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Quand
Copernic et Kepler décrivent un univers limité par des sphères fixes,
Giordano Bruno pense que l’univers est infini, car Dieu, cause infinie, ne peut
produire que de l’Infini. Cause (Dieu) – et effet (Univers), fusionnent dans
l’Infini, et c’est le «Tout-Un» où «l’âme du monde» produite par Dieu imprègne
les «monades» - unités les plus simples composant les formes et la matière.
Dieu et le Monde ne font qu’un ; à quoi bon donc se quereller, souvent
dans le sang, comme le font les fanatiques de tous bords, Catholiques,
Réformateurs et Juifs ?
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Le jésuite Teilhard de Chardin, accusé lui aussi de panthéisme à une autre époque, échappe au bûcher mais le Vatican lui refuse toute sa vie «l’imprimatur» pour ses œuvres non strictement scientifiques, qui circulaient cependant sous le manteau dans les milieux intellectuels, et furent donc publiées seulement après sa mort. Que nous dit-il ?
«Saisir la présence du courant divin sous la membrane […] des phénomènes, - la Transcendance créatrice à travers l’Immanence évolutive ?». «Poète, philosophe, mystique, on ne peut guère être l’un sans l’autre. Poètes, philosophes, mystiques, le long cortège des invités à la vision et au culte du tout […]» . «Il semblait, jadis, n’y avoir que deux attitudes […] possibles pour l’homme : aimer le ciel ou aimer la terre. Voici que, dans l’espace nouveau, une troisième voie se découvre : aller au ciel à travers la terre. Il y a une communion (la vraie) à Dieu par le monde».
Tout Teilhard ne se réduit pas à ces formules, mais elles disent cependant assez la rupture avec l’orthodoxie catholique, y compris avec Saint Paul dont pourtant le Père ne se démarque jamais explicitement, et la continuité avec Giordano Bruno sur l’idée que dieu peut être rencontré en tout lieu, en toute chose et en tout être du Monde. Teilhard remet d’ailleurs son «panthéisme» «sur ses pieds» (comme Marx fit avec la dialectique de Hegel…) en affirmant haut et fort que «le Monde ne tient pas par en bas» mais «par en haut», ce que j’appelle néo-panthéisme faute de mieux.
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Garaudy a
vécu et pensé avec Marx, Jésus et Muhammad , mais, quelle que
soit la communauté où il milita – parti communiste, christianisme, oumma
islamique – il y fit sienne l’aspiration du maître soufiste Ibn Arabi : «devenir l’homme universel, c’est-à-dire faire de sa propre vie un lieu
de la manifestation du divin». Cité par Garaudy alors que ce dernier
n’était pas encore musulman (en 1979), Ibn Arabi dénonce aussi l’illusion
consistant à «imaginer que le monde est une réalité autonome, séparé de Dieu,
alors qu’il n’est rien en soi […] Il n’y a dans l’existence que ce qui désigne l’Un ; il n’y a dans l’imagination
que ce qui désigne le multiple» (ce
multiple que Teilhard appelle aussi dispersion) et «toute
particule du monde est le monde entier».
Giordano
Bruno n’avait probablement pas lu Ibn Arabi, Teilhard non plus, mais Garaudy
les connaît tous les deux et la filiation est évidente. Décrivant son propre
itinéraire, Garaudy écrit: «Venu vers l’Islam avec la Bible
sous un bras et Marx sous l’autre, je m’efforce de faire vivre dans l’Islam,
comme dans le marxisme, les dimensions d’intériorité, de transcendance et
d’amour», dimensions qui, font de Dieu «ni un être ni un maître», «mais un
acte : dire Dieu c’est choisir une manière de vivre», assumer «une
présence en nous de l’exigence, responsable et libre, de notre propre dépassement […]
‘Dieu est plus près de nous que notre veine jugulaire’, dit le
Coran».
Si l’on va
au fond des choses, le panthéisme apparent de Giordano Bruno, Teilhard de
Chardin et Garaudy, n’en est en réalité pas un. Le panthéisme postulant Dieu
partout finit par le voir nulle part, ouvrant ainsi la porte à un athéisme de
fait, alors que le neo-panthéisme de,
nos trois marginaux, au classique dieu en
toutes choses ajoute en réciprocité toute chose – et tout homme – en dieu : «Tous les êtres sont
en moi et moi je ne suis pas contenu en eux […] Porteur des êtres et non
enfermé en eux, je suis l’acte qui fait être», développe la Bhagavad Gita des
hindous.
Roger
Garaudy a écrit un livre, «Le projet espérance» , dont le titre est inspiré
du «Principe Espérance» d’Ernst Bloch. Celui-ci est souvent présenté
comme théorisant «une espérance sans transcendance», je lui préfère
l’expression «une transcendance sans dieu». Qu’il soit simplement dit ici et
maintenant qu’Ernst Bloch, parce qu’il fait de la réalisation d’un possible
utopique le moment d’une rupture, de la constitution d’un «front», nomme en
réalité Espérance une animation de
l’homme – animation : du latin «anima», l’âme -, qui pourrait s’appeler Transcendance sinon Dieu, n’en déplaise au marxiste Bloch…et à
Marx lui-même, ce que Garaudy prend pleinement à son compte, avec la
«bénédiction» de Teilhard : «Jusqu’ici les hommes n’avaient pu entrevoir
la transcendance qu’en fermant les yeux. C’est désormais les yeux ouverts, en
scrutant la complexité du monde, qu’ils découvrent le courant qui les porte
vers l’esprit ».
Alain Raynaud
(Pour eux qui sont intéressés par ce texte, comme par le précédent, je peux fournir sur leur demande les références des citations, que je n'indique pas d'emblée pour ne pas surcharger la lecture)