Depuis les origines
chrétiennes, on voit donc s’affronter, sans qu’aucune partie ait jamais pu
réduire l’autre définitivement, théologie de la libération et théologie de la
domination. En plein XVIIe siècle, dans son Discours
sur l'histoire universelle, Bossuet proclamait que le vrai dieu était le
dieu d'Israël[1]. De même, en 1992, le Catéchisme de l'Église
catholique; répète : « Notre Sainte Mère l'Église juge sacrés et
canoniques tous les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, avec toutes
leurs parties ...ils ont Dieu pour auteur et ils ont été transmis comme tels à
l'Église elle-même[2]. »
On nous a parlé de Dieu,
trop souvent, à l'un et à l'autre, comme d'un père Noël pour adultes que l’on
prie pour lui demander de menus services (comme ma grand-mère portait un cierge
à saint Antoine lorsqu'elle avait perdu ses clefs), ou que l’on craint comme un
Père fouettard lorsqu'on a, plus ou moins discrètement, fait une bêtise. Les
rites chrétiens même sont fondés sur la pensée magique, au premier chef celui
du baptême : à un pauvre petit être inconscient on a mis un peu d'eau sur
les lèvres pour le laver de tout péché de ses ancêtres et remettre le compteur
à zéro. Comme si un Monsieur, habillé de noir, pouvait, d'un tel geste, plus
puissant que celui du Tout Puissant, relever d'un Enfer Éternel.
Pire encore : pour
compenser d'avance les crimes accomplis par ceux qui ont fait les Croisades ou
les Inquisitions, les Auschwitz ou les Hiroshima, cet étrange Dieu aurait
envoyé, comme « Rédempteur » le plus innocent et le plus pur des
hommes en lui infligeant de surcroît le plus horrible des supplices, celui que
« l'ordre et la loi » condamnèrent à la Crucifixion ?
C’est pratique : on
donnera dix francs à la quête du dimanche, à la fois pour sauver son âme, et
pour aider les « sans logis », en se croyant ainsi quitte de toute
responsabilité à l'égard de trois millions de Palestiniens chassés depuis un
demi-siècle de la terre et de la maison de leurs pères, ou des affamés qui
meurent de faim ou de malnutrition chaque année en Afrique, en Amérique latine,
en Asie, comme si les coupables de ces crimes ne relevaient pas d'une justice
humaine, comme si une « aumône » au plus proche te dispensait de
l'obligation de lutter contre les vrais coupables qui ne sont pas au ciel, mais
sur cette terre.
Rien de tout cela n'a été
voulu ni accepté par Jésus qui n'hésitait pas à violer les tabous les plus
sacrés, comme le « sabbat », à tenir pour rien les temples les plus
vénérés, les véritables étant, pour lui, dans le cœur des hommes; impossibles à
abattre en trois jours, et non bâtis de pierre.
Pour nous, Occidentaux,
il n’y avait guère de choix : nous naissions chrétiens. Baptisés avant
d’avoir ouvert complètement les yeux, comme, avant nous, les nourrissons
hébreux étaient circoncis. Nos parents avaient, avant nous, fait le choix,
comme on l’avait fait pour eux.
Diderot écrivait dans ses
Pensées philosophiques :
« Ce Dieu «qui fait mourir Dieu pour apaiser Dieu».. Il résulte moins
d’évidence de cent volumes in-folio écrits pour ou contre le christianisme que
du ridicule de ces deux lignes. » De nos jours Joseph Ratzinger, entre
autres, a rejeté avec force cette théologie « sacrificielle » et
cette notion d’un Dieu « dont la justice inexorable [aurait] réclamé un
sacrifice humain, le sacrifice de son propre Fils. Autant cette image est
répandue, autant elle est fausse… On se détourne avec horreur d’une justice
divine dont la sombre colère enlève toute crédibilité au message d’amour[3]. »
Joseph Ratzinger, devenu,
depuis lors, cardinal, chef de la « Congrégation pour la défense de la
foi » (qui s’appelait autrefois l’Inquisition), signerait-il encore
aujourd’hui ces lignes ? A-t-il eu conscience de refuser la Rédemption de
la théologie la plus officielle ? En tout cas le nouveau catéchisme ne
sera pas « crédible », -c’est l’expression employée par J. Ratzinger,
pour nos contemporains, s’il ne se démarque pas de façon nette et ferme d’une
conception de la conviction que Dieu le Père, courroucé par la faute d’Adam et
Ève, a exigé la mort de son fils pour satisfaire sa justice offensée.
Il en est de même pour d’autres dogmes non moins
révoltants, comme, par exemple, celui de l’existence de l’Enfer, c'est-à-dire de châtiments
irréversibles et éternels, ne laissant aucune place au pardon, ou au rachat, ou
à une conversion, de la part d’un Dieu qui est amour. Origène et saint Irénée ont d’ailleurs mis en cause un tel dogme, de même
que Grégoire de Nysse au IVe siècle et, à notre époque le dernier livre
d’Urs von Balthasar Espérer pour tous[4], s’en démarque également, ce qui lui valut
l’acerbe critique des « officiels »[5].
Un catéchisme « à
jour » ne peut pas être une simple actualisation de ceux d’autrefois et
une reprise en termes modernes de celui de Trente. Pourtant le Catéchisme catholique de 1992[6] maintient
la version traditionnelle, si révoltante soit-elle : le plus pur des
hommes sacrifié pour « racheter » les crimes de tant de générations.
Un « sacrifice humain » dans une version occidentale ?
Le Catéchisme de 1992 nous dit : « L’Ancien Testament est
une partie «inamissible» de l’Écriture Sainte… l’Ancienne Alliance n’a jamais
été révoquée… l’Ancien Testament avait pour principale raison d’être de
préparer l’avènement du Christ sauveur du monde[7]. » Il affirme que l’Église « juge
sacrés et canoniques tous les livres, tant de l’Ancien que du Nouveau
Testament, ils ont Dieu pour auteur[8]. »
L’Église a donc pris en
charge tous les mythes de l’Ancien Testament et, en raison de sa domination de
l’Occident, conquérant par ses armées et ses marchands, a prétendu à
l’universalité mondiale. Sans tenir le moindre compte de l’exégèse et de sa
valeur critique, le Catéchisme se contente d’assumer toutes les mythologies du
concile de Trente, et de sa tradition antique et médiévale, pour lui son
catéchisme est demeuré un « exemple… qui constitue … une œuvre de premier
ordre comme abrégé de la doctrine chrétienne[9]. »
Aux Occidentaux, qui se
sont toujours considérés comme les porteurs de la seule vraie religion et de la
seule culture possible, de la civilisation et de la « liberté », je
voudrais, en ce livre, poser deux questions :
1.- Est-ce que ce que
l'on nous enseigne là, et qui est synthétisé dans le Catéchisme catholique de
1992, est le message de Jésus, l'inflexible libérateur, ou celui de saint Paul,
fondateur d'un « judéo-christianisme » pour lequel la vie, les
paroles et l'action de Jésus ne sont jamais évoqués directement dans les
Épîtres, d’un saint Paul organisateur des premières communautés
« chrétiennes », et qui fut l’inspirateur à Nicée, en 325, de l'ordre
constantinien, qu’il avait annoncé d'une manière définitive :
« Chacun, dans cette vie, doit obéir aux représentants de l'autorité, car
il n'y a d'autorité que celle qui vient de Dieu... Donc celui qui résiste à l'autorité
s'insurge contre un décret de Dieu. » (Rom.
XII, 1-2) ?
Autrement dit, théologie
de la domination – celle qui règne, à Rome, depuis Nicée – ou théologie de la
libération – qui a fait ses premiers pas, grâce au concile de Vatican II du
grand pape Jean XXIII en 1965, et au Conseil épiscopal des Églises d'Amérique
latine, à Medellin en 1968.
2.- Est-ce que cela
change fondamentalement votre manière de vivre ? Est-ce que dire
« Dieu », c'est décider un nouveau départ ?
Tout le reste est
littérature…
Mais comment entendre cet
« appel », et y répondre ?
Nous, Occidentaux, nous
n'avons pas le choix, puisque, nous dit-on, tout cela nous a été
« révélé » et qu'il n'existe dans le cheminement au cours duquel
l'homme devint humain (avant de devenir divin) qu'une seule « histoire
sainte » : celle que nous raconte la Bible. Tout est donc clair et le
Catéchisme de 1992 donne pour titre à
l'un de ses chapitres : « Hors de l'Église point de salut[10]. » et le cardinal Ratzinger, maitre d’œuvre
du Catéchisme, écarte à nouveau, le 8
septembre 2000 (avec l’approbation du pape), de toute possibilité de
« salut » qui n'est pas catholique, excommuniant ainsi plus des deux
tiers de l'humanité qui n'ont pas fait le bon choix. En rappelant une fois de
plus, ce principe du Catéchisme, un
certain Mgr d'Ornelas,
évêque auxiliaire de Paris, ombre du cardinal Lustiger, lui-même ombre du pape,
a décrypté le diktat en assimilant
l'heure de la « mondialisation » à l'« universalité » du
« sauveur du monde ». Nous connaissons ainsi l'histoire depuis le
début (la création de l’homme avec Adam) dans la Genèse jusqu'à La fin de l'histoire de l'Américain
Francis Fukuyama, qui, en 1998, nous en donne la clé : La victoire de la
« mondialisation » économique sur toute autre organisation sociale[11].
