23 juin 2018

Et puis encore...Par Roger Garaudy



Christophe prit conscience de sa destinée qui
Picasso. La Danse. 1925
était de charrier, entre les frères ennemis, comme
une artère, toutes les forces de vie de l'une à
l'autre rive.
Romain ROLLAND, Jean-Christophe

Je relis ces pages et je revis ma vie. Avec le
sentiment que tout est à refaire, et la certitude que
si c'était à refaire je referais le même chemin. Non
pas que j'aie atteint le but, mais parce que je crois
que c'est dans cette direction qu'il fallait marcher.
A dix-sept ans, au sortir du lycée, et quittant
pour toujours un ami, nous avons échangé nos
« portraits »; je terminais le mien par cette définition:
je suis une sphère qui court après son centre.
Je n'ai pas cessé de l'être. Mais j'ai pris conscience
que le centre c'est cette course même.
Je voudrais partir de là pour désigner l'essentiel.
Ce livre est fait de cris. Parce qu'il est fait de vie.
Tous ces cris partent de la même vision ou de la
même indéracinable foi à laquelle je suis parvenu à
travers un demi-siècle de tâtonnements.
Elle était là, toujours, sans doute depuis le
commencement, et je n'arrivais pas à la saisir. Je
retrouve dans les élucubrations de mes carnets du
temps où j'étais élève au lycée Henri IV (j'avais dix-
huit ans), l'esquisse de ce que j'appelais pompeusement
« philosophie de l'amamus » ! C'était une
sorte d'anti-Descartes : la première certitude n'est
pas cogito, je pense. Mais amamus, nous aimons!

Finalement ce n'était pas si bête. Individu solitaire,
et raison abstraite pour retrouver le monde,
les autres et Dieu, cela me rendait la vie impossible.
Cette philosophie, prétendant, sous des formes
diverses, être la philosophie, alors qu'elle n'était
que la philosophie occidentale, me rendait la vie
impossible.
C'est pourquoi toute ma vie je l'ai vécue en
dehors de la philosophie bien que mon métier fût de
l'enseigner : comme militant politique l'action (et le
rapport d'homme à homme) débordait toujours la
pensée et lui donnait le mouvement et la vie;
l'expérience artistique débordait le concept : la
poésie, la peinture, la musique, la danse, c'était le
contact immédiat avec la réalité première; la
tentation permanente de vivre la foi, c'était le
pressentiment que cette réalité première ce n'est pas
la structure mais la rupture, pas l'individu insulaire,
mais l'amour passeur de frontières.
Et peu à peu tout cela ne fit qu'un : la politique,
l'art, la foi.

L'essentiel de la politique marxiste c'est de créer
les conditions économiques, sociales, politiques,
pour que chaque homme soit un homme, un
participant actif et conscient à la création continuée,
et cela dans la lutte contre toutes les formes
de l'avoir (propriété, État, idéologie) qui sont des
aliénations de l'être.

L'essentiel de l'esthétique, c'est de nous
apprendre à coïncider avec l'acte créateur, à discerner,
dans chaque oeuvre forte, non pas le reflet d'un
monde déjà existant mais le projet d'un ordre
possible. L'art n'est pas exploration gratuite de
formes; il est une manière de vivre : celle qui
permet l'émergence poétique de l'homme.

L'essentiel de la foi, c'est de jouer sa vie sur ce
pari que la réalité la plus profonde est l'amour,
c'est-à-dire le choix de sortir de soi pour se donner
à l'autre. A l'autre quel qu'il soit.

J'approche ainsi de l'affirmation centrale de ma
vie : la politique, la création artistique et la foi ne
font qu'un . Apprendre à les saisir dans leur unité,
c'est cela la philosophie. Tout au moins la mienne.
C'est pourquoi je n'en fus peut-être pas trop mauvais
professeur. J'ai toujours pensé, depuis que j'ai
décidé de le choisir, à dix-sept ans, que mon métier,
celui de professeur de philosophie, était le plus beau
métier : apprendre à rechercher ce qui est le coeur de
la vie, à vivre dans le centre de jaillissement de
toute vie, prolonger la création.
Être un militant politique, apprendre à déchiffrer
la peinture, la poésie ou la danse, danser sa vie et
revivre de la vie primordiale de la foi, de la Croix et
de la Résurrection, tout cela ne fait qu'un, n'est
qu'un seul mouvement, celui de la vie.
C'est ainsi qu'on devient un marginal. Sinon un
rejeté. Un exclu. De toutes les institutions.

Dire que la politique n'est pas seulement une
science ou une technique du pouvoir, mais d'abord
une réflexion sur les fins, cela vous rend suspect à
ceux qui n'acceptent pas que l'on remette en cause
les fins. Si vous ajoutez que le socialisme ne peut
pas se construire par en haut, c'est-à-dire par une
délégation de pouvoir à un parti et à ses dirigeants,
car cela risque fort de réduire une révolution à un
transfert de pouvoir et au maintien, sous des formes
nouvelles, des aliénations anciennes, mais par la
base, c'est-à-dire par un pari sur les possibilités
créatrices de l'homme et de tout homme, par une
autodétermination des fins et une autogestion des
moyens, alors vous apparaissez comme un danger
non pas seulement pour un parti, mais pour tout
parti. Un utopiste! Un hérétique! Un anarchiste!
Un asocial! Ce qui est finalement vrai puisqu'il
s'agit de la mise en cause de l'ensemble de cette
société.

