c'est-à-dire qu'elle ne consistera plus à ouvrir les bras au Libérateur, mais à tendre au maximum les énergies créatrices de l'homme, dans l'esprit de l'humanisme prométhéen, celui de Spartacus et de Faust.
La loi de l'homme n'est pas à découvrir mais à inventer.
Cela nous conduit à la deuxième limitation impliquée par la transcendance: non seulement une moindre rationalité mais une moindre responsabilité.
L'abdication de la loi de l'homme devant la loi de Dieu permet-elle de laisser à l'homme la pleine responsabilité de sa création ?
Dans son livre "L'interprétation de la morale chrétienne", le théologien protestant Raynold Niebuhr, faisant la critique du protestantisme libéral, écrit: "Le protestantisme libéral repose sur le postulat tacite que la nature humaine a le pouvoir d'accomplir ce que demande l'Evangile". Niebuhr oppose, à cette conception la réalité du péché qui implique l'impuissance de l'homme et l'éloigne toujours infiniment de ses fins.
Le courant de pensée théologique caractérisé par la craint que l'on se fasse de Dieu une image trop humaine ou de l'homme une image trop divine, et qui, pour échapper à ce danger, met l'accent sur le péché, afin de creuser le gouffre de la transcendance entre la parole de Dieu et la parole de l'homme, n'est pas spécifiquement protestant, et le Père Teilhard de Chardin, dans son souci d'intégrer l'humanisme scientifique et l'humanisme moral à la perspective chrétienne a été conduit à mettre en cause l'importance du péché. "En fait, écrivait-il, en dépit des distinctions subtiles de la théologie, le christianisme s'est développé sous l'impression dominante que tout le mal, autour de nous, était né d'une faute initiale. Dogmatiquement, nous vivons dans l'atmosphère d'un univers où la principale affaire était de réparer et d'expier".
L'insistance mise sur le péché accentuait le dualisme, et, par conséquent, la transcendance. Mais en enlevant à l'homme ce que l'on donnait à Dieu.
Fichte est peut-être, à l'aube du XIXe siècle, le philosophe qui a le plus fortement souligné cette contradiction. Dans l'exposé de 1804 de sa "Doctrine de la science"...il écrit: " La difficulté de toute philosophie qui se préoccupe sérieusement d'éviter le dualisme est l'alternative suivante: nous devons être réduits au néant, ou, pour sauver notre réalité, anéantir Dieu: pas de volonté en nous, ou pas de Dieu".
Il est remarquable que, dans ses "Dialogues", le Père Daniélou pose en des termes semblables le problème sur lequel nos perspectives sont radicalement divergentes. Citant un texte de "Jeunesse de l'Eglise" il interroge ces chrétiens militants: "Comment pouvez-vous affirmer que le salut, tout le salut, vient du Christ, alors que vous demandez au chrétien de se dévouer dans le temporel à une amélioration temporelle de la condition humaine ? Ce progrès humain ne constitue-t-il pas, lui aussi, un salut ? Un salut de l'homme par l'homme, à côté du salut accordé à l'homme par Dieu en Jésus-Christ ?". Le Père Daniélou ajoutait: "C'est là le noeud du débat". C'est en effet le noeud du débat entre culture et religion.
Notre humanisme prométhéen conduit à nier que la transcendance puisse impliquer une existence hors de nous. Pour employer le langage de Fichte, cette transcendance, du point de vue de la culture, n'est que la projection illusoire de la fin visée par le Moi pratique dans son effort infini: seule l'aspiration est le divin, c'est-à-dire la plénitude humaine de la culture.
