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6 – Les caravanes de l’amour
«Je crois en la religion de
l’amour, où que se dirigent ses caravanes, car l’amour est ma religion et ma
foi». Ibn’Arabi
Dans «Eloge de l’amour»,
Alain Badiou rappelle que, dans sa «République
de Platon», il fait dire à ce dernier : «Qui
ne commence pas par l’amour ne saura jamais ce que c’est que la philosophie». Badiou fait référence à
l’amour en tant qu’attirance, sentimentale et physique, entre deux personnes.
Pour Platon pourtant l’amour est d’abord aspiration à l’Idée, à l’Absolu,
absolu bien ou absolue beauté. Mais les deux penseurs en font l’indispensable
de la philosophie, soit dans le langage d’Alain Badiou une «procédure
de vérité», procédure qui a
à voir non avec l’Un, mais avec la différence puisque c’est une construction
entre deux personnes. Cette inscription dans le monde à partir de la
différence fonde l’universalité de l’amour. Tout amour personnel comporte une
part d’universel dont se nourrit la transcendance.
Si la transcendance est, ainsi
que nous le pensons avec Garaudy, «non…un attribut de Dieu mais…une dimension
de l’homme», alors l’amour humain
en est le principal ressort en même temps que la manifestation la plus éclatante
: «l’effusion qui assemble, en esprit, deux êtres de chair, écrit Georges Bataille, n’est [pas] moins profonde
que celle qui élève le fidèle à Dieu: et peut-être le sens de l’amour divin
est-il de nous donner le pressentiment de l’immensité contenue dans l’amour
d’un être mortel» .
Dans «Eloge de l’amour»
encore, Alain Badiou décrit ce qu’il y a de transcendance dans l’amour
humain : «C’est dans l’amour que le sujet va au-delà de lui-même, au-delà du
narcissisme. Dans le sexe, vous êtes au bout du compte en rapport avec
vous-même dans la médiation de l’autre. L’autre vous sert pour découvrir le
réel de la jouissance. Dans l’amour, en revanche, la médiation de l’autre vaut
pour elle-même… Vous partez à l’assaut de l’autre, afin de le faire exister avec
vous, tel qu’il est. Il s’agit d’une conception beaucoup plus profonde que la
conception selon laquelle l’amour ne serait qu’une peinture imaginaire sur le
réel du sexe».
Amour humain, amour de
l’humanité, amour de Dieu, tous sont reconnaissance, assomption de l’Autre, que
cet «autre» soit individuel, communautaire, générique ou divin. Tous, par
l’accès qu’il m’y est donné de l’autre et par l’accès que l’autre y obtient de
moi, me servent de médiateurs vers le même universel transcendant. Celui qu’une
force interne presse à se dépasser, qui se transcende, par un choix non imposé, dans l’amour humain comme dans les
autres formes d’amour, ne poursuit pas un objectif individualiste mais initie
son geste pour «l’autre», apportant ainsi sa pierre à l’édifice humain,
«ultra-humain» de Teilhard ou «homme nouveau» des communistes, qui
ne sont rien d’autre que l’épanouissement
de la condition humaine, unique objet et
unique terrain de transcendance.
Quelle que soit sa forme et sa
destination – de même que l’engagement politique, la foi et l’expression
artistique -, l’amour est indissolublement en rapport avec la transcendance en
tant que manifestation, facteur et effet de celle-ci, en tant qu’évènement et
fidélité à cet évènement.
*
Alain Badiou définit l’évènement comme «quelque
chose qui se produit localement dans un monde et qui ne peut être déduit des
lois de ce même monde». En tant qu’évènement, l’amour introduit une rupture dans le peuplement de la personne.
Accepter cet évènement dans tout son déroulement et toutes ses conséquences,
lui être fidèle, fait de la personne, jusqu’ici individu isolé, un sujet acteur
de son changement.
