30 mai 2014

Le pays où le soleil se couche



Le problème central de ce […] siècle est celui de l'unité
du monde. C'est un monde interdépendant, et un monde
cassé. Contradiction mortelle.
Interdépendant, car lorsqu'il est militairement possible à partir
de n'importe quelle base d'atteindre n'importe quelle
cible ; lorsqu'un krach boursier à Londres, à Tokyo ou à New-
York entraîne crise et chômage en tous les points du monde ;
lorsque par télévision et satellite toutes les formes de culture
ou d'inculture sont présentes sur tous les continents, aucun
problème ne peut être résolu de façon isolée et indépendante
ni à l'échelle d'une nation, ni même à celle d'un continent.
Cassé parce que, du point de vue économique (selon le rapport
du Programme de développement des Nation s Unies de 1992)
80 % des ressources de la planète sont contrôlées et consommées
par 20 %. Cette croissance du monde occidental coûte
au monde, par la malnutrition ou la faim, l'équivalent de
morts de un Hiroshima tous les deux jours.

Trois problèmes majeurs semblent à l'heure actuelle insolubles
: celui de la faim, celui du chômage, celui de l'immigration.
Les trois n'en font-ils pas qu'un ? Tant que 3 milliards
d'êtres humains sur cinq milliards demeurent insolvables,
peut-on parler d'un marché mondial ? ou d'un marché entre
occidentaux correspondant à leurs besoins et à leur culture et
exportant dans le Tiers-monde leurs surplus ? Faut-il
admettre l'inéluctabilité de ce déséquilibre et accepter cette
réalité qui engendre les exclusions, les violences, les nationalismes,
les intégrismes, sans remettre en question les fondements
de l'actuel désordre ?

Une époque historique est en train de mourir : celle qui fut
dominée, depuis 5 siècles, par l'Occident (le pays où le soleil
se couche, selon l'étymologie).
Une autre est en train de naître, du côté où le soleil se lève :
l'Orient.
Le cycle, commencé à la renaissance, arrivait, par la logique
de son développement, à son terme, par la domination d'un
seul, comme il advint de tous les pillards : de l'empire romain
à celui de Napoléon ou d'Hitler, de celui de Charles Quint ou
de l'empire britannique qui, tous, crurent invincibles leurs
armadas et éternelles leurs hégémonies.
Aujourd'hui, seuls les géopoliticiens des services spéciaux
américains et de leurs maîtres, peuvent essayer de nous masquer
la réalité profonde de cette fin de millénaire : nous
sommes témoins de la décadence et de l'agonie du dernier
empire.