Roger Garaudy, Intervention aux Semaines de la pensée marxiste / Confrontations et débats, Lyon, 20 février 1964. Publié aux Editions La Palatine (1964) sous le titre L'homme chétien et l'homme marxiste avec aussi les interventions des Pères Cardonnel, Dubarle et Jolif, des Pasteurs Jean Bosc et André Dumas, de Jeannette Colombel, Antoine Casanova, André Gorz, Gilbert Mury, Etienne Verley. L'intervention ci-dessus figure dans le chapitre intitulé Matérialisme et transcendance, pages 21 à 36
[Roger Garaudy est alors d'abord et avant tout marxiste, en charge au Bureau politique du Parti communiste français du travail des intellectuels et dans ce cadre du dialogue avec les croyants]
Mais la culture n'a pas que ce caractère contemplatif. Elle ne se réduit pas à la connaissance et à la possession du passé. Elle a pris à notre époque, avec le marxisme surtout, une signification active. Elle n'est pas seulement de l'ordre du connaïtre mais de l'ordre du faire. Elle a acquis une dimension nouvelle, prospective, tournée vers l'avenir. L'ensemble des connaissances est un instrument d'action ou de combat pour construire un monde où chaque homme sera un homme, c'est-à-dire un créateur. L'humanisme jouisseur se dépasse en humanisme militant.
A l'égard de cette culture, la religion - et nous nous en tiendrons ici à la religion chrétienne - a adopté des attitudes très différentes, voire opposées.
Si la culture c'est la présence en l'homme de l'humanité, la religion, c'est la présence en l'homme de Dieu, c'est-à-dire d'abord la reconnaissance de l'insuffisance de l'humain. L'affirmation de la transcendance, c'est-à-dire l'affirmation que le sens de la vie de l'homme et de son histoire ne peut se limiter à son existence empirique, comporte deux interprétations différentes d'où découlent deux attitudes opposées à l'égard de la culture. Ou bien l'affirmation de la transcendance conduit à la négation de la valeur de la vie du corps et de la vie de l'intelligence, et nous avons affaire à un antihumanisme, condamnant dans son principe même la culture, appelant folie la sagesse des sages, et exigeant que l'on se détourne de ce monde perverti par le péché, et de la double concupiscence de la chair et de l'esprit, la culture étant alors vanité mondaine. Ou bien l'affirmation de la transcendance conduit non pas au refus des valeurs de la culture mais à leur intégration et à leur dépassement, comme le préconisait le cardinal Bellarmin dans sa Montée vers Dieu par l'échelle des créatures, ou, plus prés de nous, le Père Teilhard de Chardin.
Dans la première perspective l'opposition est radicale entre religion et culture. Dans la seconde qui, dans la dernière période, gagne du terrain, comme en témoigne aussi bien l'évolution de l'Eglise catholique avec Vatican II et l'audience croissante que rencontre l'oeuvre du Père Teilhard, que l'évolution, dans l'église protestante, d'un théologien comme Karl Barth passant de son Commentaire de l'Epitre aux Romains à son Humanité de Dieu, le dialogue est possible, l'affirmation de la transcendance apparaissant non plus comme une présence (opposée à celle du monde et extérieure à elle) mais comme une exigence intérieure au monde, son ferment de vie.
Tout le problème des rapports de la culture et de la religion peut donc se formuler ainsi: la transcendance est-elle de l'ordre d'une réponse ou de l'ordre d'une question ?
Ce problème se pose avec le maximum d'acuité dans le dialogue entre culture marxiste et culture chrétienne.
Le matérialisme marxiste se fonde sur deux thèses essentielles qui apportent une solution originale au problème des rapports du sujet et de l'objet:
1 - la thèse de l'humanisation de la nature: la connaissance et le maniement de la nature ne peuvent faire abstraction de la pratique, du sujet; il n'est par conséquent pas possible de prétendre s'installer dans l'être et de dire ce qu'il est, à la manière de l'ancien matérialisme dogmatique et scientiste.
2 - la thèse du primat de la matière, selon laquelle si c'est une vérité de La Palisse de dire que l'objet ne peut être connu sans le sujet, c'est une absurdité de dire qu'il ne peut exister sans lui, car on ne saurait sans exclure l'idéalisme rendre compte ni de l'origine ni du développement de la connaissance.
L'histoire humaine est précédée par une évolution biologique et la pratique ne saurait rendre compte d'elle-même et de son point de départ sans reconnaître l'existence de ce qui n'est pas elle, de ce qui lui résiste, de ce qu'elle transforme.
Enfin, si la structure de ce qui résiste était quelconque, on ne saurait comprendre pourquoi certaines hypothèses sont vérifiées par l'expérience, d'autres rejetées par elle, c'est-à-dire qu'on ne saurait comprendre le développement de la connaissance.