Il n’est pas de rupture plus
décisive, plus déterminante dans notre monde personnel que l’amour. La fin d’un amour marque le retour à
l’état conforme du monde, l’Un de Badiou noyé dans le Multiple ou la Dispersion
de Teilhard, ignorant du Deux, de l’Autre positif. Par contre, l’irruption dans
notre vie de l’amour y introduit l’incertitude. Elle déclenche un processus de
vérité qui fait de l’individu isolé mais tranquille, occupé à son bien-être
domestique, un sujet inquiet, mais agissant sur l’organisation de son monde.
L’amour n’est pas un «long fleuve
tranquille». Comme l’écrit Georges Bataille, l’amour individuel est transgression : l’espèce humaine n’a pas
besoin de ce «désordre des sentiments»,
la société tient donc l’amour pour «une
futilité ou une menace», et l’Etat, fondé sur la raison, «oppose
sa vérité universelle à la vérité particulière des amants».
Pourtant, malgré les dangers, «l’angoisse et la peur », l’amant et
l’aimé, l’Un et l’Autre, se cherchent, se voient, se reconnaissent, s’étreignent…
et se reposent. Bataille affirme d’ailleurs que c’est non dans la frénésie de
l’étreinte mais dans cette dernière phase, «ces moments de calme»,
que se situe «tout entière la vérité de l’amour», car, en ces moments-là nous en «perdons
la limite». Comme pour son «maître» le Marquis de
Sade, défiant Dieu et les Lumières, l’amour est «une manière d’être
illimité», mais provisoire et presque
accidentelle, «un éclair entre deux nuages». Borné
par rien, outrepassant toutes les frontières, «fauteur» de désordres, l’amour fait transcendance, y
compris par la part de souffrance – et pour le «divin marquis» ce mot a un sens
- qui le compose.
Etre fidèle à l’évènement Amour peut entraîner des actes parfois
inconsidérés. L’amour n’est pas l’amour lorsqu’il signifie pour l’un possession
de l’autre et pour l’autre abandon de son humanité, «aliénation»,
«réification» (transformation en chose) dirait Marx.
Si l’autre n’est que l’objet de mon
désir, il n’a pas pour moi d’existence autonome, je ne le reconnais pas comme
sujet . Egocentrisme ou égoïsme est le vrai nom de cet amour de
soi dénoncé par Rousseau, amour de l’individu pour lui-même. Où l’autre n’est
pas, l’amour est absent. Retenons cela en pensant a contrario à ce que devient la
condition humaine, là où l’autre est nié dans sa personne, physiquement et
spirituellement haï. Nous avons de l’admiration pour l’artiste infatigable que
fut Picasso, mais que penser de l’homme pour lequel «il n’y a, selon la citation du maître que rapporte Sophie Chauveau
(«Picasso, le minotaure»), que deux sortes de femmes, les déesses ou
les tapis-brosses», Pablo étant passé maître, aussi, dans l’art de
transformer les premières en secondes. Picasso, génie de la création… et de la
destruction.
*
La fidélité à l’évènement Amour
induit les actes considérables dont regorgent la littérature, le théâtre et le cinéma.
«Il y a, écrit Badiou dans «Eloge
de l’amour», un lien intime et profond entre l’amour et
la mort, dont le sommet est sans doute le Tristan et Isolde de Richard Wagner,
parce qu’on a consumé l’amour dans le moment ineffable et exceptionnel de la
rencontre et qu’après on ne peut plus entrer dans le monde qui reste extérieur
à la relation». La mort de
l’amant dans le sacrifice pour sauver l’aimé et la mort couronnement de l’union
dans l’amour-passion, car seule la mort, ultime frontière, unit éternellement
les amants, qui ne reculent pas s’il le faut devant leur suicide commun. Dans
ces deux cas, admettons, contre toute réalité, que le sacrifice, bien qu’il
entraîne la mort de l’un ou des deux, représente en vérité une victoire sur la mort,
puisque, pour les amants, la seule mort à redouter est celle de leur amour, que
le sacrifice rend justement impossible. Le présent du sacrifice – présent comme
actualité temporelle et présent comme offrande – s’inscrit comme scène
d’éternité pour leur amour. Wittgenstein notait déjà dans le «Tractatus» : «Si l’on entend par éternité non la durée
infinie mais l’intemporalité, alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le
présent». Même si ce présent est le moment du passage de la vie à la mort.
