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L'UNIVERSITÉ DES MUTANTS: UNE
UTOPIE UNIVERSALISTE RÉCUPÉRABLE ?
Pascal BEKOLO BEKOLO Université de Yaoundé 1
A l'orée du 3e
millénaire, dans les années 1970, beaucoup de grands esprits furent comme
saisis de vertige à l'idée des transformations merveilleuses dont le
monde allait accoucher. Et, prophétisant ou prospectant
scientifiquement, certains s'aventurèrent à prédire les
grands changements du 3e
millénaire. Le rêve Senghorien de la
civilisation de l'universel, qu'il
entrevoyait comme un rendez-vous idyllique du
donner et
du recevoir participe
de ces perspectives là.
Senghor crut d'autant
plus fortement à son rêve que par un de ces magnifiques concours
de circonstance
dont l'histoire a le
secret, un outil formidable de la
réalisation de son idée lui fut offert, sur ces
entrefaites, par
son ami Roger
Garaudy, philosophe, Directeur de l'Institut International pour le Dialogue des
Civilisations.
|
1978 Garaudy et Senghor |
Il s'agissait de la proposition d'une université des
mutants pour le dialogue des cultures faite,
en 1978, à trois pays: le Mexique, le Sénégal et
l'Iran, sur laquelle sauta
littéralement le président sénégalais, et pour cause: leprojet de
l'université des mutants, articulé sur deux
principes: le développement
endogène et le dialogue des civilisations, correspondait parfaitement à la
civilisation de l'universel dont rêvait Senghor,
articulée sur l'enracinement
dans les valeurs de la Négritude et l'ouverture aux apports étrangers. Le problème
pour chaque homme ou femme de chaque civilisation,
affirmait Senghor, est de s'enraciner au plus profond de sa propre civilisation
pour mieux s'ouvrir aux pollens fécondants venus des quatre horizons.
Le président Senghor
décida d'implanter l'Université des
Mutants dans l'île de Gorée
pour la baigner dans une symbolique forte. L'île de Gorée symbolisait, en
même temps, la souffrance noire et le pardon noir,
partant l'esprit de
fraternité et de coopération internationales.
Pendant trois siècles et demi qu'a
duré la Traite des Nègres où, pour 200 millions de déportés, sont morts
quelques 20 millions d'hommes et Gorée avait
servi de dernière
escale avant les Amériques. Malgré ce génocide, le plus
grand de l'histoire, la Nègrerie
décidait de pardonner
pour prendre sa place
autour de la table de l'universel et apporter sa voix
au
dialogue des
civilisations.
L'animation et la
recherche à l'Université des Mutants furent conduites sur deux
axes thématiques:
Le développement
endogène et autocentré,
L'ouverture aux
autres sous la forme d'un dialogue des civilisations.
Si le concept de
développement endogène, c'est-à-dire un développement s'inspirant
des valeurs et préoccupations propres à chaque peuple, exigeant la
participation active des individus et des pays qui
en sont les sujets et les
bénéficiaires, paraît familier, il n'est pas inutile
de rappeler que la notion de
dialogue
des cultures a pour
principe de base la conviction profonde que les
finalités, les objectifs, et la
signification de la
culture, ne sauraient se définir
(quels que soient par ailleurs leurs mérites
indubitables)
à partir des seules
valeurs de l'humanisme occidental, mais en
faisant plutôt appel dans le cadre
d'un dialogue fécondant, à l'Afrique, et à l'Islam,
grâce auxquels pourraient
être conçus et vécus des rapports nouveaux, plus équilibrés entre
l'homme et la nature, entre l'homme et l'homme, entre l'homme et le divin.
Or force était de
constater que depuis plusieurs siècles la civilisation dite occidentale, se
fondant sur sa suprématie scientifique et
technique, avait imposé son
modèle au reste du monde un modèle et ce de façon
souvent si écrasante,
qu'il devenait presque
inconcevable d'imaginer qu'unmodèle différent de
croissance puisse apporter aux peuples en lutte
contre le sous-développement, le
progrès, la justice, la prospérité, la sécurité.
Aussi Senghor
doutait-il qu’un progrès majeur pût être réalisé sur la voie d'un nouvel
ordre mondial de l'économie si ne s'instaurait,
auparavant,un nouvel ordre
culturel mondial.