Le matérialisme marxiste est dialectique parce que, après avoir recueilli de l'enseignement des sciences que la matière inanimée a précédé la vie et la vie la conscience, il reconnaît cette vérité fondamentale que, lorsqu'apparait la conscience, lorsqu'en l'homme l'évolution prend conscience d'elle-même, cette conscience devient l'une des forces décisives de la transformation du monde et de l'homme lui-même.
Cette conscience, exerçant une action en retour sur les conditions matérielles de son existence, il y a une différence radicale, qualitative, entre l'évolution biologique et l'histoire humaine. Cette différence essentielle, Marx la caractérise par le pouvoir qu'a conquis l'homme de totaliser et d'universaliser la pratique antérieure. Ce qui est précisément la culture.
Le propre de l'homme, c'est le travail, par lequel il ne se contente plus de s'adapter à la nature comme toutes les autres espèces animales, mais grâce auquel il peut transformer la nature.
C'est à partir du travail, et du langage qui permet l'accumulation de l'expérience, que naît la culture, c'est-à-dire le fait que l'homme, comme individu, peut être habité par la totalité du savoir et de l'expérience de l'humanité comme espèce.
Ainsi s'ouvre à l'homme un horizon sans fin qui le définit en tant qu'homme: l'homme n'est pas seulement ce qu'il est; il est aussi tout ce qu'il n'est pas, tout ce qui lui manque encore, je dirais, dans le langage des chrétiens, qu'il est ce qui le transcende, c'est-à-dire tout son avenir en germe, puisque l'avenir est la seule transcendance que connaisse l'humanisme.
L'esprit même du matérialisme dialectique est d'ouvrir ainsi l'homme et son esprit, avec le statut ouvrier, créateur, que leur confère la conception marxiste du travail, de la culture et de l'histoire, vers un avenir sans limite et dont nous sommes totalement responsables.
Ce matérialisme en refusant, selon la tradition critique de Kant et de Fichte, toute transcendance, est, avant tout, une philosophie de la responsabilité totale de l'homme. Notre monde, notre avenir seront uniquement ce que nous les ferons [...]
L'ancien humanisme, depuis la Renaissance, reposait soit sur l'idée d'une nature donnée, toute faite, soit sur l'idée d'un esprit également donné comme, par exemple, le monde platonicien des idées.
De cet humanisme apollinien, où l'homme était un microcosme, centre et mesure immuable de toutes choses, de cet humanisme fondé sur le double cosmos clos de la nature ou de l'esprit, se distingue l'humanisme contemporain [...] prométhéen ou faustien, qui précisément rejette tout donné, sensible ou intelligible, pour mettre l'accent sur l'action, sur la création continuée de l'homme par l'homme.
La science n'a plus la prétention, qui était celle des empiristes anglais ou des matérialistes français du XVIIIe siècle, de s'installer dans une chose en soi donnée une fois pour toutes dans la sensation immédiate, ni la prétention, qui était celle de Descartes et des cartésiens, de partir de principes premiers immuables, de "natures simples", comme disait Descartes, et, à partir de là, de parler au nom de l'essence profonde, mathématique, des choses.
Renonçant à la conception de données sensibles toutes faites comme de données intelligibles immuables, la science cesse de se confondre soit avec un constat empirique soit avec une spéculation idéaliste, pour substituer aux illusoires intuitions des sens ou de l'esprit les "dialectiques interminables" si finement décrites par l'épistémologie non cartésienne de Bachelard.
De même l'art contemporain ne croit plus à l'immutabilité d'une nature toute faite, qu'il n'y aurait qu'à exprimer, ni à la spontanéité d'un être subjectif. Il ne se pense plus comme reconstruction d'un ordre préétabli mais comme l'invention d'un ordre spécifiquement humain se créant lui-même sa propre loi.
La morale, à son tour, ne se présente plus comme un code éternel de prescriptions, réduisant la liberté à n'être qu'un choix entre des chemins déjà tracés, mais comme une création libre et responsable.
Ainsi, sur tous les plans, cet humanisme prométhéen ou faustien implique une constante remise en cause de nos origines et de nos fins, de nos réalités et de nos valeurs, excluant à la fois la transcendance d'en bas (celle d'une chose achevée et connue de façon définitive), et la transcendance d'en haut (celle d'un Bien absolu, celle d'un Dieu ou d'une révélation immuable).