Cette éternité garantit une fidélité absolue car située «en dehors de l’espace et du temps», ce qui le rend inaccessible à
tout élément extérieur aux amants.
Mais justement, «la
mort n’est pas un évènement de la vie»
pour Wittgenstein, et être fidèle à l’évènement-amour peut s’accomplir aussi
dans le monde réel. Alain Badiou écrit dans «Eloge de l’amour» : «Un amour véritable est
celui qui triomphe durablement, parfois durement, des obstacles que l’espace,
le monde et le temps lui proposent».
Au diable manies, habitudes, vices, jalousies, vengeances, cruautés, qui sont
des infidélités au deux de l’Amour ! Place au «dévouement
et [à] la vertu que suscite Eros», comme nous y invite Phèdre dans «Le
banquet». Fidèles à notre amour, et s’il ne nous est
pas donné de «mourir pour autrui»,
qui est «ce à quoi seuls consentent ceux
qui sont amoureux», il nous faudra donc vivre.
Est-ce que vivre c’est occuper un
espace-temps quelconque entre la naissance et la mort ? Est-ce que c’est
satisfaire les exigences biologiques de croissance, de reproduction et
d’assimilation ? Est-ce que vivre ne serait pas plutôt aimer ? Si aimer,
pour reprendre la formule de Badiou, est autre chose et plus que «l’habillage du sexe», alors l’entraide,
l’assistance, l’affection, l’amitié, la tendresse, sont des composants de
l’amour. Eros ne rime pas forcément avec héroïsme. Au demeurant, le vrai héros
ne s’inscrit-il pas autant sinon plus dans la durée de l’effort que dans la
fulgurance d’un instant, autant sinon plus dans le courage du quotidien que
dans une exaltation éphémère, autant sinon plus dans le chemin poursuivi avec
persévérance – et lucidité – que dans l’ivresse du définitif, de l’irrémédiable ?
Et voici pourquoi, finalement et de quelque façon qu’elle brûle, wagnérienne ou
non, de la flamme d’amour, nul n’est «sauvé que par la mort», comme le dit le poète perse Chiraz
Saadi (13e siècle) dans son «Jardin
des Roses».
*
Décrire les faits qui lient entre
eux les amants, les faits observables, objectifs, bruts, non-interprétés,
permet-il de comprendre ce qu’est leur amour ? Autrement dit, le réel de l’amour
est-il sa vérité ? Dire que l’amour
ne s’observe pas dans un laboratoire, ne se décrit pas par des formules
mathématiques, physiques ou chimiques, ne se met pas en œuvre par des
protocoles techniques, c’est dire une évidence. Le seul fait avéré à propos de
l’amour est donc un fait qui en réalité n’en est pas un, et qui en vérité
énonce même l’impossibilité d’établir sur l’amour le moindre constat d’un fait
objectif.
Dans l’amour de deux êtres
humains, rien d’extérieur n’intervient, et pourtant rien ne se déduit de l’intérieur.
Il faut donc supposer que de l’extérieur est contenu dans l’intérieur de
l’amour, que du transcendant jaillit de l’immanent, qu’il y a dialectique,
échange et réciprocité. La transcendance est le nom d’une hypothèse, d’un
postulat, sur le caractère hors-normes, hors monde réel, du feu qu’allume en
moi l’être aimé et qui me brûle tant dans les rapports que j’ai avec cet être
que dans mes rapports avec le monde réel, tous rapports que cet amour
transfigure.
Cette anormalité pousse à franchir
les frontières aussi dans la foi, la politique révolutionnaire et l’art, qui ne
sont que des figures de l’amour.
(A suivre)