Si, en effet, un
Américain juge insuffisant le revenu annuel de 7000 dollars par tête
d'habitant qui est celui de son pays et suffisant celui de 200 dollars qui
est celui des pays les plus pauvres, disait Senghor,
on aurait tort de le
croire raciste. Le préjugé qui l'aveugle n'est pas
d'ordre racial, mais
culturel. «Ces gens là», pense-t-il, «n'ont pas de
besoins: ce sont des sauvages». C'est pourquoi,
continuait-il, nous ne cessons
de l'affirmer: il n'y aura pas de nouvel
ordre économique mondial tant que n'aura pas été élaboré - et admis
par les pays développés - un nouvel ordre
culturel mondial. Celui-ci s'appuiera
sur ce fait, historique, que toutes les
premières
civilisations, et les plus grandes, sont nées, sans exception, aux latitudes de la
Méditerranée, là où se sont rencontrées les trois
grandes races: la blanche, la
jaune, la noire -cotées par ordre
alphabétique. Cest ce qui fait de l'espace
méditerranéen une matrice exemplaire des
civilisations.
La civilisation de
l'Universel, vue par Senghor, est un rendez vous du donner et du
recevoir où chaque civilisation apporte sa contribution
notamment: la civilisation négro-africaine, la
civilisation de l'Occident, autant
de visions du monde s'expriment à travers les
rapports homme-nature, homme -
homme, homme -
Dieu. Contrairement
aux idées reçues, l'Afrique a
beaucoup apporté au monde. L'apport de l'Homme noir
se
manifeste à tous les âges de
l'histoire et à toutes les phases de l'humanité.
Si l'homo sapiens a pu surgir de la
demi-animalité des temps primitifs, qui avaient duré quelques
5 000000 d'années, c'est qu'il était le produit d'un
croisement. L'Homo sapiens se réalise au moment où les différentes races
d'hommes, ne se battent plus systématiquement comme auparavant, mais
s'unissent, mêlant, avec leurs sangs, les traits les
plus fécondants de leurs
civilisations respectives.
La première
civilisation de l'Homo sapiens, dans le paléolithique supérieur, la
civilisation dite aurignacienne, a été fondée par les
Négroïdes et elle est
caractérisée, pour la première fois par l'expression de l'homme
intérieur et de ses
idées-sentiments: par l'œuvre d'art.
La présence des Noirs au début de
J'histoire est également significative. Les
Grecs, comme on le sait, sont
les fondateurs de la civilisation albo-européenne d'où est
né, à travers la renaissance, le monde moderne. Or, les
écrivains grecs n'ont cessé, d'Homère à Strabon, de présenter les «Ethiopiens»,
c'est-à-dire les Noirs, comme
les premiers fils de la terre, et comme les
civilisateurs. Si l'on en croit Diodore de Sicile, les
Egyptiens
reportaient les
mérites de leur civilisation sur les éthiopiens, les
Noirs de Nubie. Ce sont eux qui leur
avaient apporté la religion et
l'art.
Il faudrait entendre
par «art», selon Senghor, la poésie au sens étymologique du
terme, c'est -à-dire l'élan
créateur lui-même, cette vertu qui permet à l'homme, non
seulement de comprendre l'univers, dont lui-même
est partie, mais
surtout de le transformer dans sa tête et par son art
avant de réaliser dans les
faits cette transformation. C'est pourquoi tout
créateur d'une civilisation
nouvelle a besoin de cette vision, de ce grain de
folie qui s'appelle poésie.
Ce qui distingue la
civilisation nègre et sa culture, c'est-à-dire
l'esprit e cette civilisation,
c'est le goût, mais surtout le sens de la vie et,
partant, de la création même dans
l'au-delà, qui définit
mieux l'apport de la civilisation nègre à la
civilisation de l'universel.
On ne connaît que
trop les apports des autres civilisations pour devoir encore
s'appesantir dessus. Il peut suffir de rappeler, en se
basant sur les travaux de
l'Université des Mutants, que:
S'agissant de l'Inde l'hindouisme a
surtout opéré la conversion du «moi» individuel au «soi» universel.