L'homme n'est rien d'autre que ses propres créations, ses produits, ses institutions, ses projets aussi.
L'une des conséquences capitales de cette prise de conscience des exigences de l'expérience historique actuelle, est précisément de permettre un dialogue fécond, c'est-à-dire une recherche commune et une émulation pour dégager, à partir de principes philosophiques irréductibles, les traits d'un humanisme qui peut devenir un dénominateur commun.
Tant que l'on partait, dogmatiquement, de "données" premières, sensibles ou intelligibles, aucun dialogue n'était possible: on s'installait au départ dans une vérité absolue, et l'on ne pouvait être que dedans ou dehors. "Tant que Monsieur Hobbes s'obstinera à ne me point comprendre, je m'obstinerai à ne lui point répondre", écrivait nécessairement Descartes. Le dogmatisme rationaliste partant des "natures simples" ne pouvant rencontrer en aucun point le dogmatisme empiriste des "données" sensibles. Au contraire, dans la "cité physicienne", évoquée par Bachelard, et, plus généralement, dans la "cité humaniste", où l'on ne chemine plus de façon linéaire, de données immuables en déductions univoques vers des conclusions définitives et exclusives, mais où l'on procède d'hypothèse rectifiée et hypothèse rectifiable, selon les "dialectiques interminables" des réorganisations globales, les lois de l'intégration et du dépassement deviennent les lois mêmes du dialogue.
Cet humanisme peut intégrer tout ce que le christianisme apporte sous le nom de la transcendance.
D'abord cette conception de la transcendance, que l'on pourrait appeler négative, s'oppose à la suffisance de l'homme; elle exige son ouverture sur l'infini. Affirmer la transcendance, c'est nier que l'homme puisse se réaliser pleinement dans sa vie empirique.
Le marxisme exige en effet cette ouverture: l'homme n'est jamais achevé. Le communisme n'est pas la fin de son histoire, mais au contraire la fin de cette préhistoire bestiale dans laquelle nous vivons encore et où règne la loi de la jungle des antagonismes d'intérêts personnels, de classes et de nations. Le communisme est le commencement d'une histoire proprement humaine où l'action de l'homme ne sera plus combat contre d'autres hommes mais transformation sans limite et sans fin de la nature et création de soi.
La dialectique marxiste est aussi riche d'infini et aussi exigeante que la transcendance chrétienne. Elle l'est même plus, car si rien ne nous est promis et si personne ne nous attend, la responsabilité de l'homme est totale: le sens qu'il donnera à son histoire ne dépend que de lui.
Par exemple, à notre époque où existent les possibilités techniques, par la fusée et l'atome, d'anéantir toute trace de vie sur la terre, si nous étions assez aveugles ou assez lâches pour ne pas mener le combat contre les forces de guerre, il n'est pas exclu que l'homme et son histoire et, par conséquent, le sens de la vie de l'homme et le sens de son histoire prennent fin dans un cataclysme thermonucléaire universel.
Si l'humanité continue de vivre, et de créer, avec le même savoir et le même pouvoir que lui confère l'atome, une vie digne de l'homme et pour tous les hommes, ce sera par une décision libre, par son intelligence, sa volonté, sa capacité d'unir et d'organiser les énergies de ceux des hommes qui aiment l'avenir.
Tout dépend donc de nous. Tout. Le tout de notre histoire et de sa signification. Tout se joue dans l'intelligence, le coeur et le vouloir de l'homme et nulle part ailleurs.
Tel est le sens humaniste de notre refus de la transcendance.
Nous abordons...un deuxième sens, plus positif de la transcendance: affirmer la transcendance c'est affirmer que l'histoire humaine a un sens qui dépasse toute réalisation empirique et provisoire de l'homme.