La religion des moyens
L'indice le plus évident de la faillite de
notre civilisation occidentale, et tout particulièrement du dernier siècle,
c'est d'avoir vécu « à l'aveugle » selon une véritable
« religion des moyens », c’est-à-dire ne se posant jamais la question
des fins dernières.
Quelques exemples en sont
significatifs : en économie politique, Adam Smith ne se posait jamais le
problème des fins : le « bien public » était réalisé si chacun
poursuivait son seul intérêt personnel. Du point de vue philosophique,
Descartes assignait à l'humanité la seule tâche de « se rendre maîtres et
possesseurs de la nature » sans poser la question du but dernier de cette
maîtrise. Auguste Comte (et d'ailleurs, tous les propagandistes du
« progrès » depuis Condorcet), estimait que le but de l'humanité
était fixé : que le développement des sciences et des techniques était le
seul critère de cet avancement, illimité, inévitable, et déterminé sans nous.
Plus près de nous, l'inventeur de la cybernétique, Norbert Wiener, écrivait :
« Nos sociétés modernes sont trop complexes pour être dirigées par des
hommes, il faut confier ce soin à des machines plus rapides que le cerveau
humain ». Traitant des programmes des business
school américaines, de l'enseignement de l'économie politique et de nos
écoles d'administration, l’économiste Michel Albert résumait le principe
dominant de leur action : « Surtout éviter les problèmes de finalité[12]. » Quelle transcendance peut vaincre ce
déterminisme mortel ?
Nous avons déjà dit qu'il
ne s'agissait pas d'une guerre, par exemple, entre le christianisme et l'Islam,
ou d'une conversion de l'Asie ou de l'Afrique ou de l'Amérique latine, à une
religion unique qui s'est autoproclamée « catholique », c'est-à-dire
universelle, mais au contraire de la découverte d'une foi authentiquement
universelle parce qu'elle ne prétendait pas à une « mondialisation »
impériale, mais au contraire à une véritable unité symphonique du monde qui ne
serait plus régie par l'idolâtrie moderne : « le monothéisme du
marché », c'est-à-dire par un système où toutes les relations sociales des
personnes comme des nations, ne soient plus régulées que par le jeu anonyme des
lois du marché[13]. Les oligarques d'outre Atlantique cherchent à
imposer un tel monde par leur puissance à la fois financière et militaire. Des
multitudes de femmes et d'hommes veulent au contraire que leur vie ait un sens
autre que d'acheter et de vendre, et consommer (à condition de n'être ni
chômeur, ni exclus, ni colonisé).
Ces milliards de femmes
et d'hommes n'ont pas été formés (ou plutôt déformés) par le « monothéisme
du marché » de notre péninsule européenne de l'Asie, ou par le géant sans
regard qu'il a fait naître en Amérique du Nord. Ils peuvent nous aider, de
manière décisive à créer le monde un
qu'ils ont, les premiers, pensé et vécu.
Un sage indien, dit‑on,
demandait un jour à Socrate sa profession : « Je cherche ce qu'est un
homme. » L'Indien éclata de rire : « Tu cherches ce qu'est un
homme et tu ne sais même pas ce qu'est Dieu ? »
Socrate eut à ce moment
l'audacieuse humilité de se dire : « Je ne sais qu'une chose, c'est
que je ne sais rien. »
Faut-il donc, en ce début
du XXIe siècle
repartir à zéro ?
*
* *
Nous autres, Occidentaux,
jusqu’à la fin du XXe siècle, et
au début encore du XXIe siècle, nous n’avons pas le choix: depuis
vingt siècles l’on nous imprègne de l’idée que la « civilisation occidentale », est seule véritable
civilisation, seule source de l’initiative historique et seule créatrice des
«vraies valeurs», ce qui lui confère le droit et même le devoir de dominer le
monde entier pour le «civiliser». Elle a deux sources et deux seulement : judéo-chrétienne et
gréco-romaine. Le credo selon lequel le christianisme est l’héritier de
l’exceptionnalisme juif, et en continuité avec lui, comme si Jésus n’avait pas
ouvert la plus grande brèche dans l’histoire des hommes et des dieux en notre
Occident, efface sa fondamentale rupture: aux premiers siècles de notre ère, le
«monde», où espérait s’étendre la civilisation humaine, c’était celui de
l’empire romain. Saint Luc (II,1) écrit « En ce moment là un édit de César
Auguste ordonna de recenser toute la terre. » La Renaissance, en prônant
le retour à la pureté antique, renoue avec ces thèmes: Dante fait allusion au
recensement du genre humain dans son Traité
sur la monarchie « Par ces mots, écrit-il, nous pouvons clairement
comprendre que la juridiction universelle du monde appartenait aux
Romains » et encore « J’affirme, donc que le peuple romain… a acquis…
l’empire sur tous les mortels. » Lorsque l’Eglise, après Constantin (Concile de Nicée, 325), régna sur
l’Empire romain elle se considéra donc comme régnant sur le monde entier et
seule habilitée à apporter à tous son unique conception de la foi. Le Catéchisme de 1992 est encore dans sa
lignée.
De même que le dieu de
Bossuet était celui d’Israël, le Catéchisme
de 1992 commente « .... Notre Sainte mère l’Église juge sacrés et
canoniques tous les livres de
l’Ancien et du Nouveau Testament avec toutes leurs parties ... ils ont Dieu
pour auteur et ils ont été transmis comme tels à l’Église elle-même. »
Ainsi donc, de saint Paul à Jean-Paul II, il n’y aurait nulle discontinuité
entre la foi d’Israël et celle de Jésus : Jésus, Fils de Dieu, est donc le
« Fils du Dieu des armées » et
donc le digne successeur de David (qui, signifie étymologiquement «chef de –
guerre –» ce qui convient parfaitement au personnage, moins peut-être à Jésus
dont le nom, en hébreu, signifie : « je sauve ». Ce salut
s’obtient-il par les armes ou par le renoncement ?
Aujourd’hui, une époque
historique est en train de mourir, celle qui fut dominée, depuis cinq siècles,
par l’Occident chrétien (le pays où le soleil se couche, selon l’étymologie).
Une autre est en train de naître du côté où le soleil se lève : l’Orient.
La Renaissance, naissance des fauves
La première a commencé
avec ce qu'il est convenu d’appeler «La Renaissance», dans cette Europe où déjà
les Grecs appelaient «barbares» tous
ceux qui ne parlaient pas leur langue, où les chrétiens appelaient « païens» tous ceux qui ne pratiquaient pas leur
religion [non, ni les juifs ni les musulmans ne sont des païens; ce sont
respectivement des juifs et des infidèles; ce sont les juifs qui appellent
«nations» tous ceux qui ne sont pas juifs; ils sont les seuls à pratiquer cette
exclusion absolue eux contre nous]
Pourtant tout ce qui a
rendu possible ce qu’ils appelaient leurs « grandes découvertes» et leurs « grandes inventions» , leur
venaient d’Orient par « la route de la soie » : la boussole, le
gouvernail axial, la géographie des étoiles, qui permettent la navigation en
haute mer et donc les grandes explorations, leur venaient de Chine où les
escadres de l’amiral Lui En naviguaient du Kamtchatka à Madagascar, quinze
siècles avant que Vasco de Gama n’ose contourner l’Afrique, et finalement ne
traverse l’océan Indien que grâce à un pilote arabe. Le danois Éric le Rouge
avait longé la côte américaine, du Labrador à Boston, cinq siècles avant que
Christophe Colomb « découvre l’Amérique» .
La poudre, que les
Européens utilisèrent pour charger leurs canons et asservir deux continents,
faisant tout à tour la chasse à l’Indien puis aux Noirs, en Amérique pour voler
leurs terres et en détruire les habitants, en Afrique pour se tailler des
empires après en avoir tiré des millions d’esclaves, était inventée par les
Chinois qui s’en servaient pour creuser leurs carrières et leurs mines, et pour
leurs divertissements, un millénaire avant les conquistadores.
La fabrication du papier
et l’imprimerie, avec des caractères mobiles, se pratiquait en Chine neuf
siècles avant que les Arabes les introduisent en Europe par Bagdad, Alexandrie
et l’Espagne, permettant, par l’abandon des parchemins ou des papyrus coûteux
et très pénibles à utiliser, une formidable extension de l’écrit plusieurs
siècles avant que M. Gutemberg n’y ajoute la presse à vis et les lettres de
métal à la place du bois.
De ces emprunts décisifs
à l’Orient (qui firent sortir l’Europe de sa longue dormition en apprenant des
Arabes, à l’université musulmane de Cordoue, la philosophie d’Averroës, la
chirurgie d’Abulcassis, la méthode expérimentale d’Ibn Hayttham) naquirent ce
que l’histoire occidentale (et elle seule) appelle la «Renaissance» ,
«l’humanisme» , et même la « Réforme », quand la lecture de la Bible
(grâce à sa traduction en allemand puis dans les autres langues non-sacrées) ne
fut plus un privilège réservé aux «clercs».
