04 février 2011
Tunisie, Egypte,... Ce qui serait un véritable changement, c'est sortir de l'Occident ( Alain Badiou)
Je vais vous parler aujourd’hui des émeutes en Tunisie. Nous ne sortons pas du sujet du séminaire de cette année - que signifie “changer le monde” ? – expression dont je vous ai déjà signalé le caractère équivoque.
Si on entend par “émeutes” l’action dans la rue de gens qui veulent obtenir le renversement du gouvernement au moyen d’une violence de degré variable, il faut insister d’emblée sur ce qui fait la rareté de ces émeutes tunisiennes : elles ont été victorieuses. Il y avait là un régime qui, depuis 23 ans, paraissait bien en place et le voici renversé par une action populaire qui, de ce fait même, établit rétroactivement sa nature de "maillon le plus faible". Pourquoi nous faut-il analyser ce phénomène, alors que nous pourrions nous contenter de nous en réjouir ? C’est que poind une vague inquiétude, liée au caractère obligatoire de la satisfaction qu’il convient d’afficher, de son caractère, disons-le, consensuel, en dépit de l’illégalité foncière des événements concernés. Il n’est pas facile aujourd’hui de déclarer “J’adore Ben Ali, je suis vraiment navré qu’il ait du quitter le pouvoir”. Quand on le dit, on se trouve placé dans une bien mauvaise position. Raison pour laquelle il faut rendre hommage à la ministre Alliot-Marie qui a regretté publiquement d’avoir tardé à mettre le “savoir-faire” des forces de police françaises au service de Ben Ali, en quoi elle exprimait tout haut ce que ses collègues politiques pensaient tout bas. A côté d’elle, Sarkozy est un hypocrite et un poltron. De même que tous ceux, à droite comme à gauche, qui, il y a quelques semaines seulement, se félicitaient d’avoir en Ben Ali un rempart solide contre l’islamisme et un excellent élève de l’Occident, et qui aujourd’hui sont obligés, à cause d’un consensus d’opinion, de feindre de se réjouir de son départ la queue entre les jambes.
Insistons-y à nouveau : un gouvernement renversé par la violence populaire (et en particulier par la jeunesse, qui en a été le fer de lance), c’est un phénomène rare pour lequel il faut, si on veut trouver un précédent comparable, remonter trente ans en arrière, à savoir à la révolution iranienne (1979)[1]. Trente ans pendant lesquels la conviction dominante a été que de tels phénomènes n’étaient précisément plus possibles. C’est en particulier ce que déclarait la thèse dite de "la fin de l’histoire". Cette thèse ne signifiait évidemment pas que plus rien n’allait se passer : "fin de l’histoire" voulait dire "fin de l’événementialité historique", fin de ceci que l’organisation du pouvoir pouvait être remise en jeu à la faveur d’un moment où, comme disait Trotski, "les masses entrent sur la scène de l’Histoire". Le cours normal des choses, c’était l’alliance de l’économie de marché et de la démocratie parlementaire, alliance qui était la seule norme tenable de la subjectivité générale. Telle est la signification du terme "mondialisation" : cette subjectivité devenue subjectivité mondiale. Ce qui n’était pas par ailleurs incompatible avec des guerres punitives (Irak, Afghanistan), des guerres civiles (dans des États africains délabrés), la répression de l’Intifada palestinienne etc. Ainsi, ce qui avant tout a fasciné dans les événements de Tunisie, c’est leur historicité, la mise en évidence d’une capacité intacte de création de nouvelles formes d’organisation collective.
L’ensemble formé par l’économie de marché et la démocratie parlementaire, ensemble donné comme une norme indépassable, je propose de le nommer : "Occident". C’est d’ailleurs comme cela qu’il s’appelle lui-même. Parmi d’autres noms en circulation, signalons "communauté internationale", "civilisation" (où il est opposé, comme il se doit, à diverses formes de barbarie, cf. l’expression "choc des civilisations"), "puissances occidentales" ... Je rappelle qu’il y a trente ans et plus, le seul groupe qui revendiquait ce nom – "Occident" - comme norme était un petit groupe fasciste à barres de fer (avec lequel j’ai eu à faire dans ma jeunesse). Qu’un nom puisse changer de référent de façon aussi spectaculaire ne peut que signifier que le monde lui-même a changé. Le monde n’a plus le même transcendantal.
