12 février 2012

Le journal d'un mutant, par Joseph Boly (12). Sur les pas d'Edmond Michelet. Le silence de Taizé. Vietnamiens à la mer

34. Sur les pas d’Edmond Michelet (p.97-98)

    Tout est grâce ! Je me souviendrai de celle de la Pentecôte 1984 qui m’a amené, sur les pas d’Edmond Michelet , à Brive-la-Gaillarde où j’ai parlé du « chrétien Charles de Gaulle ».
    Quelle émotion, dans cette radieuse chapelle de Marcillac, débordante de savants congressistes et de vivants enfants de la tribu Michelet, d’évoquer, en présence de Madame, la figure de l’ancien ministre du général de Gaulle qui m’est toujours apparu comme un saint et de célébrer, sur sa tombe, avec le père Nagy, venu du Texas, une des eucharisties les plus émouvantes de ma vie.

    Edmond Michelet est né à Paris, en 1899, mais il est arrivé, dès 1925, à Brive où il a rencontré sa future épouse. Homme de contact et de chaleur humaine, il trouvera dans les rencontres l’essentiel de ses orientations : orientations spirituelles avec Maritain et Bernanos, orientations patriotiques avec Péguy  et Maurras  (dont il se séparera), orientations sociales avec le père Maydieu  et Robert Garric , des « Equipes sociales ». Engagé dans l’action catholique sous toutes ses formes, l’homme de résistance devint naturellement l’homme de la Résistance. L’esclave dit toujours « oui », Edmond Michelet, comme Jeanne d’Arc, comme de Gaulle, sut dire « non ». Ce qui le conduisit à Fresnes et à Dachau (1943-1945), avant de devenir ministre des armées, puis plus tard garde des sceaux, sous le général de Gaulle.
    « Il fut un saint ! » Telle est la parole que j’ai recueillie auprès de ceux qui ont vécu avec lui : à Brive où il était père de famille nombreuse, à Fresnes et à Dachau, dans l’univers concentrationnaire et à Paris, dans l’exercice de la justice. L’enfer des camps a suscité des miracles de sainteté : Edith Stein , gazée au four crématoire d’Auschwitz (Elisabeth de Miribel l’évoque dans Comme l’or purifié par le feu, Plon), le père Kolbe , cet héroïque franciscain qui accepta de mourir de faim et de soif dans un bunker, à la place d’un père de famille et combien d’autres. Rue de la liberté qu’Edmond Michelet écrivit sur commande, reste le témoignage le plus bouleversant et le plus précis qu’on ait rendu en français sur la vie dans les camps nazis.  « Quelle leçon d’élévation, tirée d’une humanité ravalée ! lui écrivit de Gaulle. Quel témoignage chrétien porté victorieusement sur les pires attentats du paganisme ! Vous m’avez touché et réconforté… »
    Tandis que la petite chapelle de Marcillac vibrait de toute l’émotion qu’elle pouvait contenir : la croix illuminée dans l’atmosphère charismatique du Veni creator, le petit Martin Michelet me sautant dans les bras au moment de la communion, Notre-Dame de Dachau dans la douceur du Salve Regina, je pensais en tremblant à la pauvre figure que j’aurais faite à Dachau ou à Auschwitz. Aurais-je trouvé, comme Edmond Michelet, dans le contact eucharistique, en Jésus et Marie, la force d’une telle charité rayonnante et l’héroïsme du pardon ?
    « Dans un univers inhumain, dans l’océan de haine qui prétendait nous submerger, l’humaine tendresse, la bonté inépuisable et si accessible de Marie nous furent souvent cause de joie : « causa nostrae laetitiae »…Dans la contemplation de la Vierge au pied de la croix, nous découvrions un sens nouveau à notre misère. Mieux encore, à méditer sur son inlassable intercession, nous comprenions de plus en plus ce que pouvait être notre propre attitude, tant dans les « jours de notre mort » que lorsque, plus tard, se régleraient les comptes. Aucun langage ne traduira jamais la reconnaissance infinie de ceux qui connurent ainsi cette grâce de la transfiguration de leurs souffrances et celle, bouleversante, du désarmement de la haine. » (Rue de la liberté, Livre de vie, Seuil, p.117)