Dès le XVIe siècle, le
pillage des mines d’or et d’argent américaines donna une vie nouvelle à
l’économie européenne en y décuplant la circulation monétaire, donnant ainsi un
essor foudroyant au commerce et à la banque, depuis les Lombards italiens
jusqu’à la Ligue hanséatique du Nord à travers les grandes foires de France.
Ce mouvement permit à la
fois la transition d’une économie agricole à une économie industrielle (qui
s’opéra avec brutalité en Angleterre, par l’éviction des petits paysans au
profit de grands propriétaires), et au XIXe siècle la sauvage exploitation
coloniale des Indes pour la culture du coton qui créa les plus effroyables
famines : un million de morts entre 1800 et 1825, cinq millions de 1850 à 1875,
quinze millions de 1875 à 1900, tandis qu’à Manchester, de 1814 à 1834, les
exploitations de tissus passaient d’un million de dollars à cinquante et un
millions.
Le XVIIe et le XVIIIe siècle ont
été marqués par les affrontements des «nations»
qui furent les premières colonisatrices : l’Espagne, la Hollande,
l’Angleterre, la France, pour le partage des richesses du monde : depuis les
rivalités sordides du Nouveau monde, pour se réserver le pillage de ses
richesses, jusqu’aux guerres d’Espagne et de l’Angleterre pour la maîtrise des
mers; aux luttes de l’Espagne, de l’Autriche et de la France pour l’hégémonie
sur le continent.
Au XXe siècle deux
sanglantes guerres pour l’hégémonie, qui furent non pas des «guerres mondiales»
, mais des guerres civiles intra-européennes où chacun mobilisait pour sa cause
les « hommes de couleur » de
tous les continents, aboutirent à l’effondrement des hégémonies européennes au
profit des Etats-Unis, pour qui les destructions de l’Europe furent des
bénédictions financières, au point que ces États-Unis, seul pays à n’avoir
jamais connu une occupation étrangère de son sol, qui n’intervint, ou cours des
deux guerres qu’au dernier moment (1917 et 1944), et avec le minimum de pertes
humaines, se trouva, à l’issue de la deuxième guerre européenne, posséder la
moitié de la richesse mondiale, et put imposer, à Bretton Woods, l’équivalence
de sa propre monnaie, le dollar, et de l’étalon or.
Le cycle commencé à la
Renaissance arrivait, par la logique de son développement, à son terme, par la
domination d’un seul : comme il advint de tous les pillards : de l’empire
romain à celui de Napoléon ou d’Hitler, de celui de Charles Quint ou de
l’empire britannique qui, tous crurent invincibles leurs
« armadas » et éternelles
leurs hégémonies.
Aujourd’hui, seuls les
« géopoliticiens » des services spéciaux américains et de leurs
maîtres, peuvent essayer de nous masquer la réalité profonde de cette fin de
millénaire : nous sommes témoins de la décadence et de l’agonie du «dernier
empire».
A la fin de la deuxième
guerre civile intra-européenne, en 1945, les États-Unis, face à une Europe
exsangue, et à trois continents déstructurés par cinq siècles de colonialisme,
disposaient d’un formidable excédent de fortune, mais qui eût été sans emploi
face à une Europe ruinée et à des « colonies » insolvables.
La seule solution était
de prêter à l’Europe les moyens financiers de sa reconstruction. Les Etats-Unis
purent ainsi mobiliser leurs excédents monétaires de la manière la plus
rentable : en se refaisant une clientèle en Europe. Et ce fut le « plan
Marshall ».
Quant aux anciennes
« colonies » des métropoles épuisées, elles furent prises en main par
des crédits assortis de conditions politiques, de telle sorte que leur nouvelle
dépendance économique, par le jeu de la dette, les contraignit à accepter
l’alignement sur les volontés du nouveau maître : si leur régime tentait de
freiner l’emprise des grands monopoles américains sur leurs richesses
naturelles, ils étaient déclarés complices de « l’empire du
mal » et, comme tels, traités en
ennemis, c’est à dire privés d’emprunts, sinon soumis à des interventions
militaires. Le « libre marché », c’est à dire la libre pénétration et
la domination du plus fort, prenait le relais des colonialismes périmés. Et ce
fut le « Fonds monétaire international ». C’est à dire la nouvelle
forme de l’asservissement et de la misère.
Le fonctionnement de ce
système peut se résumer en deux chiffres : le « modèle» américain de
développement entraîne aujourd’hui la mort, par la malnutrition ou la faim, de
quarante millions d’êtres humains par an (parmi lesquels, selon l’UNICEF,
treize millions et demi d’enfants), l’équivalent de morts d’un Hiroshima tous les deux jours. L’on
ne saurait imaginer gestion plus désastreuse de la planète ni
« terrorisme » plus silencieux.
*
* *
Le préjugé etnocentrique, Athènes et Rome
La meilleure introduction
à une réflexion sur l’histoire officielle de l’Europe est peut être celle de
Paul Valéry dans ses Regards sur le monde
actuel, car il a perçu la trame idéologique essentielle sur laquelle elle
est brodée :
a- le préjugé ethnocentrique d’une Europe considérée comme seule
civilisation créatrice de valeurs et capable d’initiative historique (postulat
qui lui a été dérobé aujourd’hui par sa suzeraine d’Amérique à laquelle elle
n’a cessé de se prostituer depuis plus de cinquante ans) ;
b- le préjugé selon lequel la supériorité de cette civilisation
découlait de ce qu’elle était l’héritière de l’exceptionnalisme juif et du
«miracle grec» s’épanouissant dans l’organisation romaine.
C’est en leur proposant
de tels modèles de la « grandeur » que l’on cherche encore à
fabriquer l’armature de la culture politique de la jeunesse. Ils resteront –
comme un vestige lointain, il est vrai, mais leur fournissant un arrière
fond--, les critères politiques de plus en plus vagues de nos politiciens
technocrates. Je veux dire, ceux pour qui l’ordinateur ou le «portable» ont
plus d’importance que le mélodrame politique ou les litanies ecclésiales, mais
qui n’en vont pas moins (parfois et de moins en moins) au bureau de vote ou à
une tournée papale.
Considérons en effet,
comme le suggère Valéry, aux sources de notre récit des origines, Athènes,
grand ancêtre du mythe démocratique derrière lequel se dissimulent nos
dictatures oligarchiques, Athènes, modèle pour la pensée, pour l’art, pour le
politique, pour la littérature, bref, expression par excellence du «miracle
grec» par l’exemple duquel on a fabriqué des générations de notables dangereux
et médiocres. Dans les « républiques modernes », l’Athènes du temps
de Périclès est couramment appelée la « mère des démocraties ».
Le portrait de Périclès
par Thucydide est traditionnel, dans nos manuels scolaires, puisque c’est la
Grèce du siècle de Périclès, qui est la «mère des démocraties». Et pourtant
Thucydide, qui fit l’éloge de la personne de Périclès et de sa politique, nous
révèle lui-même la véritable signification de cette « démocratie »: à
l’époque de son apogée, la Grèce, comptait quarante mille citoyens
« libres », détenteurs du droit de vote, et cent dix mille esclaves
sans aucun droit. Le vrai nom d’une telle cité serait : une oligarchie
esclavagiste, dominée par une minorité privilégiée. En autre « élite »
de « citoyens » ne disposait du pouvoir que de façon apparente,
servant d’alibi à la prétention « démocratique ». Thucydide lui-même
écrit : « Théoriquement le peuple était souverain, mais en fait l’État était
gouverné par le premier de ses citoyens, Périclès «. Le vrai nom d’un tel
régime est dictature.
Périclès avait imposé une
Ligue, dite de Délos, en laquelle toutes les cités mettaient leurs flottes en
commun pour affronter la Perse. Les cités qui ne pouvaient fournir de
contingent naval s’engageaient à verser un tribut financier. La caisse fédérale
était placée à Délos, au cœur des Cyclades, dans le sanctuaire d’Apollon, qui
en était ainsi le protecteur. Cette caisse fédérale était gérée par des
trésoriers athéniens. Cette hégémonie étant considérée comme insuffisante par
Périclès, en 454 il exigea le transfert du trésor «fédéral» de Délos à Athènes
et en profita pour exercer davantage encore sur ses «alliés» une domination
coloniale en leur imposant une occupation militaire directe par l’implantation
de «clérouquies», c’est-à-dire des garnisons coloniales. Il exerçait ainsi un
contrôle permanent sur la politique intérieure de chaque cité de la Ligue,
réservant les fonctions dirigeantes à ses partisans politiques, et imposant une
monnaie unique, dite «attique». L’impérialisme politique se doublait ainsi d’un
impérialisme économique qui permit de financer les «grands travaux»
d’architecture et de sculpture d’Athènes.
Cette constante politique
de guerre et de domination de Périclès, qu’Aristophane appelait avec dérision
«olympien», suscita le jugement ultérieur de Socrate et de Platon (Gorgias
515 C), sévère sur ses conséquences morales: Périclès «achetait» littéralement
des partisans par des salaires pour «fonctions publiques» plus ou moins
fictives, exploitant les «alliés», rendant les Athéniens lâches, bavards et
avides d’argent.
Dans le Gorgias,
Socrate dit au sophiste Calliclès: «Tu vantes des hommes qui ont régalé les
Athéniens en leur servant tout ce qu’ils désiraient. On dit qu’ils ont grandi
Athènes, mais on ne voit pas que cette grandeur n’est qu’une enflure malsaine.