De l'Islam nous héritons
principalement d'un monothéisme intransigeant et de l'organisation d'une
vaste communauté (la Umma), ainsi que de la pensée des «soufis»
Lla Chine a apporté au
monde la révolution culturelle comme tentative de recherche d'un modèle
de développement non occidental et non soviétique. Nous
tenons aussi de la Chine la dialectique taoiste et la métamorphose du
mandarinat.
L'occident apporte au
monde le. modèle faustien de civilisation; c' est
à-dire l'
individualisme et le rationalisme, le scientisme et le
technicisme. L'occident nous
bascule du mythe du progrès et de la croissance
indéfinie à la prise
de conscience de l'entropie de s écosystèmes et de l'histoire.
Sur la base des
principes généraux ci-dessus, les séminaires de l'université des mutants redoublaient
d'ingéniosité pour former les hommes nouveaux, les
Mutants, chargés de réaliser l'avènement de la
civilisation de
l'universel. L'Afrique elle-même fut déclarée
«Société en mutation d'identité»,
dans la mesure où elle n'était ni tout traditionnelle ni
développée, mais dans une situation d'ambiguïté. la formation de ce
mutant devint tout un programme, voire une idéologie.Nous étions au bord
de créer un homme nouveau, parent du surhomme, chargé d'instaurer le
monde nouveau. La révolution envisagée,
n'avait d'égale dans
l'histoire, que le passage de l'homme naturel et chasseur à l'agriculteur.
D'une session à
l'autre, surenchérissait sur les espoirs portés sur cet homme nouveau. L'université
des mutants, dit le professeur Ki, est une entreprise
prophétique». Les prophètes sont à la fois les fils de
leur
siècle et les
éclaireurs d'un temps qu'ils sentent monter comme la
grande et irrépressible marée
de l'histoire. L'université des mutants était une
fille du XXe siècle, mais aussi une étoile
bergère d'un temps à venir qu'elle
contribue à procréer.
La mutation devait être assumée et pilotée. Elle
ne devait pas être le
sous-produit de la
mutation active des autres. Muter ou périr! conclut-il.
Muter ensemble ou
périr ensemble. Pour donner toute sa
vigueur à la révolution du millénaire, il fut créé une Association
de l'Université des Mutants d'Afrique (UMA) dont votre serviteur fut
retenu, avec le feu Prince Dika Akwa. comme représentant de
l'Afrique Centrale, et une revue culturelle Mutant d'Afrique, dont votre serviteur
fut le rédacteur en chef. La représentation
camerounaise devait s'enrichir, en seconde génération, de
la participation de
Binam Bikoï et de Bassek Ba Khobio.
Le plan de développement de la
révolution mutante prévoyait
la création d'autres universités des
mutants dans d'autres pays, notamment l'lie Maurice et
la Tanzanie.
L'atmosphère était si
emballante que certains commencèrent à se demander si ce
n'était pas trop beau. Etions-nous vraiment capables de changer le monde? Roger Garaudy,
traduisit la question sous forme
philosophique et tenta d' Y trouver
une réponse. «Les mutants,
rappela-t-il à sa façon, sont
des hommes qui portent en eux un monde
encore à naître. Tout le monde extèrieur. Celui de la politique
et celui de la foi. Des hommes qui portent en eux Robespierre et
Ghandi, St. François d'Assise et Mao Tsé Toung. Nous taxera-t-on
d'utopie? Est-ce une utopie que
de croire que l'on peut vivre autrement? Alors, tout ce qu'il
y a de grand en histoire serait utopie, car il
n'est de grandeur que dans
l'irrécusable vouloir de vivre autrement».
Et pourtant
l'histoire n'a pas donné raison à l'enthousiasme et à la foi des fondateurs. Car
tout ce que je viens de raconter là n'a duré que
trois ans, de 1978 à 1980, les
dernières années présidentielles de l'initiateur,
Léopold Sédar Senghor. Ni son
successeur, ni aucun autre pays ne reprit le
flambeau de la mutation. Et
nous savons ce qu'il advint.
Aujourd'hui c'est la mondialisation qui
règne, dont chacun peut aisément déterminer la
différence avec le
rêve Senghorien. A la place du
rendez-vous du donner et du recevoir, c'est l'unilatérisme qui se
profile. La mondialisation, par bien des côtés, ressemble à
l'occidentalisation de la planète. Le monde va à l'occident.
a dit quelqu'un, comme les
fleuves vont à la mer.