Selon le marxisme, l'homme et le monde de l'homme sont toujours en train de se faire, notre vie et notre histoire d'homme ont un sens, les fins de l'homme dépassent et dépasseront toujours son, existence empirique. Mais, à la différence d'un chrétien, nous ne pensons pas qu'il y ait une double lecture de l'histoire: selon l'ordre de la dialectique profane et selon l'ordre des intentions divines, au sens, par exemple, où M. Dumery, après avoir souligné que, dans le Christianisme, contrairement aux religions païennes, ce n'est pas la nature qui est révélante mais l'histoire humaine, ajoute: " Les religions sont des symboliques intentionnelles...L'intentionalisme est la seule issue possible en direction de la transcendance".
Chaque acte du drame chrétien: la Création, le Péché, l'Incarnation rédemptrice, le jugement dernier, donne sens à l'histoire.
Un absolu, transcendant l'humanité et son histoire, émerge ou transparait dans le devenir et lui donne un axe de référence absolu, une réponse absolue à la question que se pose l'homme itinérant dans le relatif. Or, c'est là ce qui rend irréductibles les deux points de vue: refuser la transcendance, c'est refuser de transformer en réponse ce qui n'est qu'une question, c'est refuser de faire d'une exigence une présence.
Les questions que pose la foi sont l'un des levains de la culture; les réponses données par la foi sont inévitablement des aliénations.
Nous éprouvons, comme les chrétiens, l'insuffisance de tout être relatif et partiel. Mais nous ne concluons pas pour autant à une "présence", celle de "l'unique nécessaire" qui répondrait à notre impatience et à notre angoisse.
Si nous refusons le mot même de transcendance, c'est qu'il implique une présence, une réalité, alors que nous ne vivons qu'une exigence - une exigence jamais satisfaite de totalité et d'absolu, de toute puissance à l'égard de la nature, de parfaite réciprocité amoureuse des consciences, de transparence rationnelle du monde naturel et social dans lequel nous vivons.
L'exigence de cette totalité, nous pouvons la vivre, nous pouvons l'agir mais non la concevoir, l'appeler, ni l'attendre, moins encore l'hypostasier sous le nom de transcendance. De cette totalité, de cet absolu, je peux tout dire sauf: il est. Car précisément il est toujours en sursis et toujours en croissance, comme l'homme lui-même.
Si nous voulons lui donner un nom, ce ne sera pas celui de Dieu, car il paraît difficile de concevoir un Dieu qui serait toujours en train de se faire, en train de naître.
Le nom le plus beau et le plus haut que l'on puisse donner à cette exigence, c'est celui de l'homme. Le lui refuser, ce serait mutiler l'homme de l'une de ses dimensions, de sa dimension essentielle, spécifique, car l'homme est précisément celui qui n'est pas. Cette exigence de l'homme est la chair de Dieu. L'exigence de l'homme, c'est d'abord:
Exigence du savoir total: cette xigence d'une totalité qui transcende toute expérience, cette exigence que l'univers soit une totalité, compose un concert, cette certitude que la synthèse est autre chose et plus que la multitude immense de ses conditions, c'est le postulat de la connaissance comme de l'action. Mais nous ne nous reconnaissons pas le droit de transformer ce postulat en une promesse, cette exigence en une présence.
Exigence du savoir total: cette exigence d'une totalité qui s'exprime dans une parfaite réciprocité des consciences, dans la société sans classes du communisme, qui est la victoire sur toutes les aliénations, et qui est aussi organisation planétaire des besoins, des pouvoirs et des espérances des hommes.
Exigence d'une action sans limite pour réaliser ce savoir total et cette plénitude de la vie dans laquelle chaque individu porte en lui toute l'humanité par la culture et la porte au-delà d'elle-même par la création.
Marx avait souligné que le travail, la pratique, l'action est ce qu'il y a de spécifiquement humain dans l'homme, car c'est là qu'affleure, en chaque instant, ce que les chrétiens appellent la transcendance, et les marxistes le dépassement de l'homme vers son avenir.
D'abord, parce que l'action comme l'avait pressenti Maurice Blondel, enfante toujours au-delà de l'homme: elle ne dévoile ses possibilités qu'en se déployant; l'oeuvre réalisée est toujours plus que l'oeuvre projetée. Du fait même de sa réalisation elle fait reculer l'horizon de l'homme, elle l'agrandir en lui créant de nouveaux besoins et en lui assignant de nouvelles tâches pour satisfaire ses nouvelles exigences. Dans l'action nous éprouvons que l'homme dépasse toute fin particulière, d'abord parce que je ne peux agir seul, ensuite parce que le résultat de l'action collective est toujours supérieur à la somme des actions qui le constituent.
