Marc Chagall, Esquisse pour "La Guerre", Gouache et encre de Chine, 1964 |
Une
oeuvre d'art n'est pas politique par son sujet. Pas plus, d'ailleurs, qu'elle
n'est religieuse
par son sujet.
Un
portrait de Louis XIV par Rigaud est service de courtisan.
Une peinture de bataille d'Horace Vernet est affaire de journaliste.
Une peinture de bataille d'Horace Vernet est affaire de journaliste.
Une
sculpture d'Arno Brecker ou un tableau du «réalisme socialiste» relèvent,
avec plus ou moins de bonheur, de la propagande.
Ce
qui n'exclut nullement que, de l'icône de l a Trinité de Roublev à l'oeuvre de
Daumier, des «Odes mystiques» de Roumi aux romans de Dostoïevski, du «Cuirassé Potemkine» d'Eisenstein au «Guernica» de Picasso, des poèmes de
Claudel à ceux d'Aragon ou de Neruda, la foi ou la politique n'aient inspire des
chefs-d'oeuvre. Ni
le génie du Greco ni celui de Goya n'ont été ternis par la ferveur mystique ou
la résistance
nationale et politique.
Le
problème des rapports de l'art et de la politique, comme de l'art et de la foi,
se situent
sur un autre plan que celui de sujet. Je ne connais pas de grand art qui ne
soit, à la fois, politique et religieux. Politique parce qu'il interpelle une
communauté, religieux parce qu'il ouvre, dans la vie, une brèche de transcendance.
L’Iliade
est une épopée politique parce qu'elle appelle le peuple grec à la conscience de son unité et de ses valeurs, tout comme Shakespeare réalise un théâtre politique en donnant
à une nation le sens de la continuité de son message historique, et, dans Hamlet, le pressentiment
de ses contradictions et de ses ruptures.
Les
«sujets» n'y sont pour rien. Bruegel peut peindre la «Montée au Calvaire» ou Grunewald
le Retable d'Isenheim, nul ne peut s'y
tromper: il s'agit de la «levée des gueux»,
de la résistance des Flandres, ou de la «Théologie de la révolution» de Thomas Munzer,
et de la «Guerre des paysans».
Une
création n'est ni politique ou religieuse ni comme «reflet», plus ou moins
«embelli», d’un ordre existant, ni comme «projet» qui ne serait que le
prolongement ou l'idéalisation de cet ordre, ou le cri de guerre d'un tract d'opposition.
Ni sucrerie de Saint-Sulpice, ni gesticulation
«contestataire».
"Esperenza", sculpture sur bois de Segundo Guttierez |
Une
oeuvre est indivisiblement politique et création de la foi par son pouvoir d 'interpellation.
Interpellation
d'une communauté et pas d'un cénacle (j'appelle «cénacle» un groupe
élitiste
qui situe une oeuvre par rapport à une école ou un «style», et non par rapport
à un mouvement historique global). Giotto ou Duccio, Balzac ou Hugo
interpellent une communauté. Ingres ou Dali sont au service de la suffisance et
de l'autosatisfaction d'un cénacle. Un masque africain est, à mon sens, l'exemple
typique d'un art politique et religieux: condensation des énergies de la nature,
des ancêtres, des dieux, il irradie, par la danse, effectuée sous le masque,
cette énergie dans toute la communauté.
Interpellation
et appel à la rupture, à la transcendance. Par la prise de conscience des mouvements
profonds d'une époque, de ses angoisses et de ses espoirs, de ce qui meurt en
elle, par la satire, comme Cervantes, ou le symbole, comme Kafka, ou de ce qui
naît en elle et préfigure l'avenir, comme l'amour des poètes d'Occitanie, la
foi visionnaire de Rembrandt , ou la réalité devenant tourbillon de lumière
avec Delaunay.
Il
n'y a d'art politique (ou religieux) que l'art prophétique, celui qui nous aide
à inventer l'avenir en nous désignant une réalité plus réelle que le réel:
celle du possible.
Cette
politique et cette foi ne s'expriment, à chaque époque, en oeuvre d'art, qu'en inventant
le langage nouveau donnant à cette «interpellation» sa plus grande puissance d'étonnement
et de percussion. Dire un avenir neuf exige une nouvelle manière de le dire à un
peuple neuf. Le génie consiste à inventer à la fois le message et le langage.
C'est
pourquoi la pratique des arts et l'esthétique (comme réflexion sur l 'acte créateur)
doivent, à mon sens, constituer la base de toute éducation il n'y a pas d'enseignement
plus révolutionnaire que d'apprendre à un enfant à aborder le monde on
pas comme une réalité donnée, toute faite, mais comme une oeuvre à créer.
Article de Roger Garaudy dans la Revue hebdomadaire « Arts », 3 juillet 1981, p.7
[Les tableaux illustrent l'article du blog, non l'article de Garaudy dans la revue]
[Les tableaux illustrent l'article du blog, non l'article de Garaudy dans la revue]
Picasso, "Les femmes d'Alger", 1955 |