35. Le silence de Taizé  (p.99)

Taisez-vous !
Ce qui parle le plus, à Taizé,
C’est le silence.
Le silence qui remplit tout,
Le silence qui remplit tout,
Le silence de l’église de la réconciliation,
Le silence de ces silhouettes, par centaines,
Assises, agenouillées, prosternées,
Au milieu des lueurs dansantes des bougies et des lampes,
Le silence qui devient langage, échange, communion.

Tout avait commencé par un homme,
Un homme seul, frère Roger ,
Qui venait de Romandie , la patrie de Calvin ,
A la recherche du berceau de ses ancêtres,
Terre de Cluny , terre de Bourgogne, terre romane,
Terre où l’Esprit créateur
Fit surgir en pleine guerre
Un foyer d’entraide et d’hospitalité,
La communauté de Taizé.

Depuis lors, l’Esprit a soufflé.
Frère Roger n’est plus un homme seul.
Autour de lui, des dizaines d’hommes en blanc,
Et autour d’eux, partout, des milliers de jeunes,
Qui portent la croix de Taizé.
Toutes les barrières ont sauté.
Le silence se gonfle de la misère du monde.
La prière se nourrit de la dynamique du provisoire,
La pleine confiance en Jésus-Christ.




36. Vietnamiens à la mer (p.101-103)

     L’irruption des Vietnamiens dans ma vie est une autre mutation, une grâce. Je pense à mon ami de longue date, Trân-Minh Tiêt, apôtre de la paix, auquel un autre ami, congolais celui-là, Jean-Pierre Makouta Mboukou, vient de consacrer un énorme livre où je suis cité à maintes reprises .
     Aujourd’hui, je suis avec les réfugiés, à Liège, pour la fête du Têt, le nouvel an lunaire vietnamien . C’est la fête la plus importante et la plus populaire du Viet-Nam qui commence avec la danse de la Licorne, dans le fracas des pétards. La population en liesse échange des vœux pour une année heureuse, à l’abri des malheurs et des soucis que l’on ne pourra sans doute pas éviter, mais qui seront allégés, si on les supporte ensemble, dans la joie et l’espérance.
     Il y a, dans la chorégraphie vietnamienne, essentiellement féminine, faite de grâce et de légèreté, quelque chose de sacré qui me touche et me séduit. On se sent finalement très petits, Occidentaux américanisés, devant ce miracle de la tradition populaire. L’esthétique du mouvement, chez ces danseuses, est subordonnée à l’inspiration poétique. Que ce soit au théâtre, dans la danse ou dans la musique (je pense à la guitare à une corde ou à la divine cithare à seize cordes), le moindre geste, la moindre action, la moindre note participe à un rite sacré et définit un état d’âme. Nous sommes loin des rythmes assourdissants et abêtissants qu’une certaine musique anglo-saxonne déverse sur nos ondes et dont se repaissent, hélas, si volontiers nos jeunes. La tradition populaire, au Viet-Nam, comme dans la diaspora, est restée miraculeusement intacte. Pas une ride, pas une goutte de snobisme, pas une impureté de langue ou de rythme. Le mouvement des corps, des ombrelles et des éventails, la symphonie des costumes en vert, en jaune et en bleu, la musique des cithares dans un décor de bateliers et de pagodes, quelle féerie, quel raffinement, quel dieu dans la démarche du plus humble campagnard !
     « Les réfugiés de la mer ! » Je renonce, par principe, à employer l’expression américaine consacrée. Réfugiés de la mer, Vietnamiens à la mer, cela va plus droit au cœur  et nous interpelle davantage, nous qui avons vécu leur odyssée, à distance, mais en y prenant une part existentielle. J’ai demandé à la petite Hau et à ses compagnes d’infortune de nous raconter leur histoire. Je n’y ai apporté, ça et là, que de minimes retouches. Miracle de mutation qui transplante brusquement des êtres, d’un jour au lendemain, dans une autre langue, dans une autre vie, dans un autre monde. En moins de trois ans, ils sont nôtres, ils font partie de notre chair, ils relèvent de nos évidences.