Nos grands hommes, sans se préoccuper de la sagesse ni de la justice, ont gorgé
la ville de ports, d’arsenaux, de murs, et d’autres niaiseries; quand
surviendra l’accès de faiblesse, on accusera ceux qui seront là et donneront
des conseils, mais on célèbrera les Thémistocle, les Cimon, les Périclès, de
qui vient tout le mal. » (Gorgias 518c-519
c)
Et, en effet, cette
politique conduisit au désastre. Après les provocations de Périclès contre
Corinthe, Potidée et d’autres villes, qu’il acculait à l’asphyxie économique,
Sparte intervint, et ce fut une guerre qui dura vingt-sept ans (de 431 à 404).
Périclès décidant de faire une politique de la terre brûlée pour combattre sur
mer, abandonna toute la campagne autour d’Athènes et laissa aux Spartiates la
moitié de la population de l’Attique. La paysannerie dut ainsi abandonner ses
terres et son mode de vie pour laisser piller et détruire son patrimoine. Après
l’invasion des Spartiates, la peste éclata. Elle emporta le tiers de la
population en raison de la concentration des campagnards campant, dans des
conditions de vie désastreuses, sur les terrains vagues d’Athènes. La guerre
prit fin en 404, par la défaite d’Athènes. A l’automne de 429, Périclès était
mort.
Tel fut le siècle de
Périclès : celui de la guerre permanente, de l’oppression des alliés, alors
qu’on parle du siècle de Périclès comme s’il était l’architecte du Parthénon ou
le sculpteur de la Vénus de Milo. «L’histoire» a oublié qu’il eut, dans les
grandes oeuvres de ce siècle, le seul mérite d’employer le pillage et les
spoliations des villes souveraines, pour son prestige personnel, celui dû à
l’oppression coloniale et à l’exploitation des alliés. «Il s’agit, disait-il
selon Thucydide, de ne pas perdre notre empire et d’écarter la menace que font
peser sur nous les haines suscitées par notre domination. Si vous suscitez des
haines, c’est là le sort commun de ceux qui ont voulu dominer les autres… car
vous régnez désormais à la façon des tyrans[14].»
Cléon et Alcibiade furent
bien, comme dit Platon, ses héritiers. Ajoutons comme sont ses héritiers
(l’intelligence en moins) les Ronald Reagan, les Bush et leurs vassaux
européens.
Le Siècle d’Or Espagnol
Après la christianisation
du monde gréco-romain, l’Europe émerge comme centre de civilisation. Nous
l’avons vu, l’abandon de l’option préférentielle pour les pauvres a permis la
domestication du christianisme, sa soumission ou sa collaboration aux pouvoirs
établis: deux piliers solides la soutenaient, l’Église et la famille. Nous
prendrons deux exemples type de cette exécrable domination, préfigurant
l’hégémonie actuelle des Etats-Unis, celui de l’Espagne, fondatrice du premier
empire colonial, et la France, dont la politique d’expansion en Europe même a
eu pour première conséquence, pendant près de deux cents ans, le malheur des
peuples d’Europe.
Un modèle divin est
proposé à la jeunesse avec la légende du «siècle d’or» Espagnol.
Il avait commencé avec
l’avènement au Saint Empire romain germanique de Charles Quint. L’emblème de sa
divinité : un globe terrestre (naturellement surmonté de la Croix). Il se
vantait de régner sur un Empire «où le
soleil ne se couche jamais.» Il avait exercé non seulement sa prépondérance
en Europe en étant élu empereur (par les « princes électeurs ») par
« la grâce de Dieu », disait-on. Mais il serait été plus juste de
dire : par la grâce de la plus puissante banque européenne : la banque Fugger,
qui avait financé son élection en soudoyant les «princes électeurs». On
reconnaît là les mécanismes éternels de «l’élection», que l’on retrouve en
action, par exemple, pour l’élection d’un président des États-Unis dont la
cagnotte électorale alimentée par les financiers et les banques doit largement
dépasser la barre des 500 millions de dollars s’il a le moindre espoir d’être
élu.
Son successeur Philippe
II contracta tant de dettes qu’il ne remboursait pas, que la banque Fugger fit
faillite en 1563.
Mais, dans l’histoire
officielle, ce n’est pas cet aspect de la grandeur de Charles Quint qui est
évoqué : il poursuivit l’œuvre entreprise par sa grand-mère, Isabelle la
Catholique, qui, après le voyage de Christophe Colomb entrepris sous sa
protection, demanda au pape l’autorisation d’introduire l’Inquisition en
Espagne et qui, en 1492, avait présidé en même temps à la destruction de deux
cultures : la culture arabo-islamique avec la prise de Grenade, dernier vestige
de la civilisation arabo-islamique qui avait irradié à travers l’Europe les
cultures de l’Ouest et ses propres inventions, de la science à la philosophie
et à la mystique, et les grandes cultures amérindiennes par les massacres des
Indiens, atteignant ainsi par le sang de milliers d’innocents; l’objectif
essentiel, avoué, de Christophe Colomb était d’asseoir la puissance de
l’Espagne, et il écrivait au roi Ferdinand d’Aragon, le mari et l’associé
d’Isabelle : « L’or est le plus précieux de tous les biens ;
l’or constitue un trésor. Celui qui le possède a tout ce dont il a besoin en ce
monde, et également les moyens de sauver le âmes du Purgatoire et de les
envoyer jouir au paradis[15]. »
[...]
Telles sont les racines
historiques du Siècle d’or, qui mérite en effet ce nom parce qu’il fut celui du
pillage de l’or par la première expérience lucrative du colonialisme le plus
sauvage. Les chiffres de la « Casa
de Contratación de Sevilla », comptable alors du trafic, révèlent officiellement
que 195.000 kilogrammes d’or et seize millions de kilogrammes d’argent ont été
volés au Pérou de 1503 à 1660.
En Espagne même, ce
furent les maîtres du Siècle d’or qui, dès 1492, donnèrent aux juifs d’Espagne
le choix entre la conversion forcée et l’exil, et procédèrent de même avec les
musulmans enfermés d’abord, comme le raconte Cervantès (« Persilès et Sigismond ») dans les
camps de concentration de la côte occidentale d’Espagne en attendant leur
déportation en Afrique. La répression la plus sauvage s’exerça aussi en Europe
même, avec les exactions du duc d’Albe aux Pays-Bas contre les héroïques Egmont
et Guillaume le Taciturne et leurs populations terrorisées.
L’on parle aujourd’hui
aux écoliers de ce «Siècle d’or« comme si, dans le «roman picaresque», Lazarillo de Tormes[16] ou Guzman d’Alfarache[17], n’avaient pas dénoncé les terribles inégalités
sociales entre une noblesse courtisane paresseuse qui n’utilisait pas les richesses
pillées pour créer en Espagne les bases d’une économie solide, mais simplement
pour alimenter le faste vaniteux des «grands» et des courtisans où, disait Don
Quichotte: « Il n’y a office si honorable qui ne s’acquière avec quelques
pots de vin ». (II, 61) « Ramasser des pistoles… tous les gouverneurs
y vont avec le même désir ». (II, 36)
Tout cela est aujourd’hui
effacé et, à en croire l’histoire officielle, on pourrait croire que ce sont
les Philippe II (roi de 1556-1598) et Philppe III, (fossoyeurs de l’Espagne)
qui ont écrit l’épopée du chevalier prophète, Don Quichotte (1605), ou
l’œuvre géante de Lope de Vega (1562-1635), ou encore les méditations mystiques
de sainte Thérèse d’Avila (1515-1582) et de saint Jean de la Croix (1542-1591),
ou peint les visions grandioses du Greco (1541-1614), qui fut en fait écarté
très vite de la Cour d’Espagne, en 1582.
Toutes ces œuvres, qui
ont été les acteurs d’une véritable avancée de l’homme prenant conscience du
divin qui est en lui, ne sont utilisées dans l’histoire officielle que comme
voile pour toutes les turpitudes de ce qu’on appelle «les grands», pour avoir
ruiné le pays, l’avoir humilié par la destruction de l’Invincible armada par la
faute d’un courtisan incapable et par la cupidité de la Cour, préoccupée
davantage par les exploits guerriers sans gloire des «conquistadores»
tortionnaires, les Pizarre ou les administrateurs ravageurs de l’Amérique
latine.
L’hégémonie française
Un siècle plus tard, la renommée
du Roi-Très-Chrétien remplace celle de Charles Quint et de son fils
Philippe II.
Louis XIV, au cours de
son long règne, de 1643 à 1715, se considérait lui-même comme un dieu
(Apollon), et comme un héros, il commanda à Le Brun, l’un des peintres de la
Cour, un cycle de tableaux sur les campagnes d’Alexandre, et obtint que
l’illustre collaborateur de Michel Ange, Le Bernin, vînt à Paris pour lui
passer commande de la reconstruction du Louvre afin de donner à ce «grand Roi»,
un écrin digne de lui (projet qui avorta d’ailleurs). Ce goût démesuré de faste
et de gloire coûtait cher. Pour payer ce luxe Louis XIV, comme Périclès, ne
connaissait qu’une solution : la guerre, pour le pillage et la rançon des
vaincus, et la pression fiscale la plus féroce sur son propre peuple.