Sommes-nous dans un temps des émeutes ?
On pourrait le penser en voyant les événements récents en Grèce, en Islande, en Angleterre, en Thaïlande (les chemises colorées), les émeutes de la faim en Afrique, les considérables émeutes ouvrières en Chine. En France même, il y a comme une tension pré-émeutière ; à travers des phénomènes comme les occupations d’usines, les gens sont tendanciellement au bord d’accepter l’émeute.
Pour l’expliquer, il y a bien entendu la crise systémique du capitalisme apparue il y a 2-3 ans (et qui est loin d’être finie) avec son cortège d’impasses sociales, de misère, et le sentiment grandissant que le système n’est pas si viable ni si magnifique qu’on le disait auparavant ; la vacuité des régimes politiques est devenue manifeste, avec comme unique substance le fait d’être au service du système économique (l’épisode "sauvez les banques" a été particulièrement démonstratif), ce qui a grandement contribué à les décridibiliser. Dans la même période, et justement parce qu’ils sont des opérateurs de survie systémique, les États ont pris des mesures dramatiquement réactionnaires dans plusieurs domaines (chemins de fer, poste, écoles, hôpitaux ...).
Je voudrais tenter de situer ces phénomènes dans le cadre d’une périodisation historique. Selon moi, les dispositions émeutières surgissent au cours des périodes intervallaires. Qu’est-ce qu’une période intervallaire ? A une séquence pendant laquelle la logique révolutionnaire est clarifiée et où elle se présente explicitement comme une alternative, succède une période intervallaire où l’idée révolutionnaire entre en déshérence, et pendant laquelle elle n’est pas encore relayée, une nouvelle disposition alternative n’étant pas encore construite. C’est au cours de telles périodes que les réactionnaires peuvent dire, justement parce que l’alternative est affaiblie, que les choses ont repris leur cours naturel. C’est typiquement ce qui s’est passé en 1815 avec les restaurateurs de la Sainte-Alliance. Dans les périodes intervallaires, les mécontentements existent mais ne sont pas structurés, car ils ne peuvent tirer leur force du partage d’une idée. Leur force est essentiellement négative ("qu’ils s’en aillent"). C’est pour cette raison que la forme de l’action de masse collective pendant une période intervallaire est l’émeute. Prenez la période 1820-1850 : elle a été une grande période d’émeutes (1830,1848, la révolte des Canuts lyonnais ...) ; mais ce n’est pas pour autant qu’elle a été stérile ; au contraire, elle a été d’une grande fécondité même si de façon aveugle. C’est de cette période que sont sorties les grandes orientations politiques globales qui ont vertébré le siècle suivant. Marx l’a bien dit : le mouvement ouvrier français a été une des sources de sa pensée (à côté de la philosophie allemande et de l’économie politique anglaise).
Quel est le critère d’évaluation des émeutes ?
Le problème propre à l’émeute, en tant qu’elle met en cause le pouvoir d’État, c’est qu’elle expose l’État à une variation politique (la possibilité de son effondrement), mais qu’elle ne constitue pas cette variation : ce qui va se passer dans l’État n’est pas préformé par l’émeute. C’est la différence majeure avec une révolution qui propose en elle-même une alternative. C’est la raison pour laquelle, de tout temps, les émeutiers se sont plaint de ce que le nouveau régime soit identique au précédent (le prototype en est, après la chute de Napoléon III, la constitution au 4-septembre d’un régime constitué du personnel politique du précédent). Je vous signale que le Parti, tel que le concept en a été créé par le POSDR puis par les bolcheviks, est une structure qui est explicitement apte à se constituer comme une alternative au pouvoir en place. Quand la figure émeutière devient une figure politique, quand elle dispose en elle-même du personnel politique dont elle a besoin et que le recours aux vieux chevaux de la politique devient inutile, on peut prononcer à ce moment-là la fin de la période intervallaire.
