19 octobre 2010

"A contre-nuit", la revue
















Le n°18 n'a pas de texte sur la page de couverture. Il est consacré à "La nouvelle guerre froide"


Les sommaires des 19 n° de la revue se trouvent à: 
http://rogergaraudy.blogspot.com/2011/10/sommaires-des-n1-17-de-la-revue-contre.html

17 octobre 2010

1996: la lettre de l'Abbé Pierre à Roger Garaudy

Alors que Roger Garaudy est l'objet d'un véritable lynchage médiatique pour son livre "Les mythes fondateurs de la politique israélienne" l'Abbé Pierre lui écrit le 15 avril 1996:

Très cher Roger,
Tu sais les limites de mes forces. Elles diminuent chaque jour bien que beaucoup soient persuadés qu’elles sont grandes parce que ma voix est restée sonore et parce que dès que j’ai la conviction qu’un fait ou une question créent injustice et fausseté, je reprends des énergies, mais qui ne sont que bien brèves.
Pardon de tant parler de moi, mais c’est pour expliquer à toi et à tous ceux auxquels tu estimeras utile de faire connaître ma lettre, comment il se fait que j’ai tardé en dépit des contacts téléphoniques, à rendre publiques mes certitudes en ce qui te concerne, en ta personne que je connais depuis 50 ans et en ce qui concerne tes actes, des plus intimes à ceux ayant les plus grandes conséquences publiques.
Député communiste tu fus le premier interlocuteur avec qui il m’arriva que je me trouve avoir à débattre, et le souvenir m’en est resté inoubliable, parce que ce fut, je crois, fructueux et pour l’un et pour l’autre.
Ton livre le plus récent m’est parvenu alors que j’étais vraiment à bout de forces pour d’autres tâches pressantes. Je ne peux que trop peu lire, à 83 ans, de tout ce qui m’arrive, n’ayant guère que 2 heures le matin et 2 heures l’après-midi où je puisse vraiment travailler.
Sur cet écrasant drame millénaire qui ne cesse autour d’Israël, tu sais ma pensée mûrie depuis beaucoup d’années, et tu sais aussi que cette pensée s’étend bien au delà des seuls drames contemporains.
Nous avons eu déjà sur ce sujet de graves entretiens.
De ton nouveau livre il m’est impossible de parler avec tous les soins que réclament non seulement son sujet fondamental, mais aussi l’étonnante et éclatante érudition, scrupuleuse, sur laquelle chaque propos se fonde, comme j’ai pu le constater en le parcourant.
Autour de moi quelques personnes dont les exigences et la compétence sont grandes et qui l’ont entièrement lu me disaient l’importance de ce qu’elles en ont reçu.
Il faut tout faire, et je m’y emploie, pour que bientôt des historiens vrais, de la même passion du vrai qui est la tienne, s’attachent à en débattre avec toi.
Les insultes contre toi que j’ai pu connaître (jusque dans un quotidien que j’estime le plus pour son habituelle objectivité), qui t’ont accablé de toutes parts sont déshonorantes pour ceux qui, comme à la légère, t’en accablent.
Je veux en cette lettre m’efforcer de rendre publiques deux convictions : l’une, en peu de mots, concernant ta personne, et l’autre (sûrement encore, bien imparfaitement exprimée) porte sur ce que toute ma vie d’homme de foi et d’amour m’a conduit à concevoir de la succession de faits historiques sur lesquels je pense avec tristesse, que toute la foi, admirable (mais depuis tant de siècles repliée sur elle-même) de ce peuple, de mes frères, se limite, sans entendre qu’elle l’appelait à une mission d’une autre et noble grandeur.
La Providence m’a donné, en d’autres temps (qui me paraissent encore si proches) de pouvoir, au risque, volontairement accepté, de ma vie, venir au secours de ceux pour lesquels j’ai pu le faire. Du fait de cela je reste particulièrement sensible à tout ce qui, en les concernant, fait se répercuter tant de douleurs chez eux, et de partout à l’entour, et comme sans fin.
Sur toi et ta vie, peu de mots suffisent. Tu es un de ces hommes qui ne cessera jamais, jusqu’au face à face avec l’Infini Amour, d’être tourmenté d’une dévorante faim d’Absolu.
Je plains ceux qui sont si superficiels, ou pressés de trop d’autres "faits divers", qu’ils n’aient pas su respecter et aimer tes recherches, et la façon dont, (en toute ta vie) tu as voulu cueillir et rassembler tout Absolu, perçu fût-ce très parcellaire, en toutes les spiritualités entre lesquelles si sincèrement se partagent (et parfois égarées se combattent) les humains de toute la terre et de tous les siècles.
Ce n’est pas sans quelque douloureux tremblement et grande humilité que j’évoquerai l’autre de mes convictions relative à la portion juive de l’univers humain.
Tout a commencé, pour moi, dans le choc horrible qui m’a saisi lorsqu’après des années d’études théologiques, reprenant pour mon compte un peu d’études bibliques, j’ai découvert le livre de Josué. Déjà un trouble très grave m’avait saisi en voyant, peu avant, Moïse apportant des "Tables de la loi" qui enfin disaient : "Tu ne tueras pas , voyant le Veau d’or, ordonner le massacre de 3.000 gens de son peuple. Mais avec Josué je découvrais (certes contés des siècles après l’événement), comment se réalisa une véritable "Shoah" sur toute vie existant sur la "Terre promise".
A crié en moi : "Si je te promets ma voiture, et si toi, dans la nuit, tu viens tuer le gardien, forcer les portes et t’emparer de la voiture promise, que peut-il rester de la "Promesse" ? " La violence ne détruit-elle pas tout fondement de la Promesse ? Certes, après, continuera à être, sans cesse, redite l’Alliance avec le peuple qui (pas unique semble-t-il mais unique en tant que peuple fortement constitué) a, dans sa conscience, la notion de l’Éternel Unique (certes pas encore connu pleinement comme ayant pour essence l’amour. Cette révélation je la vis avec Jésus. Jésus qui fondera la foi trinitaire : Deus caritas est.
Mais cette Alliance porte-t-elle encore sur ce coin du monde seulement (que l’on peut et doit encore appeler, non "terre promise", mais "terre sainte", couverte de crimes mais aussi de saints prophètes ?)
Je ne puis plus concevoir promise par DIEU (même si on lui attribue l’ordre de massacrer (et n’est-ce pas outrager DIEU ?), seulement ce coin de terre pour ou contre lequel tant meurent aujourd’hui encore.
L’Alliance n’est-elle pas l’envoi en mission de tout Israël pour porter la foi qu’il a reçue à la terre entière !
La terre promise à tout croyant, (donc à tout Juif aussi.). Je ne puis me départir de cette pensée de porter à la terre entière la JOIE de connaître DIEU vrai.
Oh, que je voudrais être encore assez jeune pour entreprendre, avec des équipes fraternelles, l’accomplissement de la mission reçue d’abord en Israël puis en Jésus.
Je n’ignore pas que le repli d’Israël sur soi, sans missionnaire, est en partie dû à l’étrange retournement de l’histoire causé par Constantin après l’Edit de Milan et des néfastes conséquences qui accompagnèrent ses bienfaits.
Nous entendons dire une intention du Pape, en l’an 2.000 (sera-ce le même Pape ?) de confesser les fautes historiques qui ont accompagné le zèle des missions chrétiennes.
Puisse-t-il ne pas sous-estimer la part prise dans l’antisémitisme avec les mots "peuple déicide", ce qui est insensé car c’est pour tous les peuples, pour tous les humains que Jésus s’est offert en rançon ?
De ce temps naquit, en place des martyres enfin interdits, la désastreuse coutume (pour suppléer à la décadence de l’empire) des structures de privilèges : princes-évêques, papes-roi en tous les sens, jusqu’aux plus abusifs, cette confusion entre spirituel et temporel.
Roger, de tout cela sûrement, tous deux vieillards, devons encore parler, et interroger de plus savant que moi.
Je t’en prie, retiens de ces lignes presque illisibles que nous lirons ensemble au téléphone, la force et la fidélité de mon affectueuse estime et de mon respect pour l’énorme travail de ton nouveau livre. Le confondre avec ce qui fut appelé "révisionnisme" est une imposture et véritable calomnie d’inconscients.
Je t’embrasse et t’assure que toi et les tiens me restez présents dans l’offrande de chaque jour du peu d’effort que je peux encore tenter.

Ton frère,
Abbé Pierre

15 octobre 2010

Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent

Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent; ce sont
Ceux dont un dessein ferme emplit l'âme et le front,
Ceux qui d'un haut destin gravissent l'âpre cime,
Ceux qui marchent pensifs, épris d'un but sublime,
Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour,
Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour.
C'est le prophète saint prosterné devant l'arche,
C'est le travailleur, pâtre, ouvrier, patriarche,
Ceux dont le coeur est bon, ceux dont les jours sont pleins.
Ceux-là vivent, Seigneur! les autres, je les plains.
Car de son vague ennui le néant les enivre,
Car le plus lourd fardeau, c'est d'exister sans vivre.

Victor Hugo, Les Châtiments / L'homme a ri (extrait)

Construire l'unité humaine: économie, politique, éducation, foi


14 octobre 2010

Dialogue des civilisations

lu à la Fondation Roger Garaudy, au centre culturel Torre de la Calahora, à Cordoba

Promesses de l'Islam


 

Découvertes ?  


Lorsque les vagues d'invasions des nomades des steppes submergèrent les grandes civilisations des deltas (celle de l'Houang-Ho, de l'Indus, de la Mésopotamie, de L'Egypte), la victoire ne vint pas d'une supériorité de culture , mais d'une supériorité militaire : celle du cavalier sur le fantassin , celle de l'épée de fer sur l'épée de bronze .
Rome ne domina pas la Grèce et ne fonda pas son empire par le raffinement de sa culture, mais par la lourdeur de ses armes. Les Huns, les Mongols, les Tartares, qui, avec Attila, dévastèrent l'Europe entière jusqu'à la gaule, ceux qui, avec Gengis Khan, bâtirent le plus vaste des empires en détruisant les civilisations de la chine de Khorezme et de la perse entière, de l'inde, ceux qui avec Tamerlan régnèrent sans merci de la chine à la Volga, de Delhi à Bagdad, aucun de ces " bâtisseurs d'empires " n'apportait un message civilisateur riche d'avenir.