Il se souvient toujours
de sa fuite précipitée, à Saint-Germain, par une nuit d’hiver, alors qu’il
avait dix ans, après l’invasion de sa chambre par le peuple parisien réduit à
la misère. Il avait vu le mécontentement se manifester même dans les plus
hautes sphères avec la Fronde. Au sommet de son pouvoir, lorsqu’il obtint
d’être le garant et le protecteur du traité de Westphalie qui démembrait
l’Europe en «nations» indépendantes, la route était ouverte pour une politique
de conquête, de corruption et de spoliation de ces royaumes émiettés. Il allait
désormais pouvoir satisfaire ses débauches et son faste.
Sa passion du pouvoir
personnel et de l’arbitraire ne connaissait aucun frein. Par exemple, en ce qui
concerne la religion, il savait parfaitement juxtaposer une dévotion
pharisaïque avec les pires dérèglements de sa vie privée. Il se laisse marier à
l’infante d’Espagne, par nécessité politique, tout en faisant légitimer ses
nombreux bâtards par le parlement de Paris, leur faisant attribuer des titres
princiers et mariant les filles avec des princes du sang. Il n’hésita pas à
faire valoir ses prétentions à la succession de la couronne d’Espagne, tirant
prétexte du non paiement de la dot à la mort du père de la reine, Philippe IV
(1665) et parvint à ses fins par la guerre en imposant son petit-fils comme roi
d’Espagne.
Il évitait tout complot
avec l’Église officielle recevant du clergé de France, de cinq en cinq ans, «le
don gratuit», une solide contribution financière. Par contre tout éveil d’une
spiritualité véritable attirait ses foudres : les jansénistes étaient
persécutés comme rebelles à la doctrine officielle de la Sorbonne et aux bulles
du pape. Ainsi furent mis en tutelle les religieux «solitaires» de Port Royal.
A l’égard des
protestants, la persécution prit une forme plus féroce, notamment avec la
répression sanglante des «dragonnades» dans les Cévennes, après la révocation
de l’Édit de Nantes (1685). Elle est devenue célèbre par sa sauvagerie ; les
spoliations, les viols, les enlèvements les massacres des «camisards résistants»,
en un mot, le déchaînement de la soldatesque et la terreur pour interdire le
culte réformé dans l’ ensemble du royaume.
Les résultats de cette
politique sectaire et de telles rapines, furent désastreuses pour la France,
d’abord parce que le partie la plus industrieuse de la communauté protestante
s’enfuit de France et apporta aux pays d’accueil (le Brandebourg, la Hollande,
l’Angleterre et la Russie), son savoir-faire industriel.
Ensuite parce que de
telles horreurs firent naître la haine de la tyrannie de Louis XIV dans toute
l’Europe. (voir l’œuvre du juriste Jurieu Les
soupirs de la France esclave)[18].
Afin que rien ne pût
porter ombrage à un pouvoir qu’il voulait discrétionnaire. («L’État c’est moi»
disait-il) non seulement il écarta des hautes charges les princes du sang et
les cardinaux qui pouvaient y prétendre, mais encore il supprima le titre et la
fonction de Premier Ministre. Il ne rétablit jamais, à la tête de l’armée, le
grade suprême de connétable, qu’il refusa même, en 1714, au maréchal de Villars,
exécutant pourtant le plus fidèle et le plus obéissant pour accomplir tantôt
des missions de guerre, tantôt des répressions impitoyables (par exemple contre
les protestants). Après la mort de Fouquet il ne nomma plus de ministre des
Finances.
Pour apaiser les
ressentiments des notables ainsi évincés des fonctions dirigeantes, il usait de
corruption systématique, les comblant de titres honorifiques, de titres de
noblesse ou de richesses, veillant à ce qu’ils n’oublient jamais qu’ils
n’étaient que des domestiques décoratifs de la Maison du roi. Cette pratique,
nous l’avons vu, était celle du glorieux Périclès à l’apogée de la puissance
d’Athènes, «mère des démocraties».
Il exigeait d’eux la
docilité la plus stricte, même lorsqu’il leur confiait des missions
diaboliques, comme par exemple, celle de Louvois, instrument efficace de sa
politique de conquête et de pillage, usant sans mesure des procédés
d’intimidation les plus barbares allant jusqu’à l’arasement des terres et à
l’incendie systématique du territoire envahi. Car il saisissait toutes les
occasions et prétextes pour satisfaire sa passion insatiable de conquête et
d’enrichissement telles que les conditions exigées pour l’élection de
l’archevêque de Cologne, ou les réclamations impérieuses pour accaparer
l’héritage de «Madame» (fille de l’Électeur palatin, un prince allemand).
C’est ainsi qu’il attira
contre la France la détestation de toute l’Allemagne, après celle de l’Espagne,
de la Hollande, de toute l’Europe et de l’Angleterre, rivale commerciale et
coloniale depuis les implantations au Canada et dans les îles, jusqu’à
l’établissement de comptoirs coloniaux en Inde.
Non seulement, en Europe
s’accumulaient les haines contre la France et se multipliaient les révoltes,
mais la succession ininterrompue des guerres et des coalitions, comme par
exemple, celle de la Ligue d’Augsbourg (avec une guerre de neuf ans, de 1688 à
1697) ou la guerre de succession d’Espagne, conduisirent le peuple français à
une détresse économique, marquée, par exemple, par les famines de 1693 et de
1709). Colbert qui, lui aussi, n’eut jamais d’autre titre que celui de
« Contrôleur général des finances », ne réussit pas à équilibrer le
budget en raison des frais de la guerre quasi permanente et de la
multiplication des bâtiments de prestige. Il en fut conduit, comme ses
prédécesseurs, à s’endetter.
Cet homme compétent mais
sans principe, appliquait rigoureusement la doctrine «mercantiliste» pour faire
entrer en France la quantité la plus grande possible d’espèces et de devises, en
favorisant la production et l’exportation. Il ne put, pour cela, se contenter
de créer des manufactures d’État et tenter d’améliorer l’administration des
forêts (souvent pour y trouver les mâts nécessaires à l’équipement des navires
de guerre). Il dût surtout faciliter, à coup de subventions, la création de
compagnies privées de commerce, et de navigation pour le trafic avec les
Antilles, le Golfe de Guinée, la Baltique, et, selon les ordres du roi, «capter
tout ce qu’il y a de beau en Italie.» De plus en plus les hommes d’affaire
furent appelés à siéger au «Conseil du commerce». Leur part devint plus en plus
grande des profits tirés de la «Traite des nègres».
Malgré tous ces
subterfuges, la misère du peuple de France était grande. Les successeurs de
Colbert essayèrent alors, pour tenter de combler le déficit, de se livrer à des
manipulations monétaires, dévaluation puis réévaluation du louis et de l’écu,
d’instituer des impôts nouveaux, comme la «capitation» (1701), de réclamer
davantage à la «taille», au bail des fermes, aux versements du clergé et des
états provinciaux. Les provinces, de l’Alsace aux Pyrénées, furent de plus en
plus pressurées. Pour enrayer cette dérive militaire, le roi avait recours à la
corruption. A la fin de son règne il en était réduit, lors des pourparlers de
La Haye, à offrir des millions au chef de la coalition adverse, Marlborough,
pour tenter de le gagner à son parti.
Telle fut l’œuvre du
«Roi-Soleil» et de son «grand règne» dont on nous camoufle la réalité profonde
en présentant les choses comme si ce condottieri débauché avait été l’auteur du
Cid, de Bérénice, et des Pensées
de Pascal et tandis qu’on nous cache que sur le registre de ses subventions
littéraires figurent en premier lieu, et avec les pensions les plus substantielles,
les clercs ignares mais courtisans qui fabriquaient sa légende, et qu’il se
contentait de verser un pourboire à Molière, parce que, disait-il :
« les peuples se plaisent au spectacle… Par là nous tenons leur esprit et
leur cœur. » La phrase de Platon dans le Gorgias, à propos
d’Athènes, «[…] on célèbrera les
Thémistocle, les Cimon, les Périclès, de qui vient tout le mal. »,
s’applique à merveille au Roi-Très-Chrétien.
La société était dominée
par deux institutions, l’Église et la famille qui, à elles deux, assuraient la
fonction essentielle de l’éducation.
La famille, de type
patriarcal, assurait la formation: le cultivateur apprenait son métier en
assimilant les traditions de son père : celles de la culture ou de
l’élevage ; l’artisan, qu’il soit orfèvre ou aubergiste, recevait, lui aussi,
de son père et de toute sa lignée, les secrets de la corporation. Les sigles,
gravés dans la pierre, des bâtisseurs de cathédrales en apportent un témoignage
émouvant : le sigle de l’architecte de génie qui a érigé Notre-Dame de Paris,
Pierre de Montreuil révèle que c’est son frère qui a construit, en pleine
croisade, la plus grande cathédrale de Chypre.
Le «compagnonnage»
permettait les échanges mutuels de techniques à l’intérieur de la «corporation»
qui, dans quelque spécialité que ce soit, ne constituait pas une «école»
proprement dite, mais l’apprentissage, sur le terrain, sous la direction d’un
«maître», qui n’avait rien d’un «maître d’école» polyvalent, mais qui excellait
dans sa spécialité.