Contre l'argument ontologique, source de tous les dogmatismes, parce que, quelque forme qu'il revête, il conclut toujours de la présence d'une exigence à la présence d'un être, ce qui est l'expression typique du saut mortel de l'immanence à la transcendance, l'humanisme prométhéen du matérialisme marxiste a conscience qu'être c'est créer, et son ambition dernière, son ambition militante, révolutionnaire, c'est de faire de chaque être un créateur, un foyer vivant d'initiative au plan de l'économie comme de la politique ou de la culture.
Peut-être l'ambition ultime du communisme est-elle de faire de chaque homme un poète, celui qui fait l'expérience quotidienne de ce que le christianisme appelle sa transcendance et que nous appelons son humanité véritable.
Après avoir essayé de montrer que le matérialisme marxiste...contient déjà ce que le christianisme nous propose sous le nom de transcendance, quelques questions se posent. Loin d'ouvrir à l'homme des dimensions et des perspectives nouvelles, l'affirmation de la transcendance ne risque-t-elle pas d'amoindrir et de mutiler notre humanisme ?
Et ceci sur deux points: l'affirmation de la transcendance n'implique-t-elle pas nécessairement:
- une moindre rationalité,
- une moindre responsabilité de l'homme ?
D'abord une moindre rationalité.
Sur ce premier point, a l'apogée du rationalisme grec, Platon a admirablement posé le problème de la transcendance religieuse et de l'immanence humaniste.
Dans le dialogue de l'Euthyphron, Socrate pose à un prêtre athénien cette question: "Un acte est-il bon parce que Dieu l'a voulu ou bien Dieu l'a-t-t-il voulu parce que cet acte était bon ?".
Si nous répondons que mon acte est bon parce que Dieu l'a voulu, en marquant cette transcendance, cette distanciation, disons le mot: cette rupture entre les critères humains et les critères divins du jugement de valeur, - ce qui, pour un marxiste, est typiquement aliénation, hétéronomie religieuse opposée à l'autonomie de l'immanence humaniste de la culture, - ceci signifie que je ne puis justifier entièrement la loi de mon action, sinon en faisant acye de confiance et d'abandon à une volonté qui me dépasse, qui n'a pas en moi seul ou dans l'humanité sa source, que je me fie à un Décalogue ou à l'exemple vivant apporté par la Révélation, ou à une tradition dont une institution sacrée est la garante.
Il n'est pas possible, dans cette voie, de concilier jusqu'au bout transcendance et rationalité.
Tout au plus pourra-t-on, faisant la part du feu, consentir à ce que la morale toute entière, la morale naturelle, ne soit justiciable que de la raison strictement immanente à l'homme, et réserver un autre plan, celui de la foi. Karl Barth...a formulé de la manière la plus aigüe cette conception de la transcendance. Dans le Commentaire de l'Epitre aux Romains...il écrit: "Il n'y a pas, dans la religion, de solution au problème de la vie...La religion ne cherche ni à poser ce problème, ni à le résoudre; ce qu'elle fait, c'est de découvrir cette vérité que ce problème là ne peut être résolu".
Mais peut-on séparer aussi radicalement le plan de la morale, c'est-à-dire de l'ensemble des règles et des normes qui régissent le comportement humain, et le plan de la foi ?
Si nous acceptons cette séparation, que sera cette foi, coupée de toute la vie pratique des hommes ?
Si nous la refusons, si nous rétablissons continuité ou action réciproque entre la morale et la foi, alors, ou bien nos critères moraux ne seront plus uniquement justiciables de la raison, et nous devons faire sa part à l'irrationnel, même si nous l'appelons supra-rationnel ou surnaturel ou bien c'est la foi elle-même qui sera réintégrée dans la pure immanence et elle ne sera plus référence à un absolu réel, à une présence, mais seulement exigence: c'est-à-dire qu'elle ne consistera plus à ouvrir les bras au Libérateur, mais à tendre au maximum les énergies créatrices de l'homme, dans l'esprit de l'humanisme prométhéen, celui de Spartacus et de Faust.