Nos historiens ont justement appelé ces cyclones des " invasions barbares". Mais également, ils changent de vocabulaire lorsque ces invasions sont le fait des Européens. Ce ne sont plus de grandes "invasions" mais de grandes "découvertes". Et, pourtant, que sont les pyramides de 70 000 crânes érigés par Tamerlan après la prise d'Ispahan auprès du génocide de millions d'indiens d'Amérique par les "conquérants" européens disposant du canon, auprès de la dévastation de l'Afrique par la déportation de 10 à 20 millions de noirs ( ce qui , avec dix tués pour un captif, représente de 100 à 200 millions de victimes) , auprès de l'assassinat de l'Asie, de la guerre de l'opium aux famines tuant les Indiens par millions à causes des régimes de propriété et de taxations qui leur étaient imposés, de la bombe d'Hiroshima à la guerre du Viêtnam ?

Quel nom, Aujourd'hui, donner à cette forme d'hégémonie mondiale de l'occident qui dépense 450 milliards de dollars en armements en 1980, et qui fait mourir la même année, par le jeu des échanges inégaux, 50 millions d'êtres humains dans le tiers-monde ?

Dans la perspective des millénaires, l'occident est le plus grave criminel de l'histoire.

Aujourd'hui, en raison de sa domination sans partage, économique, politique, militaire, il impose au monde entier son modèle de croissance qui conduit à un suicide planétaire à la fois parce qu'il engendre des inégalités croissantes, enlève toute perspective aux plus démunis et fait mûrir les révoltes de désespoir, au moment même où il a placé l'équivalent de 5 tonnes d'explosifs sur la tête de chaque habitant de la planète.

Il est temps de prendre conscience que ce mode de croissance de l'occident, qui nous conduit à des vies sans but et à la mort, tente de se justifier par un modèle de culture et d'idéologie qui porte en lui ces germes de mort :

- Une conception aberrante de la nature, considérée comme notre " propriété " dont nous aurions le droit " d'user et d'abuser " (comme le droit romain définit cette propriété), jusqu'à n'y voir plus qu'un réservoir de richesses naturelles et un dépotoir, pour nos déchets. Dans cette voie, par l'épuisement inconscient des ressources et par la pollution, nous détruisons notre propre milieu vital et nous devenons des collaborateurs inconscients de la loi de l' "entropie", celle de la dégradation de l'énergie et de la croissance du désordre

- Une conception impitoyable des rapports humains, fondée sur un individualisme sans frein, et qui n'engendre que des sociétés de concurrence de marché, d'affrontements, de violence, où quelques unités économiques ou politiques, aveugles et toutes-puissantes, asservissent ou dévorent les plus faibles ;

- Une conception désespérante de l'avenir, qui ne serait que le prolongement et la croissance quantitative du présent, sans but humain ni rupture divine, sans rien qui transcende cet horizon pour donner un sens à nos vies et nous détourner du chemin de la mort

… Le dialogue des civilisations est devenu une nécessité urgente et irrécusable. Une question de survie. La cote d'alerte est atteinte, peut être déjà franchie …  (Page 20 , 21)

L'expansion de l'islam L'expansion de l'islam ne saurait donc etre expliquée seulement par des causes extérieurs telles que l'incontestable affaiblissement, voire la désintégration, des empires vaincus (empire romain d'orient, empire de la perse sassanide, empire wisigoth d'Espagne) et moins encore par des causes uniquement militaires.

…. Mais les raisons profondes de cette expansion fulgurante qui, au lendemain de la mort du prophète, en douze années, de 633 à 645, permirent d'assurer la suprématie arabe en Palestine, en Syrie, en Mésopotamie comme en Egypte (cette première vague ne s'arrêtant que devant des obstacles naturels : les chaînes de montagnes du Taurus en Asie mineur, et celles de l'Iran oriental, et, à l'ouest, les déserts de cyrénaïque et de Nubie), furent des raisons internes, liées à l'essence même de l'islam.

D'abord l'affirmation radicale de la transcendance de Dieu, en relativisant tous les pouvoirs, postulait, comme nous l'avons vu, une égalité de principe entre tous, et devenait donc un ferment de libération de toutes les oppressions politiques, économiques ou religieuses. Elle donnait un visage à l'espérance de tous les opprimés.

C'est ce qui explique pourquoi une seule victoire militaire sur chacun des despotes régnants (Héraclius en 636 pour l'empire romain d'orient, Yezdégérd … en 637 pour l'empire sassanide perse; où plus tard, en 711, celle de la poignée de guerriers de Tarik qui triompha du roi Wisigoth Rodéric sur le Rio Barbate en Espagne) fait s'effondrer des empires, comme l'empire wisigoth d'Espagne ou l'empire perse , ou livre aux arabes les plus riches provinces de l'empire romain d'Orient (la Syrie, l'egypte et, peu après, toute l'Afrique du nord)

Dans chaque cas, après la défaite de la caste dominante détestée du peuple, les Arabes sont accueillis en libérateurs par ceux qui étaient victimes d'une oppression sociale ou politique ou d'une persécution religieuse.

Pour les chrétiens monophysites, persécutés comme hérétiques par l'empire romain d'Orient, comme pour les chrétiens nestoriens de perse, comme pour les tribus berbères, comme pour les juifs ou les chrétiens ariens ou priscilliens d'Espagne harcelés par un clergé fanatique, comme pour les paysans coptes d'Espagne soumis aux exactions des grands propriétaires terriens de Byzance, la victoire des arabes sur leurs maîtres et oppresseurs fut une délivrance. D'autant plus que leurs " hérésies " , nées pour la plupart des interprétations hellénisantes de la trinité, leurs rendaient aisément convaincante la conception islamique de dieu et de son unité (Tawhid). La sourate 112 du coran dit :
" Lui, dieu est un !
Dieu l'mpénétrable !
Il n'engendre pas ;
Il n'est pas engendré ;
Nul n'est égal à lui … !! "

Monseigneur Duchesne, dans ses études sur la situation de l'église au VI ième siècle en Syrie, cite Michel le Syrien " Le dieu des vengeances ….. Voyant la méchanceté des romains qui, partout où il dominaient, pillaient cruellement nos églises et nos monastères et nous condamnaient sans pitié, amena du Sud les fils d'Ismail pour nous délivrer d'eux …… ce ne fut pas un léger avantage, pour nous, d'être délivrés de la cruauté des Romains, de leur méchanceté et de leur colère, de leur cruelle jalousie, et de nous trouver un repos."

A l'autre pole de la méditerranée, en Espagne; il s'agira aussi d'une libération à la fois sociale et religieuse. Ignacio Olague a montré combien il est invraisemblable que l'Espagne ait été militairement conquise par une invasion massive des habitants du Hedjaz " comment une poignée de nomades, venus du fond de l'arabie, auraient-ils pu imposer leur langue et la loi de l'islam aux quinze millions d'habitants vivant sur les six cent mille kilomètres carrés de la péninsule ibérique ? " ( Ignacio Olague , les arabes n'ont jamais envahi l'Espagne, paris, Flammarion, 1960, p 280)

… l'orientaliste Rainhart Dozy , dans son histoire des musulmans d'Espagne ( Tome 2, page 43) écrivait :  " la conquête arabe fut un bien pour l'Espagne : elle produisait une importante révolution sociale, elle fit disparaître une grande partie des maux sous lesquels le pays gémissait depuis des siècles ….. les arabes gouvernaient selon la méthode suivante : les impôts étaient tout à fait réduits par rapport à ceux des gouvernements précédents. Les Arabes enlevèrent aux riches la terre qui, partagée en immenses domaines de la chevalerie, était cultivée par des fermiers serfs ou des esclaves mécontents, et la répartirent également entre ceux qui travaillaient le sol. Les nouveaux propriétaires la travaillèrent, pleins de zèle, et on obtinrent de meilleures récoltes. Le commerce fut libéré des limitations et des lourdes taxes qui l'écrasaient et se développa notablement. Le coran autorisait les esclaves à se racheter moyennement un dédommagement équitable, et cela mit en jeu de nouvelles énergies. Toutes ces mesures provoquèrent un état de bien-être général qui fut la cause du bon accueil fait au début de la domination arabe."

L'expansion de l'islam ne prit pas, le plus souvent la forme d'une invasion, moins encore d'une colonisation. Blasco Ibanez le proclame dans A l'ombre de la cathédrale
" L'Espagne, esclave de rois théologiens et d'évêques belliqueux, recevait à bras ouverts ses envahisseurs …… en deux années les Arabes s'emparèrent de ce que l'ont mit sept siècles à leur reprendre. Ce n'était pas une invasion qui s'imposait par les armes, c'était une société nouvelle qui poussait de tous cotés ses vigoureuses racines.
Le principe de la liberté de conscience, pierre angulaire sur laquelle repose la vraie grandeur des nations, leur était cher. Dans les villes où ils étaient les maîtres, ils acceptaient l'église du chrétien et la synagogue du juif."


Si l'on cherchait à exprimer le caractère de cette expansion dans le vocabulaire de la politique contemporaine, on pourrait parler d'une " crise révolutionnaire ",c'est-à-dire d'une mutation sociale née du renversement d'un système social périmé, allant au-devant des aspirations populaires et en libérant des possibilités nouvelles (grace notement à une reforme agraire). Dans une telle guerre, l'arme principale n'est pas militaire, mais économique, politique et sociale, et porteuse d'une forme nouvelle de culture. Dans le cas de l'islam, je le répète, indivisiblement, une foi nouvelle et une nouvelle communauté
"
(page 35 à 39 )

Le deuxième trait de l'islam, qui explique sa rapide pénétration c'est son ouverture et sa tolérance. Le coran commandait déjà de respecter et protéger les "gens du livre" (c'est-à-dire la Bible), juifs et chrétiens, héritiers eux aussi de la foi d'Abraham (Ibrahim) qui était la référence commune. Cette tolérance s'étendit d'ailleurs aux zoroastriens de perse et aux hindous, si bien que, lorsque s'instaura en perse la domination arabe, seul un très petit nombre de zoroastriens émigrèrent en inde où leurs descendants constituent aujourd'hui encore, les communautés " parsies". Seuls les polythéistes furent systématiquement combattus.