Même dans les couches
«supérieures» de la société il en était de même : le chevalier apprenait
du chevalier le maniement des armes et affinait son habileté dans les tournois
avec ses pairs. Il en était de même dans
les arts : au XVIIIe siècle,
Jean-Sébastien Bach appartenait à une véritable «dynastie» de musiciens, de
même qu’au XVIe siècle
Giovanni Bellini s’était formé dans l’atelier de son père Jacopo, grand peintre
lui aussi, comme son frère Gentile et son beau-frère Mantegna.
Quant aux finalités
dernières elles étaient le privilège de l’Église, enseignant le respect de la
loi de Dieu, qui impliquait l’obéissance au clergé, aux seigneurs, et aux
dirigeants de tous ordres, depuis le curé du village jusqu’aux chapelains des
châteaux et aux confesseurs des rois.
Seuls les «clercs»
connaissaient écoles ou universités pour s’instruire de la langue ou des textes
sacrés, de leurs commentaires théologiques ou oraux. L’exercice fondamental en
était la controverse sur l’exégèse des textes latins ou de textes bibliques
formulée par des théologiens particulièrement illustres.
Le problème plus général
des «écoles» ne se posa qu’à l’occasion de grandes fractures sociales, telles
que la Réforme, la Renaissance et, plus tard, la Révolution française, mais
sans changer fondamentalement les formes d’organisation ni les programmes.
A ceci près que la
complexité croissante de l’organisation sociale exigea de répondre à de
nouveaux besoins : l'école de village enseigne le minimum de lecture,
d’écriture et de calcul nécessaire pour répondre aux besoins de la conscription
dans des armées non plus féodales mais royales, avec la préparation de ses
cadres subalternes, et le calcul des taxes à verser à l’Etat.
La création
d’«écoles » proprement dites fut d’abord due à des initiatives privées:
dès le XVIIe siècle et surtout au XVIIIe., le développement du machinisme exigea la
formation d’une main d’œuvre plus ou moins qualifiée et de cadres de maîtrise.
Ce furent donc, dans les fabriques, puis les usines, que se forgèrent les
institutions d’apprentissage.
La Révolution française,
surtout lorsqu’elle déboucha sur le régime centralisé de Napoléon, organisa des
institutions universitaires et scolaires proprement dites. Non plus seulement
pour des élites d’exception, comme autrefois le Collège de France, mais, par
exemple, l’institution classique de l’enseignement: le Lycée, dans lequel
Napoléon entendait, avec une discipline militaire, former les officier de ses
armées et les fonctionnaires de ses administrations. L’accent y était mis,
comme dans les collèges organisés jusque-là par les Jésuites, outre les
disciplines spéciales adaptées aux futures fonctions des élèves, sur les
«humanités «.
Depuis lors, pendant tout
le XIXe siècle et
le XXe siècle, les
besoins restant sensiblement 1e mêmes, avec une nécessaire adaptation aux
mentalités nouvelles et aux avancées de la technique, depuis la Restauration,
avec M. de Vatismenil jusqu’à la longue liste des «Ministres de l’éducation»,
ou de la « culture », qui, (à l’exception de Malraux, mais qui ne
disposait que de la parole et du génie) l’on s’est battu (ou l’on a fait
semblant de se battre, à droite comme à gauche) sur trois questions :
1° Comment adapter les
élèves et les étudiants aux nouvelles exigences techniques de l’économie en
«développant» un «enseignement technique»
toujours (et nécessairement) en retard sur la pratique réelle des entreprises
où la «compétitivité» exigeait une innovation permanente ?
2° Du point de vue
social, le souci de maintenir les jeunes «éduqués» dans la ligne de
« l’ordre et de la loi ». Cette préoccupation fut «auréolée» par la
sempiternelle querelle des «humanités». Le problème de la place à donner à
l’enseignement du latin y passait au premier plan, car savoir le latin était
une sorte de titre de noblesse intellectuelle.
La latin c’était à la
fois la langue de l’église et l’école des hommes d’ordre avec la Vulgate et les
«contiones» de Tite Live, l'on circulait sur des rails qui ne risquaient pas de
déboucher sur le « désordre ».
La rengaine était la même
de tous les bords: pour Victor de Laprade les adversaires de la culture latine
sont des «matérialistes, des athées, des révolutionnaires, des socialistes».
Pour l’archevêque Kopp « tout recul de la culture classique a pour effet
d’ébranler les bases du christianisme. »
Mais il en était de même
pour eux qui n’avaient point souci de religion, mais simplement de politique.
3° Le thème des querelles
scolaires, en particulier au Parlement, était celui de la «laïcité», qui
s’était posée violemment, dès 1904 avec la loi de séparation de l’Église et de
l’État.
Dans le cas de l’école,
le problème était particulièrement mal posé par la confusion de deux questions
essentiellement distinctes :
a- La séparation de
l’Église et de l’État était légitime : chaque citoyen doit pouvoir choisir
la religion ou l’irréligion par laquelle il donne un sens à sa vie. L’ingérence
ou la domination d’une Église, quelle qu’elle soit, dans la politique, est donc
inadmissible.
b- En ce qui concerne
l’école il découle de ce principe que chaque enfant, quelle que soit sa foi,
doit avoir un égal accès à l’enseignement public et adopter le culte (ou
l’absence de culte) de son choix.
Malheureusement la loi
fut interprétée d’une manière absurde, comme si aider l’écolier ou l’étudiant à
trouver le sens de sa vie n’était pas la mission première de l’éducation.
Ainsi, sous prétexte d’écarter toute intrusion de l’Église catholique
(numériquement la plus forte en France) et d’exercer son hégémonie à l’école,
on exclut des programmes la connaissance de la partie la plus importante de la
culture de l’humanité. Déjà les cultures étrangères étaient réservées à ceux
qui faisaient l’option d’une langue (on n’étudiait Shakespeare, Goethe ou
Cervantès, par exemple que dans les classes d’anglais, d’allemand ou
d’espagnol) mais on exclut des programmes tout texte exprimant la foi d’un
peuple: même au niveau le plus élevé des grandes écoles ou à l’Agrégation, sont
exclus les textes concernant la foi: pas seulement la Bible, mais la Baghavad
Gita ou le Coran, si bien que la laïcité, au lieu de permettre une initiation à
la culture et à la foi de tous les peuples, pour permettre à notre jeunesse de
choisir sa forme de vie, ne lui donne pas une éducation, mais un enseignement,
c’est à dire la seule transmission des connaissances concernant des spécialités
ou des métiers; une connaissance des moyens, mais aucune possibilité de
réfléchir sur les fins et sur le sens de sa vie, sans privilégier, et moins
encore imposer, une « idéologie » quelconque.
En un mot, dans l’école
ainsi conçue, il ne s’agit pas de faire un homme, mais un mécanicien ou un
médecin lorsqu’il s’agit des techniques et surtout un citoyen obéissant:
colonialiste lorsqu’il en était temps, nationaliste par ignorance des autres en
tout temps.
Deux exemples
particulièrement saisissants : Jules Ferry, qu’on appelle d’ordinaire 1e
fondateur de l’école laïque mais qui fut aussi l’instigateur d’une politique
coloniale agressive, exposait à la Chambre des Députés, dans son discours du 18
juillet 1885 les principes du
colonialisme et du racisme qu’il implique : «Oui, nous avons une politique
coloniale, une politique d’expansion coloniale qui est fondée sur un système»[19]. « Cette politique coloniale repose sur une
triple base: économique, humanitaire et politique[20]. »
– l’argument
économique : «Les colonies sont pour les pays riches un placement de
capitaux des plus avantageux » . L’illustre Stuart Mill, a consacré
un chapitre de son ouvrage à faire cette démonstration et il la résume ainsi:
«Pour les pays vieux et riches la colonisation est une des meilleures affaires
auxquelles ils puissent se livrer».
– l’argument humanitaire.
M. Camille Pelletan dit:
« qu’est-ce que cette civilisation que l’on impose à coups de canon
? »
Jules Ferry :
« Voilà Messieurs la thèse ; je n’hésite pas à dire que ce n’est pas de la
politique cela, ni de l’histoire, c’est de la métaphysique politique.
Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai:il faut dire ouvertement qu’en
effet les race supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures... » (Remous sur plusieurs
bancs à l’extrême gauche ).
