Invités: Pierre-Paul Grasset, Jean Guitton, Roger
Garaudy, Ernest Kahane, François Russo, Pierre Emmanuel, Madeleine
Barthélemy-Madaule.
Mireille Lanctôt. Roger Garaudy, on dit que Teilhard a
fasciné même les marxistes —dans le fond vous en êtes un — comment expliquer
cela?
Roger Garaudy. Je ne pense pas que Teilhard soit jamais allé
dans le sens du marxisme, mais il est vrai qu'un marxiste se reconnaissait
volontiers en lui et je m'y suis aisément reconnu. J'ai d'ailleurs été son
introducteur dans la traduction russe qui en a été faite par les soviétiques.
Précisément parce que pour lui l'histoire a un sens. Et je crois que, ce qui
nous unissait, c'était une même lutte contre l'idée de l'absurde. J'ai toujours
été contre la conception de l'homme de Sartre: l'homme est une passion inutile
. Je n'ai jamais pensé avec Camus que le monde était absurde. Je crois au
contraire que ce monde a un sens et c'est en quoi nous nous reconnaissions si
aisément en Teilhard .
Est-ce que la vision cosmique du monde du père Teilhard peut
apporter quelque chose à la réflexion marxiste? Oui... par ce respect qu'il
avait de la transcendance. Et je ne pense pas qu'il puisse y avoir une pensée
révolutionnaire sans transcendance, c'est-à-dire sans possibilité de rupture.
Par transcendance, je n'entends pas ce que les théologiens classiques ou
dogmatiques entendent, mais d'abord le contraire du fatalisme: on peut vivre
autrement, un moment de rupture est possible. Deuxièmement, le contraire de
l'individualisme. C'est-à-dire, je pense que chacun de nous est responsable de
l'avenir et du destin de tous les autres. Cette forme de transcendance, en nous
rappelant qu'elle était la condition essentielle de toute pensée
révolutionnaire, car si l'histoire était déjà déterminée, nous n'aurions pas
besoin d'être
révolutionnaires, il n'y aurait plus qu'à attendre que le
socialisme naisse. Or, il ne peut naître que de l'effort de chaque jour. Et je
crois que, chez Teilhard, cette notion du travail, de l'effort, qui rejoint une
pensée qui m'a toujours frappé chez le père Chenu, un de nos plus grands et
plus aimés théologiens: "Plus je travaille, plus Dieu est créateur",
à mon avis, c'est la plus grande leçon que nous puissions tirer et de Teilhard
et de Chenu.
Et ça, ça rapproche d'ailleurs Teilhard de Marx, c'est-à-dire
que l'homme est responsable de sa vie , est au centre de son avenir. Et surtout
d'un Marx non dogmatique. Je crois que Teilhard d'ailleurs en a souffert comme
Marx lui-même, si des disciples souvent trop hâtifs ont durci une pensée, l'ont
simplifiée, l'ont réduite. Mais il y a, chez l'un comme chez l'autre, à la fois
ce sentiment que la vie a un sens, mais aussi ce sentiment de notre
responsabilité à l'égard de ce sens. L'avenir n'est pas un scénario déjà écrit
que je n'aurais plus qu'à jouer; en réalité, c'est une réalité toujours en
train de se faire. Je crois que des disciples trop hâtifs et finalement qui ont
porté tort à la mémoire et à l'œuvre de Teilhard ont voulu la transformer en
une sorte de finalisme, d'optimisme béat. Ce qui n'était pas du tout dans la
pensée de Teilhard. Pour moi, Teilhard c'est l'homme du " Milieu divin
", l'homme qui nous fait sentir que nous baignons dans une réalité qui
nous dépasse et que nous y baignons avec joie. C'est un grand maître de la
joie.
Je sais bien que, pour saint Paul déjà, le Christ était le
rédempteur de la nature entière. Mais il faut bien dire qu'en dehors de saint
François d'Assise, qui a si profondément senti la nature — la nature
généralement était tenue en suspicion par le christianisme -- alors cette
merveilleuse réhabilitation de la matière, de la chair, de la nature chez
Teilhard c'est un élément, pour moi, exaltant. Sa "Messe sur le
monde", ça reste, je crois, le cri de joie de la nature spirituelle, et
acceptant sa propre nature, acceptant la matière, et ne se cantonnant pas dans
ce dualisme qui a toujours stérilisé le christianisme à certaines époques.
M.L. Est-ce que sa pensée est encore actuelle ?
R.G. Je le crois, parce qu'il a réussi à se placer au point central de toute
vie humaine, au sommet d'où on peut dominer tout le reste, c'est-à-dire au
point où l'acte de création artistique — et je tiens Teilhard pour un grand
poète — l'action politique au sens le plus large du mot, c'est-à-dire celle qui
concerne l'avenir de l'homme, celle qui permet de faire de chaque homme un
homme, c'est-à-dire un créateur, à l'image de Dieu, je crois que c'est là le
mérite essentiel de Teilhard, d'avoir réussi à unir ainsi l'acte de foi, l'acte
politique au sens le plus large et l'acte de création poétique.