L'acceptation de ceux des juifs, et plus encore des chrétiens, qui refusaient de se convertir à l'islam, et la confiance en eux étaient telles qu'ils pouvaient accéder aux plus hautes fonctions de l'état : le grand-père de saint Jean Damascène, Ibn Sarjoun, fut le premier ministre du calife omeyyade de Damas, et à saint Jean Dalascène lui-même fut confié par le calife la direction de l'administration financière de abbassides de Bagdad : lorsque le calife al mamoun créa, en 832, la " Maison de la sagesse " , avec son université et son observatoire , il confia la direction de ce centre de la culture de son empire à un médecin chrétien nestorien , Hunayn ibn ishaq.

Cette attitude nous permet de rétablir, dans son vrai sens et sa vraie perspective, le djihad.

Il est de tradition, chez les occidentaux, de traduire djihad par " guerre sainte" , c'est-à-dire guerre entreprise pour la propagation de l'islam. Le rédacteur de l'article " Djihad" dans l'encyclopédie de l'islam, l'orientaliste D.B.Macdonald, commence par affirmer "l'expansion de l'islam par les armes est un devoir religieux pour tous les musulmans"

Or, Djihad ne signifie pas "guerre" ( il existe un autre mort pour cela : harb) mais " Effort" sur le chemin de dieu. Le coran est parfaitement explicite " pas de contradiction en matière de religion " (Al Baqara – 256)

Tous les textes que l'on a invoqués pour faire de l'islam un épouvantail, une "religion de l'épée", ont été invariablement séparés de leur contexte. On a ,par exemple, appelé "verset de l'épée" le verset 5 de la surate 9 en en détachant " tuez les polythéistes partout où vous les trouverez" du verset précédent qui précise qu'il s'agit de combattre ceux qui ayant conclu un pacte l'ont ensuite violé, ou ceux qui prétendent empêcher les musulmans de professer et de pratiquer leur foi.

En un mot, si la guerre n'est pas exclue, elle n'est pas acceptée que pour la défense de la foi lorsque celle-ci est menacée, et non pas pour la propagation de la foi par les armes.
La guerre ne justifie, selon le coran, que lorsqu'on est victime d'une agression ou d'une transgression, actes que les musulmans eux-mêmes s'interdisent formellement s'ils obéissent au corna :
" Combattez dans le chemin de dieu ceux qui luttent contre vous. Ne soyez pas transgresseurs ; dieu n'aime pas les transgresseurs " (Al baqara, 190)
La lutte armée pour celui qui pratique le djihad (le mudjahid) n'est que l'aspect second du djihad. Un hadith célèbre distingue le "petit djihad", c'est-à-dire la défense de la foi par la force contre un ennemi extérieur qui la menace ou la persécute, et le "grand djihad" qui est le combat intérieur pour vaincre notre égoïsme, maîtriser nos instincts et nos passions, pour laisser toute la place à la volonté de dieu.
Le grand djihad est une lutte contre soi, contre les tendances qui tirent l'homme loin de son centre, ce qui, en l'entraînant vers des désires partiels, le conduit à se faire des " idoles" et, par conséquent, l'empêche de reconnaître l'unité de dieu. Cette "idolâtrie" est plus difficile encore à vaincre que celle des idolâtres de l'extérieur.

Il y a là, aujourd'hui encore, une grande leçon pour beaucoup de "révolutionnaires" qui prétendent tout changer, sauf eux-mêmes, comme autrefois tant de "croisé" qui, à Jérusalem, dans l'Espagne de la "reconquista", ou contre les indiens d'Amérique voulaient imposer aux autres un christianisme qu'ils bafouaient en chacun de leurs actes

Séparer la vie extérieur de la vie intérieure, c'est se condamner à ne propager, sous le nom de christianisme ou de socialisme, que des idolâtries sanglantes.

Ali Shari'ati, l'un des inspirateurs de la résistance à l'oppression en Iran, écrivait en 1972 que le martyre n'est pas une dimension de l'islam, mais son essence même, unissant indivisiblement la résistance à l'ennemi extérieur de la foi, et la lutte intérieure contre les plus animales vibrations, en nous, de l'égoïsme et de la peur.

En essayant ainsi de rendre compte des raisons profondes de l'expansion musulmane, et en même temps de dégager la notion de djihad de ce qu'ont accumulé contre elle des siècles de fanatisme anti-islamiques, de colonialisme et de préjugés racistes, nous ne voulons pas idéaliser l'islam historique, mais simplement rappeler qu'en son principe même il exclut la croisade et l'inquisition, tout comme le christianisme l'exclut en son principe même, bien que ce soient des chrétiens, leurs rois très chrétiens, leurs clergés et leurs papes, qui en aient accompli les forfaits, du sac de Constantinople et des massacres de Jérusalem aux bûchers de Torquemada en Espagne, et au génocide des indiens d'Amérique. "
(Pages 39 à 42)

Faux dualismes " L'homme, dans nos sociétés occidentales depuis la renaissance est voué à la solitude, à l'isolement à l'égard des autres hommes, par un individualisme qui n'a cessé de s'exaspérer, de l'age des "conquistadores" à la décadence ultime des "foules solitaires", par l'extension des concurrences sauvages de l'économie du marché, l'écrasement des plus démunis par les moins scrupuleux, les techniques de la convoitise dont l'expression la plus brutale se trouve dans la publicité et le "marketing", greffant des besoins artificiels, comme de véritables prothèses du désir égoïste. Ce système engendre nécessairement la violence, notamment chez les jeunes, frustrés d'objets qu'on leur apprend à désirer et que les plus favorisés, les héritiers de la richesse ou du savoir, s'approprient par la spéculation ou la fraude ... 

La déclaration des droits de l'homme et du citoyen proclamait que "ma liberté s'arrête là où commence la liberté d'autrui". La liberté de l'autre est donc considérée comme la limite, et non pas comme la condition de ma propre liberté. La liberté est ainsi un cas particulier de la propriété "cadastrée" comme elle. Un tel individualisme prépare nécessairement la guerre de tous contre tous, jusqu'au moment où, par sa propre logique, il se transforme en son contraire. Le totalitarisme : un individu, identifié avec un groupe victorieux et en devenant le symbole, en métamorphose tous les autres en serviteurs de la "totalité" mythique de l'Etat, du parti, de la nation ou de la classe.
Nos sociétés occidentales (et celles qui dans le tiers-monde ont été façonnées à leur image ou qui les imitent) ne cessent d'osciller, depuis quatre siècles, entre un individualisme de jungle et un totalitarisme de termitière.

Le christianisme, dans sa visée fondamentale et première, portait en lui le contrepoison de cet individualisme, par sa conception trinitaire de la personne, selon laquelle mon centre n'est pas en moi-même mais en l'autre et dans le tout autre. Mais, ayant accueilli dans une large mesure dans les perversions grecques du dualisme, jusqu'à interpréter , dans un esprit de résignation, l'opposition de dieu et de césar ( qui était, en son principe, une contestation radicale des prétentions totalitaires de césar) comme un dualisme de la foi et de la politique , il laissait à césar, depuis Constantin, plein pouvoir sur la vie politique et sociale, l'aidant même dans sa tache , car , par ce dualisme frileux, il faisait de la foi une affaire privée, n'ayant plus prise sur l'organisation de la cité. La politique est ainsi devenue autonome, portant en soi ses propres fins, sans rapport avec l'homme ni avec le divin.

L'islam, en refusant les faux dualismes de la politique et de la foi, en nous empêchant de confondre les rapports entre la politique et la foi (qui sont des rapports entre deux dimensions de l'homme) avec les rapports entre l'église et l'état (qui sont des rapports entre deux institutions historiques), en liant indissolublement transcendance et communauté, peut nous aider à revivifier le christianisme lui-même et à surmonter la crise de désintégration du tissu social ."(Pages 56,57 )

Dans le droit romain , la propriété , c'est " le droit d'user et d'abuser " (jus utendi et abutendi). Ce principe directeur constitue le fondement du code napoléon et de tout le système économique bourgeois. Il confère au propriétaire un véritable " droit divin " : il peut détruire impunément ce qui est sa " propriété " , meme si , en agissant ainsi , il prive la société de biens indispensables à sa vie ; il peut accumuler sans limites des biens …

   Dès l'origine , la conception islamique est rigoureusement opposée à ce système. Relativisée par la référence transcendante, par la référence à dieu , la propriété n'est pas un droit de l'individu ( ni d'ailleurs d'un groupe ou état ) , mais une fonction sociale . le propriétaire quel qu'il soit, individu ou collectif , ou même étatique , doit rendre compte de sa propriété à la communauté ; il n'en est que le gérant responsable.

… Significatif est ce le coran ne cesse de maudire : "celui qui amasse des richesses et en fait le compte" (CIV,1) ; "celui qui est avare et se croit assez riche pour passer des autres" (XCIL,5) ; ceux "qui amassent et thésaurisent" (LXX,17) , et qui "aiment les richesses d'un amour sans bornes" LXXXIX,18. Néanmoins l'islam reconnaît le droit à la propriété personnelle acquise par le travail, l'héritage et le don. Mais le travail joue un rôle primordial.

… Le coran ne se contentait pas de condamner l'usure. dans les premiers temps de l'expansion de l'islam, la victoire militaire ne donnait pas le droit de s'emparer des terres, mais seulement de prélever un tribut (impôt) , c'est par dégradation de l'idéal primitif que s'instaura le système de propriétaires non résidents exploitant le travail des fermiers.
   En occident, le marché est essentiellement ( tel qu'il est conçu idéalement à l'époque du libéralisme) un plébiscite (vote) permanent par lequel s'expriment les besoins d'une société . Alors qu'à l'époque de décadence du système capitaliste , celle des monopoles , la filière est inversée et les producteurs les plus puissants créent des marchés pour écouler leurs marchandises . l'économie islamique, du moins en son principe , n'est pas compatible avec cette conception capitaliste , qu'elle soit libérale ou monopoliste. L'économie islamique n'est jamais neutre à l'égard des forces rivales. le marché est accepté, il doit satisfaire des besoins réels , et son fonctionnement doit respecter les normes de l'islam. Ce qui implique une équitable répartition des revenus, et un refus des monopoles qui empêchent les prix de refléter les couts réels. Le marché doit donc être subordonné, dans ses fins comme dans ses moyens, à un gouvernement orienté vers un but qui dépasse le marché et la société à l'intérieur de laquelle il fonctionne. Il ne s'agit pas seulement de controler la régularité des transactions ; dans la société musulmane ce sont les buts qui sont importants. Le marché n'est qu'un moyen pour atteindre ces buts. Le coran évoque les hommes que "ni le commerce ni le profit ne détournent de se souvenir de dieu , de la prières et du Zakat" (XXIV, 37) .