Monsieur Jules Maigne :
« Vous osez dire cela dans le pays où ont été proclamés les droits de
l’homme ! »
Monsieur de
Guilloutet : « C’est la justification de l'esclavage et de la traite
des noirs. »
Jules Ferry :
« Si la déclaration des droits de l’homme a été écrite pour les Noirs de
l’Afrique Équatoriale, alors de quel droit allez-vous leur imposer les échanges
et le trafic ? Ils ne vous appellent pas[21] ! »
– l’argument politique
« Je dis que la
politique coloniale de la France, que la politique d’expansion coloniale –
celle qu’il nous a fait aller sous l’Empire, à Saigon, en Cochinchine, celle
qui nous conduit en Tunisie, celle qui nous a amenés à Madagascar – je dis que
cette politique d’expansion coloniale s’est inspirée d’une vérité sur laquelle
il faut pourtant appeler un instant votre attention, à savoir, qu’une marine
comme la nôtre ne peut pas se passer, sur la surface des mers, d’abris solides,
de défenses, de centres de ravitaillement[22] ! »
« Et c’est pour cela
qu’il nous fallait la Tunisie, c’est pour cela qu’il nous fallait Saigon et la
Cochinchine. C’est pour cela qu’il nous faut Madagascar et que nous-sommes à
Diego-Suarez. Et que nous ne les quitterons jamais. »
Quant au nationalisme,
sans remonter à ses origines sous la monarchie, il est politiquement
significatif que ce soit le Parlement qui décide de la réédition de L’histoire de France de Michelet, en
trente volumes, en 1889, pour l’anniversaire de la Révolution, avec cette
remarque de Clemenceau: «La France, soldat de Dieu jadis, aujourd’hui soldat de
l’humanité, sera toujours le soldat de l’idéal.»
Ainsi, selon Michelet
encore : «La France supérieure comme dogme et comme légende. … pontife du temps
des lumières», est une essence éternelle qui précède l’existence de son propre
peuple. Lavisse parle aisément de «ce que la France voulait» comme si elle
était une personne. Ainsi on préparait, dès les bancs de l’école, «l’union
sacrée» de 1918 contre les « barbares » ! Tout comme Jules Ferry
célébrait le colonialisme.
Depuis Lavisse jusque
vers 1970, 1es manuels scolaires développaient les mêmes «leit-motiv»: toutes
les violences, les annexions, les conquêtes, des Croisades à la colonisation
vont dans le sens de l’histoire. Clovis reste ce qu’en fit Grégoire de Tours :
le nouveau Constantin, l’archétype du «roi très chrétien» marchant sur les
traces de David et devenant saint à la fin du XIVe siècle.
Ainsi s’apaisent les
oppositions centenaires entre les nobles, descendus des Francs, et la plèbe
d’origine gauloise : «Il y a deux races dans le pays», écrivait
Boulainvilliers.
Désormais cette histoire
idéologique est au service de la République officielle[23]. dont l’indépendance, à son tour, n’est plus
qu’un mythe quand on la voit fournir des «supplétifs» à l’armée américaine pour
ses entreprises hégémoniques.
Le «nationalisme»
s’exprime désormais sous son angle xénophobe en faisant de
« l’immigrant » la cause de notre chômage et de nos violences, au
lieu de situer les véritables responsables : c’est à dire ce qui les
contraint à émigrer parce que les pillages coloniaux, puis ceux du FMI (et de
ses maîtres américains du Nord) les empêchent de vivre avec leur famille dans
leur pays.
Aujourd’hui encore, dans
nos écoles, en dehors de ces illusionnistes aussi médiatisés que sous-humains,
qu’il s’agisse des « rois très chrétiens » ou des « pères de la
démocratie », ceux qui sont les plus exaltés, dans les manuels scolaires
sont ceux qui, en quelque manière, ressemblent à David ou à Constantin. Je
n’évoque pas ici de souvenirs médiévaux, tels que ceux qui, dans nos plus
belles cathédrales, faisaient figurer l’effigie des rois de France dans les
hauts reliefs, dans la lignée des descendants de Jessé (comme David), mais des
simples chapitres consacrés, par exemple, le « Roi Soleil », à Louis
XIV, dans nos Histoires de France.
Dans sa Politique tirée de d’Écriture
sainte, le plus illustre des prélats catholiques, Bossuet, théoricien de la
monarchie absolue, écrit : « Le titre de Christ est donné aux rois,
et on les voit partout appelés les christs ou les oints du Seigneur. O rois,
vous êtes des dieux, c’est-à-dire : vous. avez dans votre autorité, vous portez
sur votre front, un caractère divin[24]. » C’était là l’opinion de l’Église de
France tout entière : en 1626, l’Assemblée du clergé français déclarait que :
« Les rois ne sont pas seulement ordonnés de Dieu, ils sont dieux
eux-mêmes. » Taine résumait ainsi cette conception : « Le Dieu
du XVIIIe siècle fut une sorte de Louis XIV, image et
suzeraine de l’autre. La même révolution renouvela le ciel et l’État. » (La Fontaine et ses fables, )[25].
Après l’évocation des
épisodes les plus marquants des règnes de David et de Constantin, nous avons,
avec le rappel de ce que furent, en réalité, « grands siècles » et
leurs représentants les plus illustres dans nos écoles, ce qu’ils ont de commun
avec les « grands ancêtres » : David (le « chef de
guerre ») ; Constantin dit « le Grand » et sa politique
totalitaire.
*
* *
Le « nouvel Israël » : l’Amérique
calviniste
Parallèlement à ces monarques
catholiques qui vont convertir et piller les païens, on voit revenir le concept
de «peuple élu» chez les calvinistes.
Cette notion de «peuple
élu» est l’une des plus sanglantes de l’histoire. Illustrée par les exploits
purement légendaires de Josué, elle inspire aux puritains d’Angleterre abordant
en Amérique, de traiter les Indiens comme autrefois les Amalécites ; au nom de
ce principe «d’élection divine» les États-Unis pratiquent la politique de
colonisation d’abord, puis de soumission universelle à leurs lois, sous
prétexte de «destinée manifeste» du nouveau «peuple élu».
Lorsqu’en 1620, un groupe
d’émigrants anglais, calvinistes puritains, fuyant les persécutions,
débarquèrent dans le Massachusetts, ils considéraient que leur vocation était
de créer une « terre nouvelle ». Ces colons qui devinrent, deux siècles après, les créateurs des
Etats-Unis, s’enracinant dans un pays où ils n’avaient point d’histoire, se
fondèrent sur le mythe: leur départ d’Angleterre était un nouvel «exode»
biblique.
L’Amérique était la
«terre promise» pour y bâtir le royaume de Dieu. Ils invoquèrent cette mission
divine pour justifier leur chasse aux Indiens et le vol de leur terre, selon le
précédent biblique de Josué et de ses « exterminations » sacrées «Il est évident, écrit l’un d’eux, que
Dieu appelle les colons à la guerre ... Les Indiens comme probablement les
anciennes tribus des Amalécites et des Philistins, qui se liguèrent avec
d’autres contre Israël[26].»
La «terre promise» devint
dès lors une terre conquise. Cette pratique de spoliation et de massacres
n’était pas en contradiction avec leur conception religieuse, car l’
enrichissement comme la victoire étaient pour eux le signe de la bénédiction
divine.
Les législateurs du
Connecticut, dans les années 1640-1650, (Tocqueville nous le rapporte),
édictaient cette loi pénale puisée dans les «livres sacrés»: «Quiconque adorera
un autre dieu que le Seigneur sera mis à mort.» Lorsqu’ils proclamèrent leur
indépendance à l’égard de l’Angleterre, le père fondateur Georges Washington,
dans son discours inaugural comme président des États-Unis, donna la formule la
plus parfaite de ce qui allait devenir le principe directeur de la politique
américaine jusqu’à nos jours : «Aucun peuple, plus que celui des Etats-Unis,
n’est tenu de remercier et d’adorer la main invisible qui conduit les affaires
des hommes. Chaque pas qui les a fait avancer dans la voie de l’indépendance
nationale semble porter la marque de l’intervention providentielle.»
Nous avons déjà rencontré
le thème de la main invisible, vieux poncif iconographique mésopotamien
requalifié chez Adam Smith: si chaque individu poursuit son intérêt personnel
l’intérêt général sera réalisé. Une «main invisible» réalise cette harmonie.
Washington voit dans cette « main invisible » « l’intervention providentielle » de Dieu en même temps que
la loi fondamentale de l’harmonie entre les intérêts individuels et l’intérêt
général. Son successeur, John Adams, écrivait en 1765: « Je ne cesse de considérer
la fondation de l’Amérique comme un dessein de la Providence conçue en vue
d’éclairer et d’émanciper la portion de l’humanité qui se trouve encore réduite
en esclavage. » L’écrivain Herman Melville au XIXe siècle :»Nous, les Américains,
sommes un peuple particulier, un peuple élu, l’Israël de notre temps ; nous
portons l’arche des libertés[27].»
Il est significatif que
jusqu’à nos jours soit évoquée cette profession de foi et son premier auteur:
sur chaque dollar sont imprimés, côte à côte, le portrait de Washington et
cette devise, inattendue sur un billet de banque : «In God we
trust» (Nous avons foi en Dieu). Ce sera désormais une constante de la
politique du nouveau «peuple élu»: Dieu et le dollar sont les deux mamelles du
pouvoir. Le président John Adams déclare: «l’Amérique a été créée par la
Providence pour être le théâtre où l’homme doit atteindre sa propre stature[28].» Les premiers théoriciens de la Confédération ne
cessent, comme le révérend Dana, de souligner cette filiation divine du Nouvel
Etat : «La seule forme de gouvernement expressément instituée par la Providence
fut celle des Hébreux. C’était une république confédérale avec Jéhovah à sa
tête». (Dana, Sermons, p.17)
Le troisième président
des Etats-Unis, Jefferson, proclame, lui aussi, que son peuple est « le peuple élu de Dieu[29]. » Tout comme Nixon, deux siècles après, dira: « Dieu est avec l’Amérique.