Dire que ce qu'on appelle la philosophie n'est
que la philosophie occidentale, et que ce qu'on
appelle la science n'est que la science occidentale,
l'une et l'autre fondées sur le postulat selon lequel
tout ce qui n'est pas réductible au concept n'existe
pas et n'a pas le droit d'exister, c'est être aussitôt
traité d'irrationaliste, d'obscurantiste, de « fïdéiste»,
s'exclure soi-même de la confrérie des
« philosophes »! Et ce n'est pas davantage être
accueilli par ce qui a été longtemps « la confrérie
d'en face » : les théologiens.

Dire que la théologie a contracté toutes les
maladies de l'Occident; qu'elle a été pervertie par le
dualisme platonicien jusqu'à séparer l'âme et le
corps, la terre et le ciel, l'ici-bas et l'au-delà,
l'homme et Dieu, et que ce « platonisme pour le
peuple », comme disait Nietzsche, en a fait l'idéologie
privilégiée des conservatismes, des résignations
et de « l'immortalité de l'âme » ; dire qu'elle a été
contaminée par le rationalisme aristotélicien jusqu'à
vouloir saisir Dieu dans le filet à papillons de la
logique formelle, jusqu'à se fabriquer une dérisoire
panoplie de preuves rationnelles de l'existence de
Dieu; dire qu'elle a été pénétrée par l'individualisme
jusqu'à rendre inintelligible le salut ou la
résurrection; dire que son flirt avec l'existentialisme
l'a conduite à faire vivre l'homme en face de
l'angoisse et de la mort et non avec l'autre et le tout
autre; dire que les derniers avatars du structuralisme
et de la linguisticomanie l'amènent à disserter
sur le « discours théologique » (comme d'autres sur
le « discours de Marx ») alors que la foi chrétienne
(comme la « praxis » de Marx) est précisément le
contraire d'un « discours » ; dire que cette foi
chrétienne (comme la dialectique de Marx) n'est pas
structure mais rupture, rupture de toute structure
contre toutes les apologétiques religieuses ou politiques
(qu'elles soient fondées sur des logiques
linéaires ou des méthodes structurales); dire qu'elles
ne sont que des idéologies de justification ou de
sacralisation de ce qui est et qu'en lisant de telles
théologies l'on n'a pas le sentiment que Dieu s'est
fait homme, mais qu'il s'est fait occidental, dire
tout cela — juste ciel ! c'est se placer en dehors des
Églises, comme en dehors des partis.
Quelle reconnaissance est la mienne, à votre
égard, Maurice Blondel, qui m'avez appris à vivre
la vie divine comme un mouvement; à vous, père
Chenu, qui m'avez appris que le travail, celui du
menuisier ou celui du poète, est participation à la
création divine; à vous Moltmann qui m'avez
appris que la foi est espérance, à vous, dom Helder
Camara, qu'elle était libération, à toi, père Leclerq,
qui m'as appris à aimer un Christ poète, subversif
et militant, à vous tous qui m'avez appris combien
la dimension chrétienne de la transcendance était
nécessaire à notre vocation révolutionnaire de
« mutants », qui m'avez appris que le mouvement
de libération remplit tout le passage de l'animalité à
Dieu.

Dire que l'art n'est pas fait pour faire de l'art
mais pour faire l'homme, que ce n'est pas affaire
d'inspiration individuelle, mais prise de conscience
de la création continuée de l'espèce et découverte de
langages nouveaux pour exprimer le jaillissement de
la réalité nouvelle, c'est se faire excommunier du
monde des arts pour politisation de l'art, enrégimentement
des artistes, moralisme, stalinisme, ou
bigoterie! Ces messieurs du marché de l'art, que les
lois de jungle de la concurrence amènent à
confondre singularité rentable avec émergence de
dimensions nouvelles de l'homme, et ces messieurs
de la propagande, chargés de sacraliser une politique,
vous condamneront avec la même rage
lorsque vous refuserez d'identifier le réalisme avec
le reflet et l'apologie d'un système provisoire, et que
vous rappellerez qu'avec l'homme, le possible faisant
partie du réel, l'oeuvre doit être avant tout
projet, à la fois critique et prophétique, sans
rivages! Mais précisément ce socialisme-là, comme
toutes les autres formes de conservatisme, refuse
que l'on quitte des yeux ce rivage. Choisir ce critère
de la grandeur d'une oeuvre artistique : dans quelle
mesure cet artiste a-t-il contribué à inventer le
futur? et quel langage a-t-il créé pour exprimer cette
émergence poétique de l'homme? C'est d'avance
liguer contre soi les conservateurs de tous les bords
qui ne souhaitent pas la création d'un avenir
nouveau mais le maintien des normes établies.
Comme disait Marx lorsque Hegel transforma la
dialectique de méthode critique de dépassement en
justification d'un système : il y a eu de l'histoire,
mais il n'y en aura plus.
Nous voilà donc tout nus et tout seuls? Je ne le
crois pas, et je ne l'ai jamais désiré. Je n'ai pas le
goût de la destruction ou de la critique destructive.
Je n'aspire pas à la solitude. Mon rêve serait d'être
en communion avec tout le monde. Et que ce que je
dise paraisse banal comme une évidence que chacun
peut faire sienne.
Mon propos, dans tout ce livre, comme dans la
vie qu'il questionne, était d'amour.
Je voudrais que cela fût le dernier mot.
Car c'est à partir de là que tout le reste prend
sens : politique, création artistique, ou foi.
[…]
31 décembre 1974.

 Roger Ggaraudy
Parole d’homme. Pages 257 à 264
LES ÉDITIONS ROBERT LAFFONT
N» d'édit. 6495. — N° d'imp. 1209.

Dépôt légal : 2e trimestre 1975.