Le Zakat, un des piliers de l'islam … Dime (Taxe) prélevée non seulement sur le revenu mais sur le capital, elle permet d'effectuer des "transfert sociaux". Cette forme première de la sécurité sociale, qui ne fut conquise, en certains pays d'occident (comme la France) , qu'au milieu du XXème siècles , après une lutte de classe séculaire , était acquise en islam , comme une exigence de la foi , treize siècles plus tôt. Le président Nasser voyait dans le zakat , l'un des traits originaux de la construction islamique du socialisme.

Une autre innovation, spécifiquement musulmane , est l'instauration d'impôts indirects frappant les produits de luxe , de même que la création de monopole d'état et d'un système différencié de douanes pour tous les produits dont dépend la sécurité ou le bien-être de la communauté. Les principes de ce système existaient dans le droit public musulman dès le Xème siècle. Pour les avoir imités et introduits en Allemagne, Frédéric II de Hohenstaufen , empereur germanique et roi de Sicile , parlant la langue des arabes et grand admirateur de leur culture , en transportant cette législation en Europe , fut considéré comme le premier des hommes d'Etat moderne.
En résumé , l'économie découlant des principes de l'islam :

1 – est aux antipodes du modèle occidental de croissance dans lequel production et la consommation sont des fins en soi : produire et consommer de plus en plus , de plus en plus vite , n'importe quoi , utile , inutile , nuisible ou même mortel , sans tenir compte des finalités humaines. L'économie islamique, en son principe coranique , ne vise pas à la croissance mais à l'équilibre.

2 – ne peut s'identifier au capitalisme (de type américain par exemple) ni au collectivisme (de type soviétique par exemple). Elle a pour caractéristique fondamentale de ne pas obéir aux mécanismes aveugles d'une économie portant en elle ses propres fins , mais d'être ordonnée à des fins plus hautes , indivisiblement humaines et divines. Car l'homme n'est véritablement humain que par sa soumission au divin.

(
Pages 61 à 64)
Le progrès ... L'histoire des sciences et des techniques, telle qu'elle est en général conçue dans les pays occidentaux, repose sur un postulat implicite : on doit mesurer le " progrès " des sciences et des techniques à partir d'un seul critère, celui de leur efficacité pour assurer un pouvoir maximum de domination sur la nature et sur les hommes. Définition purement quantitative qui revient à dire que cette volonté de puissance et de domination (même si elle conduit prioritairement à la destruction de la nature et des hommes), et les sciences et les techniques qui la servent, sont devenues le but suprême, la valeur unique, la religion du " progrès " et de la '' croissance ".

L'occident a prétention de s'ériger en juge de toutes les autres civilisations en considérant que la trajectoire qu'il a suivie est exemplaire , l'unique possible , et de décider , à partir de là , qu'un peuple , qu'une civilisation , qu'une science ou une technique sont " primitifs " , " sous-développés" , " retardataires " , selon le point où on les situe sur cette trajectoire , c'est-à-dire selon leur plus ou moins grande ressemblance avec nous.

Aux adeptes superstitieux de cette religion de la croissance et du progrès, il apparaît aberrant et " obscurantiste " de se poser la question : est-ce que l'Europe, puis l'occident, ne font pas fausse route depuis la " renaissance " (c'est-à-dire depuis la naissance simultanée du capitalisme et du colonialisme) où s'est développée cette idéologie de justification du capitalisme et du colonialisme, assignant aux sciences et aux techniques le seul but de nous " rendre maitres et possesseurs de la nature " , comme l'écrit Descartes dans son discours de la méthode , et non pas d'assurer l'épanouissement de l'homme de tout l'homme et de tout homme.

De tout l'homme, c'est-à-dire de l'homme dans toutes ses dimensions : y compris celle de nos rapports esthétiques avec la nature comme participation heureuse à sa vie et non pas comme simple réservoir de matières premières et comme dépotoir pour ses déchets ; celle de ses rapports avec les autres hommes qui ne soient pas des rapports de concurrence, d'affrontement, de domination, comme l'a définit Hobbes : " L'homme est un loup pour l'homme ". Cela a conduit à nos foules solitaires, sans but et sans amour ; celle de nos rapports avec la beauté, avec un avenir qui ne soit préfiguré par la " méga machine " qui nous broie dans ses rouages, mais qui soit une émergence poétique du radicalement nouveau. Cela, ni les sciences ni les techniques ne peuvent nous le donner.

L'épanouissement de tout homme, c'est aussi ce dont cette religion de la ''croissance" et du "progrès" dépouille l'immense majorité des hommes : dans les pays dits "développés" parce que cette croissance aggrave les inégalités et plus encore dans les pays dits "sous-développés" parce que la "croissance" de modèle occidental n'a été et n'est possible que par le pillage de leurs ressources matérielles et humaines. D'ailleurs, en réalité, il n'y a pas de pays "développés" et pays "sous-développés", mais des pays "dominants" et des pays "dominés", des pays "malades" et des pays "trompés". Les uns sont malades de leurs croissance ; les autres sont trompés par le mirage de cette même croissance suicidaire menée par leurs "élites" , formées en occident , à qui l'on est parvenu à faire croire leur avenir est dans le passé des pays malades et leur imitation.

Cette superstition archaïque et meurtrière du "scientisme", c'est-à-dire la croyance selon laquelle la science positive et les techniques correspondantes peuvent résoudre tous nos problèmes et qu'aucun problème humain n'existe en dehors de ceux qu'elles posent et résolvent, est paradoxalement appelée "modernité" dont le plus stupide et le plus suicidaire des slogans est "on n'arrête pas le progrès"

Il fallait des jours et des jours à Tamerlan pour égorger 70.000 personnes lors de la prise d'Ispahan et pour empiler leurs cranes en pyramide. A Hiroshima, on obtient le même résultat en quelques secondes. C'est un progrès scientifique et technique incontestable. Note monde dispose de l'équivalent d'un million de bombes d'Hiroshima (ce qui représente 5 tonnes d'explosifs classiques sur la tête de chaque habitant de la planète). C'est un autre progrès scientifique et technique incontestable. Et l'"on n'arrête pas le progrès!"

La révolution verte et ses semences miracles accroissent formidablement les récoltes de riz dans le sud-est asiatique … pendant cinq ans. Les techniques européennes de labours profonds imposées à certaines terres du tiers-monde enfouissent les trop minces couches d'humus. Des engrais chimiques voraces en énergie sont vendus par l'occident, et la partie du Tiers-monde sans pétrole, de plus en plus endetté, ne peut plus les acheter. Que l'occident améliore ses techniques de coupe de forets et perfectionne la monoculture, et c'est le déboisement des pentes d'Himalaya, les inondations de Bangladesh ou les famines du Sahel. Progrès scientifiques et techniques incontestables qui conduisent au chiffre record de 50 millions de morts de faim dans le tiers-monde en 1980. Ces chiffres seront dépasses : 85 millions dans cinq ans. " On n'arrête pas le progrès".

Quand donc prendra-t-on conscience que le "modèle de croissance" de l'occident est une anomalie, un phénomène historique pathologique ?

La science est démesure si elle n'a pas d'autres but qu'elle-même et si on la laisse proliférer au détriment de toutes les autres valeurs. Ce "développement" difforme , cette hypertrophie d'un savoir séparé de la vie , et cette atrophie de toutes les autres dimensions de l'homme : l'amour , la création esthétique , la méditation sur les fins de la vie, la simple aspiration à l'équilibre et l'harmonie dans nos rapports avec la nature et nos rapports humains , ne sauraient être considérés comme le modèle en fonction duquel on prétend étalonner le développement des autres civilisations , de leurs sciences et de leurs techniques.

On ne peut juger du "développement" des sciences et des techniques, dans une aire de civilisation déterminée, sans tenir compte des besoins à satisfaire et du programme culturel de cette société. Il ne suffit pas de se demander comment les réalisations des sciences et des techniques sont faites, mais pourquoi elles sont ainsi, à quelles fins elles sont destinées.

Ni la science chinoise, ni la science hindoue, ni la science islamique n'ont été conçues indépendamment de l'homme ; elle était à son service. Ce souci de la finalité humaine n'a jamais entravé leur épanouissement.

Si la science islamique n'a pas pris la même voie de développement que celle de l'occident depuis le XVIe siècle , ce n'est pas par je ne sais quelle insuffisance , mais par le refus musulman de traiter une branche quelconque de la science en la séparant de ce que l'islam considère comme le but et le sens de l'existence.

Les sciences de la chine, de l'inde, de la Mésopotamie, de l'islam ont connu de merveilleuses floraisons à une époque où l'Europe était ignorante ; depuis, elle est passée de l'ignorance barbare à une barbarie savante.

Il ne s'agit pas de nier ou de renier les apports de la civilisation grecque ou de celle de la chrétienté, ou de la renaissance, ou du XXe siècle occidental, mais de les ramener à leurs justes valeurs : dans la lente création de l'homme par l'homme, et surtout dans l'humanisation de l'homme, la contribution occidentale n'est ni la seule ni même la plus importante.

Tel est l'esprit dans lequel nous voudrions esquisser le bilan et les perspectives de la science islamique. Afin de n'y pas voir, comme trop souvent nos historiens l'ont fait , soit une simple transmission de la science grecque , iranienne , hindoue ou chinoise , soit un simple chainon de découvertes situés dans la préhistoire de la science "moderne" et qui n'ont d'intérêt (purement historique) que dans la mesure où elles auraient préparé notre science que nous appelons présomptueusement la science au lieu de l'appeler simplement la science occidentale.

Dans le cas particulier de la science islamique, il importe, pour la saisir dans sa spécificité et sa signification, de ne pas la séparer de ce qui lui assigne ses fins : la foi islamique, force vivante qui fut l'âme de cette science.