     Ils étaient vingt et un, cinq familles ou débris de familles, un jour d’août 1979 (peut-être le 16 ?), sur l’esquif de la mort qui voguait dans la mer de Chine. Ils sont aujourd’hui trente-quatre autour de nous : neuf naissances sont venues s’ajouter, tandis qu’une famille se reconstituait par l’arrivée de la maman et de ses trois enfants. Un père est toujours dans l’attente de son épouse et de son fils. Mais laissons-leur la parole.
     « Nous habitions un petit village de cinq mille habitants, Dan Phuoc, près de Sông-Câu, au centre du Viet-Nam. La plupart des gens étaient pêcheurs. J’habitais avec ma famille, aujourd’hui en Belgique, sauf ma grand-mère et une sœur, restées là-bas. Nous possédions un bateau à moteur et nous pêchions, au moyen de grands filets, le homard, la langouste et le thon. Les produits de la pêche étaient aussitôt vendus sur la plage. Les maîtres du pays en achetaient beaucoup, mais les payaient très mal. La vie dans le village devenait pénible à cause de la police du gouvernement. On arrêtait les gens sans motif. On les conduisait souvent en prison à Song-Câu. On leur faisait subir de mauvais traitements.
     Un beau jour, nous avons décidé de partir par la mer. Nous ne savions pas où nous allions aboutir, mais nous savions que les Philippines étaient en face. Il était trois heures du matin. Personne ne nous a vus. La mer était bonne. Nous avons navigué pendant trois jours. Un typhon s’est abattu qui nous a trempés avec d’énormes vagues. Enfin, un grand bateau nous a aperçus. Plusieurs autres nous avaient croisés en nous ignorant. Celui-là était un navire brésilien, il nous a lancé des nacelles et nous a hissés à bord. Nous avons été fort bien accueillis. Nous étions les seuls réfugiés. Quant à notre petit bateau, il fut abandonné à la mer.
     Notre destination fut Singapour où nous sommes arrivés le 21 août 1979. Deux camions nous ont conduits aussitôt dans un camp où les réfugiés étaient déjà nombreux. Nous y avons retrouvé beaucoup de connaissances. La vie dans le camp était excellente, surtout après ce que nous avions enduré. Nous pouvions sortir librement pour faire des achats dans les boutiques. Nous nous débrouillions avec des signes et quelques mots d’anglais. Nous avions reçu des dollars à notre arrivée, mais nourriture et vêtements étaient distribués pour rien. Nous mangions surtout du riz, du poisson, du porc et toutes sortes de légumes. Nous n’avions pas de travail et nous passions le temps à nous promener et à bavarder. Moi, je jouais avec les autres enfants. Nous n’allions ni dans les pagodes , ni dans les chapelles qui étaient nombreuses. Nous priions, à la maison, les dieux de nos ancêtres.
     Singapour n’était qu’une halte. Il fallait aller ailleurs. On voulut nous envoyer en Amérique du Sud, mais nous avons préféré l’Europe. La Belgique nous était totalement inconnue. Cependant, c’est vers là que nous fûmes dirigés après un séjour d’environ deux mois à Singapour. L’avion fit des escales, je ne sais plus où, et il atterrit à Bruxelles, le 15 octobre 1979, vers cinq heures du matin. Cette date-là, au moins, est certaine. Nous entrions dans une nouvelle famille. »

J. BOLY, Le journal d’un mutant de l’île de Gorée, Bruxelles, CEC, 1987