Comment se caractérise, objectivement, cette décadence ?
L'événement le plus,significatif de [la] deuxième partie du
XX ème siècle ce n'est pas l'implosion de l'Union Soviétique,
caricature de socialisme et du marxisme, c'est la faillite du
capitalisme après une domination d'un demi millénaire sur
un monde qu'il conduit aujourd'hui, si l'on n'en stoppe la
course à la mort, vers un suicide planétaire.
Pourquoi ?
Parce que le capital, amassé d'abord par cinq siècles de brigandage
colonial, puis limité aux investissements dans les
pays surindustrialisés de la vieille Europe, même en y créant,
par la publicité et le marketing, les besoins les plus artificiels,
et les plus nocifs, ce capital, créateur à ses origines en s'investissant
dans des entreprises de production ou de services
réels, est devenu un capital spéculatif, c'est à dire purement
parasitaire.
L'argent ne sert plus à créer des marchandises mais a créer de
l'argent.
Maurice Allais (Prix Nobel d'économie) se fondant sur les
données de la Banque internationale pour le développement, a
montré que les flux financiers correspondant à des spéculations
boursières sur les devises, les matières premières ou les
produits dérivés (assurance sur les risques spéculatifs), sont
aujourd'hui quarante fois supérieurs aux investissements et
aux transactions correspondant à l'économie réelle, c'est à dire
à la production des marchandises ou des services. En langage
simple : l'on gagne ainsi (à condition d'en avoir les cautions
bancaires ou les moyens financiers) 40 fois plus à spéculer
qu'à travailler.
Il ne saurait y avoir de meilleur critère objectif de la décadence
que celui-là : le travail créateur ne sert plus au développement
de l'homme, de tous les hommes, mais au gonflement
d'une bulle financière pour une infime minorité qui n'a plus
d'autre finalité que l'accroissement de cette bulle. Les pro-
blêmes du sens du travail, de la création, de la vie, ne s'y
posent plus.
Le sens même des mots se trouve perverti. L'on continue
d'appeler progrès une aveugle dérive, conduisant à la destruction
de la nature et des hommes.
L'on appelle démocratie la plus redoutable rupture qu'ait
connu l'histoire entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas.
L'on appelle liberté un système qui, sous prétexte de libre
échange et de liberté du marché, permet aux plus forts d'imposer
la plus inhumaine des dictatures : celle qui leur permet de
dévorer les plus faibles.
L'on appelle mondialisation non pas un mouvement qui, par
une participation de toutes les cultures, conduirait à une unité
symphonique du monde, mais au contraire à une division
croissante entre le Nord et le Sud découlant d'une unité impériale
et niveleuse, détruisant la diversité des civilisations et de
leurs apports pour imposer l'inculture des prétendants à la
maîtrise de la planète1.
L'on appelle développement une croissance économique sans
fin produisant de plus en plus vite n'importe quoi : utile,
inutile, nuisible ou même mortel, comme les armements ou la
drogue, et non pas le développement des possibilités
humaines, créatrices, de l'homme et de tout homme.
Dans un tel non-sens s'impliquent mutuellement le chômage
des uns qui ne peuvent plus produire parce que les deux tiers
du monde ne peuvent plus consommer, même pour leur survie.
L'immigration des plus démunis est le passage du monde
de la faim à celui du chômage et de l'exclusion.
L'erreur d'aiguillage fut commise il y a cinq siècles lorsqu'avec
la faim de l'or et l'ivresse de la technique pour la technique,
 pour la domination de la nature et des hommes, est née
une vie sans but, une véritable religion des moyens qui arrive
aujourd'hui à son terme : le monothéisme du marché, générant
une polarisation croissante de la richesse spéculative, sinon
maffieuse, d'une minorité, et de la misère des multitudes.

Il est encore temps de vivre, mais au prix d'une grande inversion.
Les maîtres de notre provisoire chaos ne nous parlent
que de nous adapter (c'est à dire de nous soumettre) à ces
dérives d'un monde sans homme, d'hommes sans projets,
sans finalité humaine, alors qu'une renaissance ou même une
simple survie de l'humanité exige non pas une adaptation à
ce destin de mort, mais une rupture radicale avec lui. A u réalisme
assassin et fataliste, nous n'échapperons que par la militance
de l'espoir.
Au lieu de considérer l'actuelle logique économique de
Maastricht, de l'Euro, et de l'économie de marché, comme un
destin, il s'agit de rompre avec cette logique, c'est à dire passer
de la logique de la spéculation à la logique de la production
et de la création humaines à l'échelle du monde total et
non d'une Europe, hier coloniale et aujourd'hui vassale, mais
toujours usurière par son exploitation des dettes d'un monde
qu'elle a sous-développé au profit de son propre développement
déshumanisé.

Roger Garaudy
L’avenir, mode d’emploi, 1998, pages 7 à 11



27 mai 2014

"La vérité est dans la création". Critique du livre d'Elsa Triolet "Le grand jamais" par Roger Garaudy



Le grand Jamais n'est pas le roman du scepticisme et de la négation. Je le crois au contraire roman d'amour et de foi, d'amour et de foi en l'homme, en ce qui est en lui spécifiquement humain: l'acte créateur, qui s'exprime sous sa forme la plus évidente dans l'art.
Mais pour atteindre cette réalité, il faut crever pas mal d'écrans qui la masquent, sous prétexte par exemple d'histoire dite scientifique confondue avec une histoire dans laquelle l' avenir est déjà écrit et d'où l'homme est absent.
La pire erreur, dans l'analyse et la critique de ce livre serait de ne pas saisir le lien entre les trois moments de la "percée" d'Elsa vers le réel et le réalisme: une critique de l'histoire et de la science historique, une saisie de l'homme et du temps, une conception de l'art et du réalisme.