Le principe de l'unité (Tawhid), clef de voute de l'expérience islamique de Dieu, exclut la séparation entre la science et la foi. Tout , dans la nature , étant "signe" de la présence divine , la connaissance de la nature devient , comme le travail , une forme de prière , un accès à la proximité de Dieu.

Le Coran et les hadiths ne cessent d'exalter la recherche scientifique, encourageant même à apprendre auprès de ceux qui ne partagent pas la foi musulmane. C'est ce qui explique le rôle fécondant de l'islam et le renouveau scientifique qui se répandit partout grâce à son expansion territoriale.
" Celui qui abandonne son foyer pour se mettre en quète du savoir suit la voie de Dieu … L'encre du savant est plus sacrée que le sang du martyr " dit le prophète.
Dans les autres aires de civilisations, à l'époque de la naissance de l'islam, il existe au contraire un cloisonnage entre l'homme, la nature et Dieu …(Pages 73 à 76)


Roger Garaudy , Promesses de l'islam
(extraits)

A lire ici la préface de Mohammed Bedjaoui à "Promesses de l'Islam"

13 octobre 2010

Réflexions sur le masque africain

par Roger Garaudy

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Substituer le signe à l’image

« Toujours la beauté les a frappés,
droit comme lance,
à la racine de la vie ».
(Léopold Sédar SENGHOR )

Il était une fois... (Cela commence comme un conte de fées, mais les fées sont celles qui opèrent les métamorphoses) sur la rive gauche de la Seine, une petite revue qui s’appelait « l’Etudiant Noir ». C’était en 1934. Et l’étudiant que j’étais y apprit de Léopold Sédar Senghor et d’Aimé Césaire à engager ce que j’appelle aujourd’hui, plus de quarante ans après, le « Dialogue des Civilisations ».
Je ne sais plus bien ce que représentait alors pour moi le cri de la « négritude », mais ce dont je suis sûr, c’est qu’il m’a donné, dès cette époque, comme blanc, pas seulement une « mauvaise conscience » mais aussi et surtout la certitude que « l’Occident » n’était pas le seul centre d’initiative historique et le seul créateur de valeurs.

11 octobre 2010

Un seul monde

Les veilleurs ont un seul monde, qui leur est commun; ceux qui dorment tombent chacun vers un monde particulier.
  Heraclite
heraclite
http://www.delartsurlaplanche.com/auteur.php?id_auteur=6

En finir avec le vieux marxisme et avec la vision représentative de la politique

par Alain Badiou

 

Si l'on veut éclairer l'axiomatique où s'initie la politique, on considèrera - par exemple - ceux que j'appelle les quatre dialecticiens français: Pascal, Rousseau, Mallarmé et Lacan.
Quelle importance a cette question ? Considérable, dés qu'il s'agit d'inscrire la re-fondation de toute politique dans un horizon philosophique dégagé. Dégagé de quoi ? De l'approche mécaniste et scientiste, où, depuis son introduction en France par Lafargue et par Guesde, le marxisme s'est tenu. Toute pensée active doit réaliser son inscription nationale. Le marxisme français s'est voulu l'héritier des Lumières, du combat anticlérical, des progrès de la science. Il a eu la dialectique chrétienne comme pôle d'adversité, reconnu ou aveugle. Il a laïcisé et provincialisé l'idéal révolutionnaire.
A chaque fois qu'on a voulu parer à cette image réduite, on a seulement injecté au marxisme français une petite dose de tragique hégélien. Ou on a rehaussé la référence matérialiste (Spinoza ou Lucrèce plutôt que Diderot ou Helvétius). Mais le noyau représentatif du marxisme, son centre de gravité, ne bougeait pas: théorie scientifique de l'histoire, soutenue par une théorie positive des rapports de production et de l'organisation de la société en classes. Il est vrai qu'à l'arrière-plan de cette représentation se tenaient les caractéristiques nationales du mouvement ouvrier: syndicalisme, logique des luttes, priorité au programme.
Profitant de ce que le vieux mouvement ouvrier est mort, il faut en finir avec le vieux marxisme.
Je propose, dans le geste par où il importe de clore tout un cycle d'existence de la politique, et d'en ouvrir un autre, une filiation différente. Toute naissance fait généalogie.
Il s'agit, on le sait aujour'hui, d'en finir avec la vision représentative de la politique. L'énoncé canonique de Lénine, selon lequel la société est divisée en classes, et les classes représentées par des partis politiques, est périmé. Dans son essence, cet énoncé est homogène à la conception parlementaire. Car le point clef, dans un cas comme dans l'autre, est celui de la représentation du social dans la politique. La politique, en ce sens, Lénine le dit aussi, "concentre l'économie". Représentation et concentration sont ce à partir de quoi penser l'existence des partis et mesurer le site de la politique. Telle est la figure où le marxisme s'est perdu...

Rousseau, par exemple, interdit radicalement la représentation politique. Le peuple, fondement absolu de la souveraineté, ne peut la déléguer à personne, et non plus à lui-même, en quoi Rousseau n'est pas anarchiste. Conçu comme pure capacité politique, le peuple est irreprésentable. Rousseau est totalement hostile au parlementarisme.
Pour Mallarmé, la poésie ne saurait exprimer ni le poète ni le monde. Le poète doit être absent de l'oeuvre, comme si elle avait lieu sans lui. Et, quant au monde, Mallarmé dit fortement qu'on y ajoutera pas. Le poème doit donc effectuer un procesus singulier, qui délivre sa propre essence sans la figurer. Toute chose vient à y manquer.
Pour Pascal, Dieu n'est pas représentable dans la philosophie. Rien du monde n'y conduit. Le monde n'est pas plus transitif à Dieu pour Pascal que pour moi le social ne l'est à la politique. De même que les ensembles sociaux sont inconsistants en politique, de même - pour Pascal - le "double infini" du Monde ne dessine nul tout d'où inférer Dieu. Le rapport subjectif à Dieu est dans l'aléatoire d'un pari (il faut aussi parier la politique communiste: vous ne la déduirez jamais du Capital).
Enfin, pour Lacan, rien ne représente le Sujet. Il insiste sur le fait que si le désir est articulé (dans le signifiant), il n'est pas pour autant articulable. Il y a bien la formule:"Un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant". Mais elle indique précisément qu'aucun signifiant particulier ne représente le sujet, lequel est astreint à choir dans l'entre-deux d'une chaîne de langage.

Dans tous les cas - et il s'agit pour chacun du lieu où s'institue un effet de sujet, Dieu, Peuple, Poème, Désir -, la loi du concept est celle d'une procédure d'irreprésentation. Pour moi de même, la politique ne représente nullement le prolétariat, la classe ou la Nation. Ce qui fait sujet en politique, quoique avéré dans son existence par l'effet politique même, y demeure inarticulable.
Il ne s'agit pas que quelque chose, qui existe, puisse être représenté. Il s'agit de ce par quoi quelque chose vient à exister, que rien ne représente, et que présente purement et simplement son existence. Pascal abomine l'idée (cartésienne, ou thomiste) des "preuves de l'existence de Dieu". Pour Rousseau, le peuple ne préexiste d'aucune façon au Contrat par lequel il se constitue comme capacité politique. Et ce Contrat lui-même n'a aucune "preuve" concevable. Mallarmé veut un poème qui se réfléchit en lui-même, inexplicable par quelque extérieur que ce soit. Du sujet lacanien, on ne dira même pas qu'il existe...Je n'ai pas non plus un goût trés grand pour les preuves de l'existence du prolétariat. C'est déjà bien assez de risquer une politique hétérogène, sans la garantie d'aucune déduction.
S'il y a un point d'irreprésentable, la pensée ne peut s'ordonner au reflet des réalités. Elle doit nécessairement faire coupure, pour que se mette en mouvement une procédure d'explication qui n'a pas de référent extérieur. La pensée, qui ne représente pas, produit des effets, par l'interruption d'une chaîne de représentations. Toute pensée dialectique est donc d'abord interprétation-coupure. Elle désigne un symptôme, d'où formuler une interprétation (hypothétique) quand à des effets de pensée. Ainsi de Marx, qui, dans le Manifeste, sur la base de ces évènements-symptômes que sont les insurrections ouvrières du début du XIXe siècle, formule l'hypothèse de la capacité politique prolétaire - d'une politique qui ne soit pas une politique de la représentation.
On reconnait une pensée dialectique à sa méthode interprétative. Elle commence toujours par écarter les représentations. La méthode lacanienne, tenue de Freud, consiste à rejeter les représentations conscientes comme guides de l'investigation du sujet, et à opérer de biais, par interruption interprétative, sur des indices erratiques: lapsus, rêves, étrangeté des mots...Pascal amorce sa pédagogie par une mise en cause de l'autovalorisation de l'homme. Il en indique la scission absolue: l'homme est misère totale (infime parcelle de l'univers, coincé entre l'infiniment grand et l'infiniment petit, dépouvu de sens) et grandeur incomparable (pensée réfléchissante de sa misère elle-même). A partir de là, l'interruption interprétative propose l'hypothèse du salut par la grâce, seul à la mesure de l'abîme de la scission. Et Mallarmé instruit la division du langage. Il y a d'un côté sa fonction de communication, d'échange, et de l'autre ce qui s'annonce dans le système du poème, et au regard de quoi Mallarmé formule une hypothèse radicale: la capacité du langage à exhiber, sur fond de néant, l'essence de la chose.