En second lieu, la
civilisation nègre à laquelle croyait Senghor, cherche toujours son
identité et sa reconnaissance. Les civilisations contemporaines ne
citent guère la civilisation africaine. Hungtinton,
auteur
du best seller LE
CHOC DES CIVILISATIONS, ne retient que les civilisations
chinoise, occidentale, japonaise, etc. Il
manquerait à la négraille, pour
constituer une civilisation, les deux éléments
constitutifs de
la civilisation: à
savoir une religion et ou une langue. J'ai été
tellement effrayé de ces
découvertes que je suis allé revisit er Cheik Anta Diop,
notre spécialiste en la
matière, notamment dans son livre L'Unité Culturelle Nègre, pour chercher une
manière de consolation. Et je n'ai trouvé pour toute
preuve de cette - unité culturelle
qu'une parenté des lignages et de
l'organisation de la famille entre les peuples d'Afrique. Point de religion
africaine, et encore moins de langue.
Enfin, la culture ne
semble occuper la place que Senghor lui donnait que dans la tête de
Senghor. Pour Senghor en effet, la culture, âme des civilisations, est
l'alpha et l'oméga de la vie. "Au commencement
était le
verbe, la culture, et
à la fin sera le verbe, la culture," disait t-il. Ou encore, "la culture précède
l'économie, comme la recherche des fins précède l'organisation des
moyens." Et il entendait par là que c'est la culture
doit dicter ses buts
et ses objectifs à la science, à l'économie et à la technique. Je regarde
autour de moi, je ne vois que la loi de armes, des trusts, des réseaux
médiatiques puissants, du pétrole et de toutes
sortes de convoitises. Les
valeurs culturelles de justice,
d'égalité, d'humanisme ont foutu le camp. La
raison même n'a plus raison.
Vous ne pouvez pas comprendre le monde
moderne à partir de la logique. A chacun de ses
carrefours, l'histoire est courtisée par de nombreuses utopies
dont une seule finira par
féconder l'avenir. La première
expérimentation de
l'université des mutants s'est interrompue brutalement, par la
suite de démission de son réalisateur, le président Senghor. Mais l'idée
est restée debout [...]
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Pascal Bekolo Bekolo – alias
Pabé Mongo – est né en 1948, à Doumé, à l’est du Cameroun. Il fait des
études supérieures de lettres et de philosophie. Après une maîtrise en
philosophie, il obtient le doctorat ès lettres. D’abord professeur à
Eséka et à Bertoua, il occupe ensuite plusieurs postes de
responsabilités aux Affaires culturelles et à l’Information. Il est
actuellement secrétaire général du centre universitaire de Ngaoundéré au
Cameroun.
Depuis 2005, Pabé Mongo a mis sur pied un atelier
d’écriture permanent à la Centrale de lecture publique de Yaoundé. Il
est également à l’origine de la théorie littéraire Nolica (nouveauté,
littérarité et camerounité).
Tel père, quel fils, roman, 1984, Éditions NEA/Édicef.
Père inconnu, roman, 1985, Éditions Clé (Yaoundé).
Innocente Assimba, théâtre, 1971.
Bogam Woup, roman, 1980, Éditions Le Flambeau (Yaoundé).
La guerre des calebasses, théâtre, 1982, Éditions Hatier (Paris).
L’homme de la rue, roman, 1987 Éditions Hatier (Paris).
Nos ancêtres les baobabs, 2000, Éditions L’Harmattan.
Le livre du monde. Voyage en Chine, Ediactions, Yaoundé, 2001
Le
Livre du monde: voyage en chine, Yaoundé, Edi'Action, 2001, 159 pages -
See more at:
http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=4227#sthash.j8wTUufQ.dpuf
Le
Livre du monde: voyage en chine, Yaoundé, Edi'Action, 2001, 159 pages -
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http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=4227#sthash.j8wTUufQ.dpuf
Le
Livre du monde: voyage en chine, Yaoundé, Edi'Action, 2001, 159 pages -
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http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=4227#sthash.j8wTUufQ.dpuf
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A lire sur ce blog le témoignage d'un "mutant": http://rogergaraudy.blogspot.fr/2011/12/le-journal-dun-mutant-par-joseph-boly-1.html et suivants