"Pour un historien, j'ai un état d'esprit déplorable, dit le héros, Régis Lalande: je ne crois pas à la possibilité d'une
vérité historique" (p.26). L'histoire n'est possible, dit-il,
ni au niveau des faits ni au niveau de l'ordre et des lois, ni au niveau du sens. Les faits nous sont apportés par destémoins qui sont tous de "faux témoins" (p.26). L'ordre, laperspective du temps, dont chaque moment n'est qu'un passageentre le passé et le futur, ne rend compte que de la force d' inertie de l'histoire, du jeu des éléments qui échappent auxdécisions de l'homme. Le sens est toujours construit aprèscoup: "les interprétations de l'historien font, elles aussi,partie de l'époque à laquelle elles ont été écrites, et nonà celle où les faits interprétés ont eu lieu" (p.27).
Est-ce là pure démolition, la simple suite des conceptions
de l'histoire de Dilthey, de Valéry, d'Aron par exemple? - je ne le crois pas. C'est la dénonciation, violente c'est vrai, mais salutaire, d'une prétention pseudo-scientifique: la
prétention dogmatique de s'installer dans le devenir historique, de détenir des faits conçus comme des blocs de matière imputrescibles et immuables, d'être aussi l'architecte qui connaît d'avance le plan d'ensemble, comme Dieu le Père et sa Providence dans le Discours sur l'histoire universelle de
Bossuet, et enfin de posséder un formulaire des lois d’agencement de ces matériaux.
 C'est oublier un peu vite que, même s'ils ne la font pas "dans des conditions choisies par eux" les hommes font leur
propre histoire « «
 Ils la font dans les deux sens: le meilleur et le pire. Le pire c'est la manière d'écrire l'histoire: et des exemplesrécents ont montré que nul, jusqu'ici, n'échappait à cette définition redoutable donnée au lexique du Fou d*Elsa: "Histoire: mot français, désignant dans tous les pays du mondeune justification d'apparence scientifique des intérêts d'ungroupe humain donné par le récit ordonné et interprété de faits antérieurs, devrait un jour changer de nom (comme l'alchimie en chimie) lorsqu'il y aura glissement suffisant de cette discipline d'Etat vers la science à proprement parler."Comment peut s'opérer ce glissement? Précisément en revenant au meilleur sens de la thèse fondamentale de Marx: "les  hommes font leur propre histoire."Cette critique de l'histoire ne débouche donc point sur des ruines: ii ne s'agit pas d'abandonner l'espoir d'une histoire scientifique mais de constater seulement que celle qui se prétend telle ne l'est pas. L’histoire scientifique n'est pas l'apologétique et la vie des saints, ni la "philosophie de l'histoire  de Hegel hantée par tous les fantômes d'un "Esprit absolu" simplement débaptisé. Elle est d'abord une histoire humaine.



Et c'est là que nous atteignons le deuxième moment de la percée d'Elsa. (Je dis percée, car Elsa a eu souvent le tort d'avoir
raison trop tôt, et l'expérience doit nous apprendre
à nous demander pourquoi, dans chacun de ses romans, quelque chose nous inquiète - disons: nous empêche de dormir. Pour ma part j'étais indigné, lorsqu'il sortit, par certaines pages du Monument, que

j'ai depuis vécues.)