Dans tous les cas, la rupture avec les représentations s'enchaîne à une hypothèse générique quant à l'existence d'uneprocédure où la vérité circule sans être représentée. C'est une hypothèse de capacité au vrai: capacité politique prolétaire (Marx), capacité de souveraineté populaire (Rousseau), capacité du salut réunifiant (Pascal), capacité du livre absolu (Mallarmé), capacité du sujet en vérité (Lacan). Et cette hypothèse institue rétroactivement, au lieu même du symptôme initial où la pensée fait rupture (l'insurrection, le poème, la liberté, la scission en abîme, le délit du signifiant), le sujet pour qui cette capacité est le processus de l'existence même: le prolétariat, la foule, le peuple, l'homme chrétien, l'inconscient.
Une pensée dialectique fait donc une trouée dans le dispositif du savoir (des représentations), à l'occasion d'une butée symptômale, qu'elle interprète au régime d'une hypothèse de capacité où s'avère l'aprés-coup d'un sujet.
C'est cette méthode complète qu'on ne trouve - hors Marx et Freud, qui en assurent le régime moderne -, en France, que chez Pascal, Rousseau, Mallarmé et Lacan.
Notez qu'ils sont tous quatre des maîtres exceptionnels de la langue, parmi les plus grands de nos artistes d'écriture. C'est que l'art seul organise, en France, où le cumul philosophique n'a jamais eu l'assurance allemande, la posture d'indécidabilité où le sujet s'articule à l'évènement.
Réfléchissons en effet que si la pensée dialectique est en rupture d'un ordre des représentations, elle n'a jamais d'autre garantie quant au réel que sa propre expérience. La butée, qui autorise sa trouée, est un évènement singulier.
La pensée dialectique ne commence pas par la règle, mais par l'exception. Et la loi théorique nouvelle qui articule cette exception n'est, quant à l'existence du sujet, que dans une forme de pari. C'est un long pari, une explication hypothétique. Rousseau admet trés volontiers que sans doute aucune société réelle n'est soutenue par le contrat par lequel le peuple s'institue comme capacité politique subjectuve. Le Livre de Mallarmé n'a pas été écrit. On ne peut décider, selon Pascal, d'aucun salut particulier, le nombre des élus est indéterminé, peut-être nul. Et la vérité du sujet est en suspens, de là que la cure psychanalytique est, en droit, infinie. Nous savons quant à nous ce que vaut le socialisme "réellement existant".
Mais cette indécidabilité du sujet de l'hypothèse est la rançon de ce qu'elle n'est pas représentable. Elle est au principe de la vérité. Pour l'expliciter, et faire résonner l'évènement initial, la ressource de l'art n'est pas de trop. Ni pour la religion, ni pour la poésie, bien sûr, ni pour l'analyste, ni pour le Législateur de Rousseau. NI pour la politique, art plus que science, sans aucun doute.

Peut-on penser la politique ?, extrait du chapitre intitulé "Généalogie de la dialectique",  Editions du Seuil, pp 84 à 91

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10 octobre 2010

La Rose et le Réséda

Poème de Louis Aragon
 
À Gabriel Péri et d'Estienne d'Orves
comme à Guy Môquet et Gilbert Dru
 
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous deux adoraient la belle
Prisonnière des soldats
Lequel montait à l'échelle
Et lequel guettait en bas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Qu'importe comment s'appelle
Cette clarté sur leur pas
Que l'un fût de la chapelle
Et l'autre s'y dérobât
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous les deux étaient fidèles
Des lèvres du coeur des bras
Et tous les deux disaient qu'elle
Vive et qui vivra verra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au coeur du commun combat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Du haut de la citadelle
La sentinelle tira
Par deux fois et l'un chancelle
L'autre tombe qui mourra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Ils sont en prison Lequel
A le plus triste grabat
Lequel plus que l'autre gèle
Lequel préfère les rats
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas

Un rebelle est un rebelle
Nos sanglots font un seul glas
Et quand vient l'aube cruelle
Passent de vie à trépas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Répétant le nom de celle
Qu'aucun des deux ne trompa
Et leur sang rouge ruisselle
Même couleur même éclat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Il coule il coule et se mêle
À la terre qu'il aima
Pour qu'à la saison nouvelle
Mûrisse un raisin muscat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
L'un court et l'autre a des ailes
De Bretagne ou du Jura
Et framboise ou mirabelle
Le grillon rechantera
Dites flûte ou violoncelle
Le double amour qui brûla
L'alouette et l'hirondelle
La rose et le réséda
Source : Louis Aragon (nouvelle édition augmentée, 2006), La Diane française , Éditions Seghers, Paris, pp. 21-23.

08 octobre 2010

Foi et philosophie

Cette foi ne peut être séparée de la vie, celle du village et des champs , dans les usines et les laboratoires des villes, dans les écoles et les centres de recherche,.... et même dans les synagogues, les églises, les mosquées et les temples.
Comme le dit Hassan El Tourabi: "Dieu est dans la vie quotidienne, dans la politique, l'école, dans l'art, dans l'économie, mais vous l'avez emprisonné dans vos tabernacles et vos églises... Tous nos prophètes ont affirmé les mêmes valeurs mais comme, au cours de l'histoire, les problèmes ont évolué, les prophètes ont renouvelé les formes d'expression." (Interview du 16 avril 1995).
Le père Pannikar dit la même chose dans son étude sur L'Avenir de la foi (Biblia y fe, 1988): "les problèmes de la faim, de l'inégalité, de l'exploitation de l'homme et de la terre, l'intolérance, les guerres, le néo-colonialisme, sont des problèmes religieux."
Yehudi Menuhin, partant de sa foi juive, me communiquant sa méditation sur la défense du sacré, cherche aussi, sans éclectisme, le dénominateur commun de cette Foi présente au coeur de tous les hommes et qui l'appelle à un dépassement, quelle que soit la forme culturelle dont les trois mondes l'ont revêtue: "La vie n'a pas été créée une fois pour toutes et pour toujours. Seuls les fondamentalistes peuvent croire cela... Nous avons besoin d'une nouvelle religion fondée sur la foi, sur les valeurs éternelles de la foi- sur l'idée d'unité totale... mais aussi adaptée à la connaissance et à l'expérience contemporaine."
Evoquant les croyances qui ont fait des dieux des souverains tout puissants, et des dirigeants des Oints de ce Seigneur, il ajoute: "Je suis convaincu que notre monde exige une nouvelle formulation des valeurs du sacré, une nouvelle conception de la religion, parfaitement compatible avec les principes d'adoration et de prière mais exprimés d'un manière nouvelle reconnaissant notre propre être, et aussi celui des autres, comme sacrés; nos responsabilités les uns envers les autres, notre pouvoir de créer un monde plus juste.. Dans notre nouvelle religion... le puissant, le riche, le savant ont la responsabilité, alors que le démuni a le droit... Tels sont la religion, l'économie, l'ordre social, la vie créatrice des arts et des techniques, de l'éducation, tout cela ne faisant qu'un pour guider notre pensée et notre action."
Quelle sera la place de cette foi dans la société? Elle sera centrale, motrice. Et nous devons ici éviter maints écueils:
La conception dite libérale, où l'Etat n'intervient pas dans la religion, ses rites et ses dogmes. Cette privatisation de la religion porte sur les croyances et non sur la foi. Or la croyance est une manière de pensée, la foi une manière d'agir. La tolérance sera donc totale en ce qui concerne la croyance, mais il est interdit à la foi d'agir sur les structures concrètes du monde, selon les intérêts des individus et des groupes. "Assistez à la messe" comme à une commémoration, "écoutez la lecture de la Thora" par votre rabbin, "prosternez-vous", derrière votre imam, mais, à la sortie, insérez-vous docilement dans le système.
Ayez toutes les idoles intellectuelles que vous voulez pourvu que vous n'interveniez pas, au sortir du temple, pour changer l'ordre établi par le libre jeu du monothéisme du marché, régissant, dans la pratique, toutes les relations humaines.
A l'inverse, le totalitarisme prétend régner à la fois sur les esprits et sur les corps, sur la foi et les actions qu'elle commande, soit en érigeant l'Etat en une religion, soit en faisant d'une religion particulière une religion d'Etat qui établira un nécessaire dualisme politique et social. Qu'il s'agisse d'un Etat juif, d'un Etat chrétien, ou d'un Etat islamique, celui qui n'appartient pas à la religion officielle est un citoyen de seconde classe.
De ce point de vue la prétention chrétienne d'être la religion universelle est une forme typique de colonialisme spirituel, inséparable du colonialisme tout court.
Quelle que soit la solution choisie la confusion de la croyance religieuse et de la foi vivante et agissante à l'intérieur de toutes les religions rend le problème insoluble par la résurgence des intégrismes, qui consistent à prétendre que tous les problèmes ont été résolus, et pour toujours, par leurs pères fondateurs.
Si Bouddha, Moïse, Jésus, Mohammed, ont apporté des réponses et des solutions aux interrogations et aux problèmes de leur temps, cela ne nous dispense en aucune manière de la responsabilité de résoudre, à partir de leurs principes, les problèmes de notre temps: aucun sutra bouddhiste, aucun verset de la Bible ou du Coran, ne nous permet de résoudre, sans une interprétation préalable, les problèmes posés par l'énergie atomique, les multinationales, la spéculation boursière, le colonialisme, ou autres, qui ne se posaient pas au temps des prophètes. Nous pouvons seulement, à partir des principes qu'ils ont apportés, prendre, à tout risque, la responsabilité de les appliquer dans des situations historiques radicalement nouvelles.
Ceci n'implique aucun relativisme, ni éclectisme, ni syncrétisme. Chaque religion a sécrété, autour des principes communs à toute acceptation de la transcendance, des valeurs absolues, des cultes avec leurs rites et leurs dogmes propres à chaque culture pour tenter une approche de l'absolu. Il se peut que cette liaison ou cette soumission à Dieu qui exige la participation entière de notre être, y compris de notre corps, donne une forme particulière à la prière et à l'adoration, qui vont ensuite informer notre action.
La tradition culturelle de chaque peuple peut ainsi s'exprimer par une attitude particulière du corps, celle du yoga (joug) soumission à Dieu, pour les uns, de la prosternation ou de l'agenouillement pour d'autres.
L'essentiel est que cette posture du corps facilite la communication avec Dieu ou avec la sagesse (de quelque nom qu'on les désigne), et ne se dégrade pas en une gymnastique sans âme.
La diversité des religions, par la fécondation réciproque des cultures qui les spécifie, est une richesse que l'on ne peut détruire en imposant à l'autre la forme d'expression dont nous sommes, avec notre culture, les héritiers.
Nous ne pouvons revendiquer le monopole des voies d'accès à la transcendance, que nous l'appelions salut, libération, moksha ou nirvana.
Nous pouvons seulement, avec le plus grand respect du comportement rituel des autres, et des symboles par lesquels ils expriment leur foi, leur sagesse ou leur Dieu, nous enrichir de leur expérience, gravissant, par des voies diverses, la même cime, inaccessible peut être, qui nous fait rechercher le sens de notre vie et de notre histoire, et les voies de son accomplissement.
En résumé, ce qu'il y a le plus précieux, ce n'est pas ce qu'un homme dit de sa foi, mais ce que cette foi fait de cet homme. Comment le libère-t-elle de ses aliénations?
C'est-à-dire de ses ambitions personnelles réalisées par l'écrasement des autres, de ses projets partiels, individuels ou nationaux, qui ne tendent pas à la création d'une communauté universelle, symphonique, fin suprême de la foi qui appelle toutes les religions à la transcendance, au dépassement de soi.
Une démystification spirituelle est d'abord nécessaire.
Il faut certes corriger l'erreur d'aiguillage commise à la Renaissance lorsque l'on appela raison la seule science des moyens, en la mutilant de son autre dimension fondamentale, seule capable d'en mettre les merveilleuses découvertes au service de l'épanouissement de l'homme et non de sa destruction: la sagesse, qui est réflexion sur les Fins.
Mais, au delà, il faut en finir avec la pire perversion de la pensée humaine: la notion tribale de peuple élu, divisant l'humanité entre élus et exclus, accordant aux premiers le pouvoir de droit divin de dominer, d'asservir ou même de massacrer tous les autres, quels que soient ceux qui s'attribuent ce privilège, qu'ils soient hébreux ou chrétiens d'Europe réclamant l'héritage de l'élection pour persécuter les juifs qui s'en croyaient détenteurs, puis les musulmans par les Croisades, puis le monde par le colonialisme, jusqu'à ce qu'ils soient dépossédés de ce mythique droit par le destin manifeste que se décernèrent les Etats-Unis au détriment des Indiens, des Noirs, puis du monde, sacralisant même la royauté du dollar en inscrivant, sur chaque billet vert, que sa toute puissance était d'essence divine: In God We Trust.
Il faut d'abord en finir avec les lectures intégristes de la Bible qui font d'elles la seule écriture sainte de l'humanité, alors que chaque peuple, dans le monde, a vécu la préhistoire de son humanité en créant les grands mythes qui balisent le parcours millénaire de l'humanisation divine de l'homme. Tous les peuples ont une histoire sainte: celle de l'homme à la recherche de Dieu.
Les conséquences de ces affabulations sur un peuple élu, sans autre fondement qu'un seul texte, sont aggravées par le fait qu'un certain christianisme s'est prétendu l'héritier de cette tradition, s'est approprié l'élection divine pour s'attribuer un droit divin de domination du monde, en exerçant sur les non -- élus ses dominations, ses spoliations et ses massacres, au nom de la même supériorité ontologique, théologique, sur les Indiens d'Amérique, les esclaves déportés d'Afrique, et une grande partie de l'Asie, de la guerre de l'opium à Hiroshima, des destructions massives du Viet Nam à celles de l'Irak.

