DIFFICILE d'imaginer thème d'une actualité plus brûlante que ce «péril islamiste» dont on a débattu pendant trois jours au palais des congrès et de la culture du Mans (1), sous la présidence d'Alain Gresh, journaliste au «Monde diplomatique». Thème mobilisateur si l'on en juge par l'affluence qu'il suscita.
Maxime Rodinson, de l'Ecole pratique des hautes études, ouvre le feu. Il montre que les démêlés entre le monde musulman et l'Occident ne datent pas d'hier (de la chute de Grenade aux guerres d'indépendance en passant par les Croisades et la conquête coloniale). A propos de la manière différente de concevoir le monde, Maxime Rodinson estime qu'un moment très important se situe au XIXe siècle, «dans le ralliement de l'Occident à l'idée de bonheur terrestre». A partir des révolutions européennes «s'est répandue l'idée de formuler des recettes de bonheur universellement valables». Or, «l'idée que l'islam recèle des recettes pour construire sur terre une société idéale, harmonieuse, où il fait bon vivre, existe chez les musulmans depuis l'époque du prophète Mohamed». A tort, à en juger par la violence qui régnait alors et qui fit que trois des quatre successeurs du prophète moururent assassinés. C'est pourtant cette «utopie islamique» qui renaît aujourd'hui sur les décombres des expériences ratées. Voyant leur sociétés péricliter alors que l'Occident prospérait, les musulmans ont essayé - pas toujours de leur plein gré - les recettes importées d'Europe. «Mais à l'essai ni le parlementarisme ni le socialisme n'ont satisfait les peuples. Tous deux ont abouti à la corruption.»
Maxime Rodinson se dit «très sceptique» à l'égard de ce qu'il appelle «la nouvelle mouture de l'islamisme» et ses promesses. «Cela fait quatorze siècle que, dans les pays musulmans, le pouvoir est plus ou moins régi par l'islam. Pourquoi n'a-t-il pas donné de meilleurs résultats?» Il renvoie pour finir à la thèse de l'historien britannique Arnold Toynbee: «Les empires s'effondrent sous les coups du prolétariat intérieur ou du prolétariat extérieur (ce qu'il appelle «les barbares»)» et conclut: «Il y a aujourd'hui un nouveau «péril barbare», surtout pour les habitants des pays musulmans eux-mêmes.»
Le dernier orateur,
Roger Garaudy, conclura sur une idée proche. Pour être devenu musulman, il n'en est pas pour autant un «islamiste». «L'islamisme, dit-il, est une maladie de l'islam» et l'intégrisme «une réaction au colonialisme». Il montre dans quelles conditions de catastrophe économique pour le tiers-monde - dont fait largement partie le monde musulman - se propage cette «maladie». «Tout ce qu'on propose aujourd'hui aux immigrés du tiers-monde, c'est de passer du monde de la faim au monde du chômage», dit-il.
Comment se débarrasser de la maladie de l'islamisme? En tuant les malades ou en supprimant la cause du mal? Pour
Roger Garaudy, la réponse ne souffre pas d'hésitation. «Aujourd'hui, nous vivons dans un monde privé de sens, où l'homme est réduit à son rôle de producteur et de consommateur, où seul a droit à la démocratie celui qui a accès au marché. La seule solution est de rendre solvables ceux qui ne le sont pas.»
François Burgat, chercheur au CNRS, en poste au Caire après avoir travaillé en Algérie (2), voit dans les réactions à l'islamisme la peur que suscite chez les Occidentaux «la remise en cause de leur monopole idéologique». Pour lui, «la ré-islamisation de sociétés, où l'Occident avait été un peu trop présent, correspond à une récupération d'identité». Le processus se produit, de plus, dans des régimes usés, souvent ressentis comme illégitimes ou corrompus (Egypte, Algérie), qui ont porté atteinte de manière violente à la culture musulmane (le shah en Iran ou Nasser coupant les barbes sur la place publique) et qui n'ont laissé se développer aucune autre alternative.
A propos de l'Algérie, François Burgat estime que le soutien de l'Occident à l'interruption du processus électoral est grave pour l'avenir car il montre une fois de plus que «l'Europe défend des valeurs prétendument universelles, mais en réalité à géométrie variable: on respecte le verdict des urnes, sauf quand ce qu'il y a au fond des urnes nous déplaît». Résultat: une double radicalisation (de l'Etat et des islamistes) dont il pense qu'il faudra bien sortir.
Evoquant lui aussi l'Algérie, Roger Garaudy estime que «l'initiative de la violence revient à ceux qui ont interrompu le processus démocratique». «Les «démocrates», qui avaient demandé des élections libres ont applaudi à leur interruption par les militaires.» Il rappelle que le noyau dur terroriste, les Afghans, a été formé et financé par la CIA pour combattre les Soviétiques. Et aussi que l'Algérie a 26 milliards de dollars de dettes. «Voilà le terreau sur lequel se développe l'islamisme, conclut-il. On ne peut pas se contenter de la répression. Il n'y a pas d'autre choix que le dialogue ou la guerre. Maudit soit celui qui choisit la guerre.»