Le deuxième moment de la percée d'Elsa nous fait sortir déjà de

la négation: c'est une réflexion sur l'homme et le temps. Elle nous permet de comprendre que le premier moment n'était pas celui du doute sceptique, simplement destructeur et menant au désespoir, mais celui du doute méthodique, celui qui, comme son nom l'indique, conduit quelque part: à une certitude plus assurée que celle de la naïveté.
L'homme, comme acteur de l'histoire, c'est cet homme dont
Marx et Engels ont découvert le caractère essentiel: d'être
le produit de son propre travail, essentiellement créateur.
L'histoire, c'est alors cette création continuée de l'homme par l'homme. Le temps prend avec l'homme un rythme nouveau
et une signification nouvelle. Si le temps de l a nature peut
« se mesurer par la transformation de l a matière" (p. 2 4 7 ) , l e
temps de l'homme (en tant qu'il n'est plus seulement, comme les autres espèces animales, un être qui s'adapte à la nature,
mais un être qui la transforme,et ,en la transformant, se
transforme lui-même) se mesure par les décisions et les créations.
Ces décisions et ces créations ne sont pas arbitraires: elles sont conditionnées par les décisions et les créations antérieures. Mais l'homme n'est pas seulement un chaînon, nécessaire et nul, entre le passé et le futur: le présent c'est le temps de la décision, le moment où l'homme prend sa
responsabilité par rapport à l'événement, avec la conscience
que son acte ne résulte pas seulement d'un passé dont il serait le fruit inéluctable mais qu'il inaugure aussi un nouveau commencement, qu'il crée de nouveaux possibles et de nouvelles chances, qu'il n'est tissu causal si fort qu'il ne soit possible de commencer à le ronger en attendant de le déchirer. L'histoire véritablement scientifique est celle qui tient compte de la spécificité de son objet, qui ne prétend pas s'identifier à la physique, à la biologie ou à l'astronomie, et qui est l'histoire des hommes en tant qu'ils sont responsables de l'avenir. Une vie d'homme est réellement"historique" lorsqu'elle est faite de libres décisions.Car cette conception de l'histoire est aussi une conception de la vie: le marxisme, en inaugurant, avec le matérialismehistorique, un nouvel âge de l'histoire, a mis à la disposition de l'homme des moyens nouveaux pour construire
son propre avenir: parce que sa conception de l'homme et du
monde est fondée sur la pratique créatrice de l'homme, il est une méthodologie de l'initiative historique. Cette conception de l'histoire est, en même temps, un moment de la libération de l'homme. Lorsqu'elle se dogmatise et se fige, sous prétexte d'histoire scientifique, par exemple en schéma de développement en cinq stades, de valeur universelle et immuable, non seulement l'on revient à une "philosophie de l'histoire " dont Marx avait montré la vanité, mais on forge un nouveau destin, une nouvelle fatalité, avec tous le  fanatismes dans la conduite qu'engendre le dogmatisme de la pensée.
Le temps de l'histoire n'est pas cette carcasse vide dans
laquelle les événements et les hommes doivent coûte que coûte se loger. "Le temps, c'est l'activité de l'espace ... Pour que le temps existe il faut qu'on en dépende, sans quoi on l e remonte ou l e descend comme on veut." (p.238)
Si un grand nombre de nos actions ne nous appartiennent pas ou ne nous appartiennent plus, par une dialectique de « l'aliénation" et du "fétichisme", dont Marx nous a donné les clés et dont nous sommes loin d'avoir épuisé l'analyse, comment une existence personnelle peut-elle avoir une signification réelle?
Ce problème se pose au romancier qui est " la fatalité de ses héros" (123). Dans quelle mesure peut-on prédire l'avenir d'un homme comme d'un héros de roman?
C'est d'autant plus difficile que l'homme ne se reconnaît lui-même, ne se connaît et ne se réalise que dans l'autre, que dans l'amour. Et cet amour ne s'attache qu'à une image de l'autre: "Fougère aime une image de moi" (p.14) écrit
Aragon dans La mise à mort. (Et je le cite ici pour éclairer
Elsa, puisque l'échange est la loi de cette oeuvre croisée).
Elsa  écrit de Madeleine, quand se brise l'image de Régis:
"Un tremblement de terre avait détruit son passé. Il ne restait rien de ce qui fut, puisqu'elle avait vécu avec un homme dont l'essence même lui avait échappé." (p.227)