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Nous avons aujourd'hui plus besoin de prophètes que de politiciens, plus besoin de Bouddha, de Jésus ou de Gandhi que de César ou de Napoléon, car rien ne commence avec les lois et les empires: tout commence dans l'esprit des hommes, et d'abord dans la révision sévère des religions traditionnelles qui, par leur dégénérescence intégriste, se sont transformées en théologies de la domination. L'intégrisme, c'est cette prétention de toute hiérarchie religieuse comme de tout pouvoir politique (qui se sert de la première pour justifier sa pérennité) de réduire la foi à la forme culturelle ou institutionnelle qu'elle a pu revêtir à telle ou telle période antérieure de son histoire: pour nous en tenir aux religions dominantes des dominants, et aux religions dominantes des dominés: le christianisme ne peut plus être ce que le fit Constantin: l'héritier d'un empire centralisé à Rome, prétendant imposer son idéologie et ses hiérarchies à tout le reste du monde dont on ignore ou veut ignorer les spiritualités autochtones.
Une telle religion divise. Elle fut le prétexte de tant de guerres! Alors que la foi unit dans un effort solidaire de dépassement pour parvenir à cette certitude qui demeure toujours un risque et un postulat:
-- Aucun homme ne peut prétendre avoir la foi comme on possède un trésor. L'homme de foi est toujours en route vers un commencement.
-- Le monde n'est pas fait de choses mais de sources, de jaillissement du sens.
-- Dieu n'est pas un être (comme les choses) mais un acte (celui d'incessamment créer). C'est pourquoi il n'a pas besoin d'être visible pour exister: il est ce mouvement qui est en nous sans être à nous.
Ainsi, contre les prédicants d'une fin de l'histoire, l'histoire, comme les fleuves, n'a pas d'autre embouchure que l'Océan.

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Préparer politiquement cette mutation spirituelle universaliste, c'est d'abord mettre fin à la prétendue mondialisation qui est le contraire de l'universalité: c'est une entreprise impériale de nivellement ou d'anéantissement de la culture et de la foi de tous les peuples pour leur imposer, avec les armes et les dollars des Etats-Unis, l'inculture et le non-sens d'une religion qui n'ose pas dire son nom: le monothéisme du marché qui ne serait pas seulement la fin de l'histoire mais la mort de l'homme et du Dieu qui est en lui.