Le chercheur américain Kenneth Brown, spécialiste du Maroc, analyse le rôle joué par les Oulémas - les docteurs de la foi musulmane - dans la cohésion des sociétés islamiques. Intermédiaires entre le pouvoir et la population, ils font tout pour éviter ce qui est pour eux le mal absolu: la «fitna» ou chaos. Pour cela, tout est permis, même l'obéissance à un pouvoir tyrannique. Il prêchent donc une théorie de la soumission qui sied particulièrement aux pouvoirs en place, que ce soit au Maroc ou en Arabie Saoudite.
Le cas de ce dernier pays, où la secte fondamentaliste des Wahhabites impose sa dictature depuis 1932, est abondamment cité. Roger Garaudy note: «Le pouvoir peut y couper autant de mains qu'il veut, emprisonner ses opposants et opprimer les femmes, cela ne l'empêche pas d'être accueilli à bras ouverts par le club des défenseurs de la démocratie.» Etats-Unis en tête, bien sûr. «Pourtant, dit-il, il alimente à travers le monde toutes sortes d'intégrismes. Mais on ne l'a jamais inscrit sur la liste des pays terroristes.» François Burgat rappelle «le massacre de 9.000 fidèles dans la mosquée de La Mecque avec l'assistance technique et humanitaire des services spéciaux français».
De la salle, Abraham Serfaty affirme qu'Hassan II a entrepris une «dépersonnalisation du Maroc comparable à celle du shah en Iran». «La tyrannie de Hassan II est si évidente que toutes les forces, aujourd'hui, s'unissent contre lui et notamment le mouvement national marocain héritier de Mohammed Abdou.»
Nombre d'orateurs se réfèrent à ce penseur réformateur et moderniste. Et même Tarek Ramadan, professeur à Genève, petit-fils du fondateur du mouvement des Frères musulmans, Hassan el-Bannah. Il se fait le défenseur d'un islamisme qu'il décrit comme un «engagement social». «Nous voulons assainir la société par un programme de travail à la base.» Il dénonce une conception figée de l'islam qui applique des jurisprudences (fiqr) anachroniques (couper la main des voleurs ou interdire au femmes de conduire) au nom de la Charia. «Il faut tout revoir, dit-il. Nous n'avons jamais dit qu'il fallait jeter la démocratie à la poubelle.» Ni l'Iran, ni le Soudan, ni l'Arabie Saoudite ne peuvent servir de modèles, dit-il. Mais il doit bien reconnaître qu'un Etat islamique démocratique reste à inventer.
La fin de la guerre?
Ce n'est certainement pas l'Iran qui en donne l'exemple. L'expérience iranienne sert pour tous de repoussoir. Deux intellectuels iraniens, Farah Khosrokhavar et Fariba Abdelkhak, affirment que la révolution islamique fut d'abord une réaction à la modernisation autoritaire et oppressive imposée par le shah. Selon eux, la société iranienne est en train de conquérir «une certaine autonomie» vis-à-vis du pouvoir des mollahs. Pour Farah Khosrokavar, «on est arrivé à l'étiage du désespoir et une nouvelle société civile en gestation apparaît dans laquelle l'islamisme radical n'a presque plus de partisans».
C'est aussi l'avis d'Olivier Roy (3). «La guerre est finie, mais on ne le sait pas encore, dit-il. Après la guerre du Golfe, quelle menace stratégique peut venir du monde musulman. Quel pays musulman peut tenir tête à l'Occident? Le courant islamiste est plus défensif qu'offensif. C'est lui qui subit l'agression culturelle de l'Occident. Et en Europe, c'est plutôt à la communauté musulmane de se sentir menacée.»
Une conclusion qui rejoint celle du professeur israélien Emmanuel Sivan, conseiller du premier ministre Yitzhak Rabin pour les affaires islamiques. «L'islam politique, dit-il, n'existe pas. C'est la réaction à un danger qui vient d'Etats souvent populistes. Il s'agit d'une lutte interne aux pays musulmans eux-mêmes.» Il y voit une contre-attaque de la société civile musulmane contre les agressions qui l'ont privée de son autonomie traditionnelle par rapport à l'Etat. Celle-ci a été remise en cause au XIXe siècle, avec l'irruption de modèles importés d'Europe, en Egypte précisément, par le sultan Mohamed Ali, ancien esclave albanais devenu mamelouk.
Chacun semble pour finir sur l'idée qu'il y a dans la «ré-islamisation» une «recherche d'identité» sur fond de désespoir. Mohammed Arkoun, professeur d'histoire de la pensée islamiste, y voit davantage encore: «Une recherche de sens» face à un monde qui a perdu ses valeurs, et notamment le sens du sacré. Un monde où il faut réapprendre «la disputation» - étude, et connaissance par le débat d'idées qui permettait autrefois dans la tradition islamique la «transgression sans violence». Une pratique de haute culture aujourd'hui oubliée. C'est avec elle qu'on renoué pendant trois jours les participants au colloque du Mans. Pour conclure avec Alain Gresh, que la démocratie laïque à la française a du bon quand elle permet ainsi d'avancer dans la connaissance de l'autre.
(1) Les débats, présidés par Alain Gresh, avaient été organisés par l'association «Les Carrefours de la pensée», le journal «le Monde diplomatique», la Ligue nationale de l'enseignement et l'université du Maine.
(2) Il est l'auteur de «l'Islamisme au Maghreb» (Karthala).
(3) Chercheur au CNRS, auteur de «l'Echec de l'islam politique».
FRANÇOISE GERMAIN-ROBIN
le 16 Décembre 1993