Dieu veut que l’Amérique dirige le monde »: il en sera de même pour tous les présidents des
Etats-Unis pour justifier leurs prédations.
La contradiction entre la
profession de foi et la pratique réelle est une constante de la politique
américaine. Pour ne citer que quelques exemples : le président Mac Kinley
partait à la conquête des Philippines pour les «élever, les civiliser et les
christianiser .» En 1912, envahissant le Mexique le président Taft déclarait : « Je dois protéger notre peuple et ses propriétés au Mexique jusqu’à ce que
le gouvernement mexicain comprenne qu’il y a un dieu en Israël et que c’est un
devoir de lui obéir. » Le langage n’a pas changé, de Washington au
dernier président, l'Amérique, selon les oligarques qui la dirigent, n’a pas
cessé d’être le bras armé de la Providence divine .En pleine guerre du
Viêt-Nam, le cardinal Spellman, archevêque de New York, parlant au nom de tous
ceux qui « croient en l’Amérique et en Dieu» allait à Saigon pour dire aux massacreurs
du Viêt-Nam : « Vous êtes les soldats du Christ! »
Aujourd’hui encore, pour
justifier son surarmement et son trafic d’armes, qui sont le fondement le plus
efficace de la « prospérité économique » des Etats-Unis, à la fois par les subventions
gouvernementales, le financement par l’Etat de la recherche et du développement
en faveur des industries de guerre et de la vente d’armes à l’étranger, secteur
le plus florissant des exportations américaines, Samuel Huntington, idéologue
du Pentagone, dans son livre Le choc des
civilisations déguise les projets d’hégémonie mondiale des Etats-Unis en
une croisade religieuse opposant la « civilisation judéo-chrétienne à la collusion
islamo-confucéenne »[30].
Les politiciens, les
médias et leurs promoteurs se chargent d’anesthésier le peuple en travestissant
ces mythes en réalité historique. Ceci dès les origines. L’un des premiers et
des plus pénétrants analystes, de la politique américaine, Tocqueville, notait
déjà : «Je ne sais si tous les Américains ont foi dans leur religion, mais je
suis sûr qu’ils la croient nécessaire au maintien des institutions
républicaines.» Il ajoutait : «Les uns professent les dogmes chrétiens parce
qu’ils y croient, les autres parce qu’ils redoutent de n’avoir pas l’air d’y
croire ... Aux Etats-Unis le souverain est religieux et par conséquent
l’hypocrisie doit être commune.»
Tel était donc le premier
mythe de la politique Américaine, le
plus sanglant de tous : celui du «peuple élu», nouvel Israël, successeur
indiscutable de tous les domaines donnés par Dieu à David. Rappelons les
psaumes (traditionnellement attribués à David) qui exposent cette élection:
«Demande-moi et je te donnerai les nations pour héritage, pour domaine les
extrémités de la Terre[31]» (Ps. 2, 8) et «Le Seigneur dit à mon Seigneur:
Siège à ma droite et je ferai de tes ennemis ton repose-pieds.» (Ps.110, 1). Ce
mythe a servi à toutes les exactions nationalistes et colonialistes en
établissant une hiérarchie entre les races supérieures et les races inférieures
avec le «droit» de domination qui en découle et aussi avec la prétention de se
situer, grâce à cette investiture divine, au-dessus de toute loi internationale
(par exemple les décisions de l’ONU qui n’émanent que de volontés humaines).
L’État d’Israël considérait comme «chiffon de papier» (l’expression est de Ben
Gourion), la première résolution de l’ONU concernant l’État d’Israël : celle
qui institue cet État et qui en fixe les frontières.
A la prétention qui hante
certains ressortissants des états les plus divers, se réclamant d’une «élection
divine», Rousseau répondait avec fermeté: «Votre Dieu n’est pas le nôtre,
dirais- je à ces sectateurs. Celui qui commence par se choisir un seul peuple
et proscrire le reste du genre humain, n’est pas le Père commun de tous les
hommes[32].»
Roger Garaudy
[1].
Bossuet, Discours sur l’histoire
universelle, « Les promesses vont estre accomplies : les propheties
vont avoir leur dernier éclaircissement. Les gentils sont appellez à la
connoissance de Dieu [p. 271] par les ordres de Jesus-Christ ressuscité : une
nouvelle céremonie est instituée pour la régenération du nouveau peuple ; et
les fideles apprennent que le vray dieu, le dieu d' Israël, ce dieu un et
indivisible auquel ils sont consacrez par le baptesme, est tout ensemble père,
fils, et Saint Esprit. (Paris : S. Mabre-Cramoisy, 1681- édition originale,
partie deux, ch. six, p. 270-271) Ailleurs, on trouve cette phrase: «Le vrai Dieu, c'est le Dieu d'Israël»
Bossuet, Politique tirée des propres
paroles de l'écriture sainte à Mgr le dauphin [Texte imprimé], ouvrage
posthume, Paris : P. Cot, 1709, In-4
[2].
page 35
[3].
J. Ratzinger, Foi chrétienne hier et
aujourd’hui, Paris, Marne, 1977, p.197.
[4].
Balthasar, Hans Urs von, Espérer pour
tous [Was dürfen wir hoffen ?]; trad. de l'allemand par Henri Rochais et
Jean-Louis Schlegel, Paris : Desclée de Brouwer, 1987 et 1993.
[5].
Il en est de même pour les musulmans : un « enfer » éternel est
il compatible avec un Dieu « clément et miséricordieux » ?
[6].
Catéchisme de l'Église catholique,
sous la dir. du cardinal Joseph Ratzinger, Paris, Mame-Plon, 1992, p. 274.
[7].
Id., p.119.
[8].
Id., p.35
[9].
Id., p.12.
[10].
page 186
[11].
Francis Fukuyama, La fin de l'Histoire et le dernier homme, trad. de
l'anglais par Denis-Armand Canal, Paris, Flammarion, 1992. Original américain, The end of History and the last man, New York, Free press, 1992.
[12].
Michel Albert, Capitalisme contre
capitalisme, Paris : Le Seuil, 1991, p. 230.
[13].
Cf. R. Garaudy, Vers une guerre de
religion, Paris, Desclée de Brouwer, 1995.
[14].
Thucydide, La guerre du Péloponnèse, Paris,
Gallimard, La Pléiade, p.829.
[15]
Cité par le père Gustavo Gutiérrez dans son livre: «Dieu ou l’Or des Indes Occidentales, Paris, éd. du Cerf. 1992. p.1.
note.
[16].
Roman picaresque anonyme, précurseur du Don
Quichotte, dans la critique de la société de son époque, qui connut une
immense fortune littéraire. Les plus anciennes éditions connues datent de 1554.
[17].
Roman en deux parties (1599 et 1604) de Mateo Alemàn, (1547-1610?) qui connut
lui aussi une grande gloire; au XVIIIe siècle encore, il fut traduit et adapté en
français par Le Sage.
[18].
Jurieu, Pierre , Les Soupirs de la France
esclave qui aspire après la liberté. [15 mémoires, par P. Jurieu.],
Amsterdam1689
[19].
Journal officiel, 27 mars 1884, pp.
1058.
[20].
Id., p. 1062
[21].
Id., pp.1065-1066
[22].
Id., pp.1067-1068
[23]
Sur ce problème du rôle de l’histoire voir Suzanne Citron, Le Mythe national: l'histoire de France en question, Paris, Éd.
ouvrières, Études et documentation internationales, 1987.
[24].
Bossuet, Politique tirée des propres
paroles de l'écriture sainte à Mgr le dauphin , ouvrage posthume de messire
Jacques-Bénigne Bossuet,.Paris, P. Cot, 1709
[25].
Taine, Hippolyte-Adolphe, Essai sur les
fables de La Fontaine, thèse pour le doctorat ès-lettres présentée à la
Faculté de Paris, Paris : Vve Joubert, 1853, vol. II, chap. III.
[26]. Truman Nelson, «The puritans of
Massachusetts : From Egypt to the Promise Land», Judaïsm, Vol. XVI,2,1967.
[27]. America as a civilization.
p.893
[28]. Adams, John, Diary and autobiography , Autobiography, part 2 and 3, 1777-1780.,
L. H. Butterfield, editor. Leonard C. Faber
and Wendell D. Garrett, assistant editors Belknap press of Harvard university press, p.
282.
[29]. Jefferson, Thomas, Notes on the State of Virginia written in
the year 1781 somewhat corrected and enlarged in the Winter of 1782, for
the use of a foreigner of distinction, in answer to certain queries proposed by
him... , London,1782, section XIX.
[30]. Huntington, Samuel P., Le choc des civilisations, Paris, O.
Jacob, 1997 (The clash of civilizations
and the remaking of world order), trad.
de l'anglais par Jean-Luc Fidel, Geneviève Joublain, Patrice Jorland.
[31].
Pour ramener ce mythe à des dimensions raisonnables, il faut garder à l’esprit
la taille du domaine sur lequel ce chef de guerre aurait régné: moins de 20.000
km2. A titre indicatif,
la Bretagne en fait 27.000, l’Île-de-France 12.000.
[32].
J.-J. Rousseau, Émile et Sophie ou les
Solitaires, ouvrage posthume, Genève, Société typographique, 1781.
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A SUIVRE