La loi de l'homme n'est pas à découvrir mais à inventer.
Cela nous conduit à la deuxième limitation impliquée par la transcendance: non seulement une moindre rationalité mais une moindre responsabilité.
L'abdication de la loi de l'homme devant la loi de Dieu permet-elle de laisser à l'homme la pleine responsabilité de sa création ?
Dans son livre "L'interprétation de la morale chrétienne", le théologien protestant Raynold Niebuhr, faisant la critique du protestantisme libéral, écrit: "Le protestantisme libéral repose sur le postulat tacite que la nature humaine a le pouvoir d'accomplir ce que demande l'Evangile". Niebuhr oppose, à cette conception la réalité du péché qui implique l'impuissance de l'homme et l'éloigne toujours infiniment de ses fins.
Le courant de pensée théologique caractérisé par la craint que l'on se fasse de Dieu une image trop humaine ou de l'homme une image trop divine, et qui, pour échapper à ce danger, met l'accent sur le péché, afin de creuser le gouffre de la transcendance entre la parole de Dieu et la parole de l'homme, n'est pas spécifiquement protestant, et le Père Teilhard de Chardin, dans son souci d'intégrer l'humanisme scientifique et l'humanisme moral à la perspective chrétienne a été conduit à mettre en cause l'importance du péché. "En fait, écrivait-il, en dépit des distinctions subtiles de la théologie, le christianisme s'est développé sous l'impression dominante que tout le mal, autour de nous, était né d'une faute initiale. Dogmatiquement, nous vivons dans l'atmosphère d'un univers où la principale affaire était de réparer et d'expier".
L'insistance mise sur le péché accentuait le dualisme, et, par conséquent, la transcendance. Mais en enlevant à l'homme ce que l'on donnait à Dieu.
Fichte est peut-être, à l'aube du XIXe siècle, le philosophe qui a le plus fortement souligné cette contradiction. Dans l'exposé de 1804 de sa "Doctrine de la science"...il écrit: " La difficulté de toute philosophie qui se préoccupe sérieusement d'éviter le dualisme est l'alternative suivante: nous devons être réduits au néant, ou, pour sauver notre réalité, anéantir Dieu: pas de volonté en nous, ou pas de Dieu".
Il est remarquable que, dans ses "Dialogues", le Père Daniélou pose en des termes semblables le problème sur lequel nos perspectives sont radicalement divergentes. Citant un texte de "Jeunesse de l'Eglise" il interroge ces chrétiens militants: "Comment pouvez-vous affirmer que le salut, tout le salut, vient du Christ, alors que vous demandez au chrétien de se dévouer dans le temporel à une amélioration temporelle de la condition humaine ? Ce progrès humain ne constitue-t-il pas, lui aussi, un salut ? Un salut de l'homme par l'homme, à côté du salut accordé à l'homme par Dieu en Jésus-Christ ?". Le Père Daniélou ajoutait: "C'est là le noeud du débat". C'est en effet le noeud du débat entre culture et religion.
Notre humanisme prométhéen conduit à nier que la transcendance puisse impliquer une existence hors de nous. Pour employer le langage de Fichte, cette transcendance, du point de vue de la culture, n'est que la projection illusoire de la fin visée par le Moi pratique dans son effort infini: seule l'aspiration est le divin, c'est-à-dire la plénitude humaine de la culture.
Roger Garaudy, Intervention aux Semaines de la pensée marxiste / Confrontations et débats, Lyon, 20 février 1964. Publié aux Editions La Palatine (1964) sous le titre L'homme chétien et l'homme marxiste avec aussi les interventions des Pères Cardonnel, Dubarle et Jolif, des Pasteurs Jean Bosc et André Dumas, de Jeannette Colombel, Antoine Casanova, André Gorz, Gilbert Mury, Etienne Verley. L'intervention ci-dessus figure dans le chapitre intitulé Matérialisme et transcendance, pages 21 à 36
[Roger Garaudy est alors d'abord et avant tout marxiste, en charge au Bureau politique du Parti communiste français du travail des intellectuels et dans ce cadre du dialogue avec les croyants]