Pour en revenir à l’émeute tunisienne, il est très probable qu’elle va se poursuivre - en se divisant – en proclamant que la figure de pouvoir qui va se mettre en place est tellement décrochée par rapport au mouvement populaire qu’elle n’en veut pas non plus. Sur quels critères peut-on donc évaluer l’émeute ? Il faut en premier lieu qu’il y ait une certaine empathie vis-à-vis d’elle, condition tout à fait nécessaire. Il y a la reconnaissance de sa puissance négative, le pouvoir honni s’effondre au moins dans ses symboles. Mais qu’est-ce qui est affirmé ? La presse occidentale a déjà répondu en disant que ce qui s’est exprimé là était un désir d’Occident. Ce qu’on peut assurer, c’est qu’il s’agissait d’un désir de liberté et qu’un tel désir est sans discussion un désir légitime au regard d’un régime aussi despotique et corrompu que l’était celui de Ben Ali. Que ce désir comme tel soit un désir d’Occident est plus problématique.
Il faut rappeler que l’Occident comme puissance n’a jusqu’à présent donné aucune preuve qu’il se souciait de quelque façon que ce soit d’organiser la liberté dans les endroits où il intervient. Ce qui compte pour l’Occident c’est : “marchez-vous ou non avec moi ?”, en donnant à l’expression “marcher avec moi” la signification d’une intériorité à l’économie de marché, si besoin en collaboration avec une police contre-révolutionnaire. Des “pays amis” comme l’Egypte ou le Pakistan sont tout aussi despotiques et corrompus que l’était la Tunisie de Ben Ali, mais on n’entend guère s’exprimer à ce sujet ceux qui sont apparus, à l’occasion des événements de Tunisie, comme des ardents défenseurs de la liberté.
Comment définir un mouvement populaire réductible à un "désir d’Occident" ? On pourrait dire, et cette définition s’appliquerait à un pays quelconque, qu’il s’agit d’un mouvement se réalisant dans la figure d’une émeute anti-despotique dont la puissance négative et populaire prend la forme de la foule et dont la puissance affirmative n’a pas d’autre norme que celles dont l’Occident se prévaut. Un mouvement populaire répondant à cette définition a toute chance de se terminer par des élections et il n’y a aucune raison pour qu’une autre perspective politique en provienne. Je propose de dire qu’au terme d’un tel processus, on aura assisté à un phénomène d’inclusion occidentale. Ce que nous dit la presse occidentale, c’est que ce phénomène est l’issue inéluctable du processus émeutier, tunisien en l’occurrence.
S’il est vrai que, ainsi que Marx l’avait prévu, l’espace de réalisation des idées émancipatrices est l’espace mondial (ce qui, soit dit entre parenthèses, n’a pas été le cas des révolutions du 20ème siècle), alors un phénomène d’inclusion occidentale ne peut pas être tenu pour un changement véritable. Ce qui serait un véritable changement, ce serait une sortie de l’Occident, une "désoccidentalisation", et elle prendrait la forme d’une exclusion. Rêverie, me direz-vous ; mais c’est justement une rêverie typique d’une période intervallaire comme celle que nous connaissons.
S’il y avait une évolution différente de l’évolution vers l’inclusion occidentale, qu’est-ce qui pourrait en attester ? Aucune réponse formelle ne peut ici être donnée. On peut simplement dire qu’il n’y a rien à attendre de l’analyse du processus étatique lui-même qui, nécessairement long et tortueux, finira par déboucher sur des élections. Ce qui est requis c’est une enquête patiente et minutieuse auprès des gens, à la recherche de ce qui, au terme d’un processus de division inévitable (car c’est toujours le Deux qui est porteur de vérité, et non l’Un) sera porté par une fraction du mouvement, à savoir : des énoncés. Des choses dites, qui ne soient pas solubles dans l’inclusion occidentale. S’il y en a, de ces énoncés, ils se reconnaissent facilement. C’est sous condition de ces énoncés nouveaux que peut se concevoir un processus d’organisation des figures de l’action collective.
Transcription par Daniel Fischer du séminaire d’Alain Badiou à l’ENS, le 19 janvier 2011.
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