Le temps romanesque, celui qui est fait des initiatives de l'homme plus que de ses pesanteurs, n'est-il pas plus près de la vérité humaine, de la vérité historique, que le temps des horloges et des calendriers dans lequel on essaye d'ensacher
les "faits" en oubliant précisément qu'ils sont des "faits"
historiques, c'est-à-dire humains: "faits" au sens de construits, de créé, et non pas de donnée inerte.
Le problème de l'homme et du temps nous renvoie à celui de
l'art et du réalisme.
Pour un certain réalisme le roman c'est de l'histoire.
Pour Régis Lalande "l'histoire c'est du roman" (p.71).
Ce n'est pas une boutade. Mais un choix par rapport au
temps: "le roman n'est ni dans le temps ni avec le temps, il
est avant"(p„245). Il est avant, comme le mythe, comme la
création. Comme cette image globale du monde et de lui-même
que l'homme ne peut conquérir que lorsqu'il prend une décision et s'affirme comme créateur. Un mythe c'est un modèle d'action correspondant à une vision globale du monde et de sa signification.
La science en réduit l'arbitraire. Elle n'en détruit jamais la racine, car la racine c'est l'homme lui-même en tant que créateur. Créateur de mythes, créateur de décisions et d'actes, créateur de sa propre histoire, créateur de son art  et de son avenir. Régis Lalande c'était "un homme qui marchait plus vite que le temps, qui projetait quelque chose au-delà de notre temps universel, qui vivait sur d'autres unités que celle du sablier" (p.135) . C'est la définition même de l'homme. Ce qui le distingue des autres animaux et des autres choses dont il fait partie.
C'est cela sa réalité spécifiquement humaine: cette projection ou ce projet, cette transcendance dira peut-être un
théologien. L'art, par son caractère prospectif, exprime
ce qu'il y a d'essentiel dans l'humanité: "Le roman ... c'est
une réalité à venir" (p.74).
Un réalisme est donc insuffisant s'il ne reconnaît comme réel que ce que les sens peuvent percevoir et que la raison peut déjà expliquer. "Je ne veux plus du roman consacré au destin d'un être humain" (p.205). Peut-être est-ce là la différence entre deux réalismes: celui qui dit le destin d'un homme et celui qui est plus attentif à ses choix. Car la réalité proprement humaine c'est aussi tout ce que nous ne sommes pas encore, tout ce que nous projetons d'être, par le mythe, le choix, l'espoir, le combat. "Régis ne se servait de Dieu que pour dépeindre l'homme" (p.89). Comment le dépeindrait-il autrement qu'en dépassant toujours l'image déjà faite ? Qu'en suggérant la création (fut-ce sous la forme mythique et mystifiée d'un Dieu) qui est l'attribut premier de l'homme?
"La vérité est dans la création" (p.104). Elsa Triolet nous en donne même, dans le développement d'un "thème secondaire" qui lui est familier, une image qui est une ombre ou une caricature de création: Louis II de Bavière qui est
L’ombre d'un roi, l'ombre d'un artiste, l'ombre d'un homme,
se donne l e spectacle factice de ce que pourrait être un vrai
roi, un artiste et un homme véritable: un créateur de réalité.
Dans le roman d'Elsa Triolet, l'on sent, comme une pulsation du réel, ces deux moments étroitement liés: celui où le temps des choses, celui qui se mesure avec de l'espace, absorbe l'homme, comme dans ce dernier mot du roman, dans la scène symbolique du monument sculpté: Madeleine "s'éloignait du monument et, vue de la place, se faisait de plus en plus petite: la perspective s'était emparée d’elle" (p.336), et le moment où émerge le temps de l'homme, celui de la création, celui de "la seule Histoire vraie" (p.273)  qui chante à chaque page: pour Régis "l'art était la seule activité humaine qui déborde les limites humaines" (p.274)  ou encore: « Je sais que si tout m'échappait comme la vie, jusqu'à mon dernier souffle, je dirai credo devant une oeuvre d'art" (p.314).
Mais dans cet art d'Elsa, si étroitement mêlé à la vie qu'il en pose les interrogations dernières, l'oeuvre d'art n'est-elle pas la création de l'homme et de son avenir ?
Tout le roman est rythmé par cette pulsation: tantôt la perspective s'empare de l'homme qui s'amenuise et s'efface, tantôt l'homme se ressaisit dans l'acte créateur qui donne à la perspective même son sens. Diastole et systole d'un coeur vivant. Et qui fait de ce livre non le roman du doute mais celui de la création.

Roger Garaudy
manuscrit (1965)