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En 1985, lors du voyage du pape au Pérou, les Indiens des Andes lui remirent cette lettre: "Nous, Indiens des Andes et de l'Amérique, voulons profiter de la visite de Jean Paul II pour lui rendre sa Bible car, en cinq siècles, elle ne nous a procuré ni amour, ni paix, ni justice... remettez-la à nos oppresseurs car ils ont davantage besoin de ces préceptes moraux que nous-mêmes. La Bible nous est arrivée comme partie intégrante du régime colonial imposé."
Le problème actuel, en effet, aujourd'hui, est non seulement de déjudaïser, mais de désoccidentaliser le christianisme, qui a toujours considéré les Eglises, de la Chine à l'Amérindie et à l'Afrique, comme "un appendice de l'histoire des missions", comme l'écrit Enrique Dussel dans son livre: Histoire et théologie de la libération (publié en 1972 et traduit en français aux Editions ouvrières en 1974). Il montrait, comme le fera Leonardo Boff en 1992 dans son livre: La nouvelle évangélisation (Ed. du Cerf), comment l'invasion de l'Amérique, depuis 1492, était non pas l'apport d'un christianisme universel (catholique) à des cultures autochtones en recherche de Dieu, mais l'importation d'une chrétienté méditerranéenne, romaine, et fourrière d'un système social où, sous le nom d'Evangélisation, est imposé le colonialisme capitaliste le plus inhumain.
Leonardo Boff écrit: "L'évangélisation s'est faite en Amérique latine sous le signe de la colonisation." (p.169). Le Requerimiento, sommation adressée aux Indiens en 1514 disait: "Nous vous prendrons, vous, vos femmes et vos fils, et vous deviendrez esclaves .. nous prendrons vos biens... comme à des vassaux rebelles qui se refusent à accueillir leur Seigneur."
C'est contre quoi protestaient en vain le père Montesinos, premier prophète des Amériques, les évêques, Bartholomé de Las Casas et quelques religieux, comme Pedro de Cordoba, haïs par les colons parce qu'ils refusaient d'identifier une Eglise, complice des conquérants, avec le Royaume de Dieu, et d'accepter la destruction des cultures précolombiennes.
Cette ignorance radicale de l'autre a fabriqué des mutilés de l'humanité, isolés dans le ritualisme et les dogmes de leur religion qu'ils croient la meilleure parce qu'ils ignorent celles de tous les autres. Elle n'aurait pas à se substituer à la leur, mais à l'enrichir par des expériences différentes de la transcendance. Un même absolu ne peut être accaparé par aucun de ceux qui se croient un peuple de Dieu (c'est à dire tous les nationalismes et tous les colonialismes). Comme l'écrivait déjà Jean Jacques Rousseau: "Un Dieu qui choisirait un peuple en lui donnant le privilège de spolier ou de détruire tous les autres, ne peut être le Père de tous les hommes."
Et maintenant?
Après ce parcours insolite et insolent, nul, je l'espère, n'attendra une conclusion, c'est à dire une occlusion, une fermeture. Une magistrale et dérisoire réponse.
Car ce qui oppose fondamentalement une philosophie de l'acte à une philosophie de l'être, c'est de n'être pas de l'ordre d'une réponse mais de l'ordre d'une question.
-- Le propre d'une philosophie de l'être c'est de "s'installer dans l'être et de dire ce qu'il est". Que ce soit sous la forme du positivisme empiriste partant des données de nos sens (données une fois pour toutes) ou que ce soit sous la forme du dogmatisme prétendu rationnel d'idées éternelles, innées ou révélées, mais de toute manière indubitables comme des axiomes.
-- Le propre d'une philosophie de l'acte c'est au contraire d'avoir conscience de ses postulats et de leur inexorable remise en question, comme un dormeur s'arrachant à la quiétude de son oreiller et à la fascination de ses rêves pour s'éveiller dans un monde en fusion. L'homme couché devient l'homme debout, agressé par l'éveil et agressif pour le possible. Certains appellent cela la résurrection. Déjà le mot est enchanteur: il évoque l'acte de se lever. De se lever même d'entre les morts.
Ensemble, au courant de ces pages, nous nous sommes interrogés, nous nous sommes relativisés. Notre nature était peut être de nous résigner et de nous intégrer à une nature apparemment régnante et même universelle. Ce décollement, ou du moins cet effort de décollement, à l'égard de ce qu'on nous présente souvent comme la nature de l'homme, c'est la culture, c'est à dire tout ce que nous avons ajouté à la nature, et qui nous fait homme. Pas un animal supérieur. Mais autre chose qu'un animal: ce qui le transcende. Là encore, il existe, dans la coutume, un mot pour dire cela: Dieu, divin. Peut-être vaut-il mieux, au départ, ne pas l'employer: d'abord parce que Dieu est un substantif et cela incite à chercher derrière lui une substance, un être, fut-il l'Etre suprême. Ah! si Dieu était un Verbe! Un acte. Celui qui fait naître l'être. Divin, l'adjectif, trop souvent galvaudé, présente aussi des dangers: d'abord en suggérant qu'il serait imitation de ce sur-être, toujours défini mal, c'est à dire historiquement. Nous ne l'emploierons que lorsqu'il ne sera plus imitation littérale, mais création, à la manière de Jésus, ce poète par excellence de la vie.
Cette vision des choses, ou, plus modestement, cette visée, a introduit dans la méthode de l'exposé un désordre déroutant. Il ne s'agissait plus d'une histoire de la philosophie mise en sa perspective logique ou chronologique, par je ne sais quel "maître". Maître de l'absolu, comme un ersatz de Dieu. Le dernier qui s'y essaya, le dernier géant, Hegel, n'eut que des imitateurs atteints à la fois de nanisme et de suffisance professorale. Il n'est pas nécessaire d'en dire les noms.
Cet essai sur la philosophie de l'acte n'est pas écrit par un maître mais par un étudiant. Un étudiant monté en graine, c'est vrai, puisqu'il approche des 85 ans, mais qui demeure étudiant parce qu'il n'a pas fini de s'émerveiller. De s'émerveiller de ses propres naïvetés et des prétentions médiatisées des manipulateurs de vérités acquises, intouchables managers de la pensée unique, du politiquement correct, de l'orthodoxie religieuse, ou des variantes esthétiques de ce néant.
Il y a bien, dans ces pages, les ébauches d'une histoire de la philosophie, mais elle n'est pas construite selon l'ordre des raisons.
Trop prétentieusement peut-être, ou trop modestement, je ne sais, elle retrace, à tous risques, les étapes de mes enthousiasmes ou de mes déceptions. La rencontre (je n'ose pas dire la découverte) de limites et d'impostures, comme celles par exemple des pontifes millénaires de l'Occident, d'Aristote à saint Paul, ou de Descartes à Auguste Comte, ou, pour en donner une illustration mineure, l'attribution, l'appellation contrôlée du label de philosophes aux idéologues anglais du parti vénitien et de la Compagnie des Indes.
C'est déjà un travail qui dépasse les forces d'une seule vie que de dénoncer trois millénaires de postulats tenus pour des axiomes, ou d'avoir le recul et l'élan nécessaires pour franchir les traditionnelles limites.
J'aurais atteint une partie de mon objectif, si seulement j'avais communiqué à d'autres, et de plus jeunes, le désir de poursuivre cette tâche.
Mais il ne s'agit pas d'un programme seulement réflexif de remise en question. Ce serait déjà beaucoup d'avoir compris que toute philosophie qui ne prépare pas l'homme à rechercher le sens de sa vie, à se considérer comme membre responsable d'une communauté universelle, et à agir selon ces principes, ne mérite pas le nom de philosophie.
Mais cette prise de conscience exige un changement de style de vie et une action: seule une pensée consciente de ses postulats et procédant de façon créatrice par anticipation, qu'il s'agisse d'hypothèses scientifiques, d'actes de foi ou d'utopies sociales, nous permet d'agir sur le monde et de le transformer.
La première démarche rend la philosophie parente de ce que l'on appelle maladroitement théologie, comme si l'on pouvait parler de Dieu, et non, à tâtons, sans parole, essayer de discerner les exigences d'une vie habitée par la totalité de la vie.
Car telle est la culture: l'ensemble des rapports qu'un individu ou une communauté entretiennent avec la nature, les autres hommes, et la recherche de leurs fins dernières, que certains appellent Dieu et d'autres la sagesse
Dans cette recherche du sens de la vie, l'épopée, le roman, le poème, la mystique, ont plus apporté à notre désir: pour la tradition occidentale Eschyle, Sophocle ou Aristophane m'ont plus interpellé sur le sens de la vie que toute la philosophie grecque depuis qu'elle s'est séparée de la pensée orientale dont était imprégné, par exemple, le prince Héraclite, et avant que le questionnement de Socrate ne soit connu qu'à travers les dogmatismes de Platon.
Il fallut Kazantzakis pour faire renaître, avec son Odyssée, les plus hauts désirs de l'homme éternellement itinérant et voracement interrogateur.
Rome, avec ses soldats, ses maçons, et ses rhéteurs, ne m'a rien appris de vivant et de vivable.
De la France Rabelais et Pascal, puis Victor Hugo, Romain Rolland, Mauriac, Bernanos, Claudel ou Saint John Perse, m'ont obligé au réveil plus que n'importe quel philosophe professionnel d'aucun pays, à l'exception, peut être de Leibniz, de Kant et de Fichte comme du Faust et du Wilhelm Meister de Goethe.
Et puis les fous de Dieu qui furent les vrais sages: de Joachim de Flore au cardinal de Cues, de Maître Eckhart à saint Jean de La Croix, de Kierkegaard à Dostoïevski. Et à Nietzche, le plus grand des passeurs de frontières après Jésus.
Tous ceux-là ont vécu, comme les Pères de Cappadoce, en Asie, ou Clément d'Alexandrie en Afrique, de cette foi fondamentale et première, ou de cette sagesse unifiante, inséminée d'univers, qui naquit en Chine avec le Tao: "Etre UN avec le TOUT ", comme l'écrivait l'un des plus grands penseurs de tous les temps: Tchouang-Tseu.
Retrouver en soi le souffle de la vie créatrice, découvrir que ce qu'il y a de plus personnel en nous, c'est l'acte incessamment créateur de la vie universelle: " Tu es Cela ", des Védas et des Upanishads, du Ramayana et de la Baghavad Gita, de Çankara à Radhakrisnan.
Les poètes, les mystiques et les voyants de l'Islam, sont une merveilleuse introduction à cette foi universelle. Depuis les grands livres initiatiques de "l'homme total" (Insan Al Kamil), des "Récits de l'exil" ou de "l'Archange empourpré" d'Avicenne et de Sohrawardi, au "Langage des oiseaux", de Attar, du monumental "Mathnawi" de Roumi (ce que l'on a appelé parfois: Le Coran des Perses) aux poèmes ourdous de Kabir et à l'oeuvre géante d'Ibn Arabi en Espagne andalouse, frère spirituel, à trois siècles d'intervalle, de saint Jean de la Croix, nous conduisent à ce qu'il y a de plus intime et de plus spécifique dans l'Islam par rapport aux trois religions révélées: son esprit d'universalité, reconnaissant tous les prophètes, faisant d'Abraham "le Père des croyants" comme dit le Coran, et de Jésus "le sceau de la sainteté", comme écrit Ibn Arabi dans sa Sagesse des Prophètes qu'il accueille, tous, comme les messagers de Dieu.

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La réflexion fondamentale sur la foi dans son universalité, se trouve dans les plus belles traditions abrahamiques depuis Le vivant fils du vigilant (Hayy Bin Yakzan) d'Ibn Thofayl de Cadix (1100-1185), au Traité théologico-politique de Spinoza (1632-1677), et à la Profession de foi du Vicaire Savoyard de Jean Jacques Rousseau (1712-1771), l'on trouve chez le musulman, le juif et le chrétien, la source commune de toute foi, communicable, comme l'écrivait le pasteur Bonhoeffer dans sa prison nazie, à un monde sans Dieu.

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Les Woodstocks pontificaux ne signifient pas un réveil de la foi, pas plus que les Woodstocks des rockers ne signifient un réveil de la musique ou de la culture.
Ni les succès de la secte Moon. Ni les déferlements médiatiques des sermons télévisés des révérends américains maîtres de la business religion.
L'épidémie des quarante mille suicides d'adolescents qui sont, en France, (comme dans les pays développés, où l'on meurt non par absence de moyens, comme dans le tiers-monde, mais par absence de fins) la principale cause de mortalité pour les jeunes, ne sera pas enrayée par les psychologues, les saints bernards ou les terre-neuve sauveteurs d'égarés individuels. Ce qui manque à cette jeunesse, c'est un grand dessein qui vaille la peine de vivre, contre la désintégration du tissu social par le monothéisme du marché, son désert spirituel et ses évasions dans le décibel, la drogue ou la mort.
Hors d'Occident ce grand dessein est né. Pas seulement pour créer l'unité harmonique de l'unité du monde et donner à chaque porte-Dieu, quelle que soit son origine, les possibilités économiques, politiques, spirituelles, de déployer pleinement le Michel Ange ou le Kuo Hsi qu'il porte en lui, mais pour en finir avec les égoïsmes sacro-saints des individus qui ne peuvent s'élever que par l'abaissement de leur rival de jungle, ou des peuples élus pour asservir les autres.
Le grand dessein, c'est, contre l'individualisme insulaire et désert, la communauté où chacun est lié à la vie par le sens de sa responsabilité à l'égard de tous les autres.
Cette foi, qui s'exprime dans l'action, est celle de Jésus, en train de renaître là où les pauliniens de Rome voudraient la tuer: chez ceux qui tentèrent l'expérience divinement humaine des prêtres-ouvriers; dans les communautés de base des favelas du Brésil, qui furent et demeurent le terreau humain des théologies de la libération, chez ceux qui cherchent d'où cette foi peut naître au coeur de toutes les spiritualité vivantes et militantes du monde. Le père Monchanin en fut le précurseur dans son effort pour "repenser l'Inde en chrétien et le christianisme en indien " et qui a fait lever aujourd'hui des continuateurs comme Raimundo Pannikar en Espagne ou René Guénon en France, vivant l'Islam comme le Coran évoque Jésus, ou le père Hegba en Afrique, enracinant Jésus dans les plus profondes spiritualités du monde noir.
Cette queste fraternelle n'a rien à voir avec l'éclectisme ou le concordisme. Il est l'expression d'une foi véritable en la transcendance: si Dieu est sans commune mesure avec toute connaissance humaine qui prétendrait le définir, c'est à dire l'enfermer dans sa propre culture, nous avons besoin de l'expérience de tous ceux qui tentent la même approche à partir de leur propre culture. Ainsi seulement nous pourrons briser nos limites, enrichir notre foi, et en comprendre la spécificité par une communion intérieure profonde avec la culture et la foi des autres. Il est appauvrissant de croire que ma religion est la meilleure, simplement parce que j'ignore toutes les autres.
Telles sont les conséquences ultimes de l'opposition entre une philosophie de l'être et une philosophie de l'acte.
- La première, la philosophie de l'être postule l'existence d'une nature dont l'homme peut extraire des données et les combiner de manières diverses pour les commodités de ses classifications et de ses hiérarchies des êtres. A partir de là il peut même manipuler techniquement cette nature mais ne peut lui assigner d'autres fins que celles de son créateur primordial (ou de ses lois éternelles si l'on nie cette création faite une fois pour toutes). En d'autres termes l'homme a une nature qu'il ne saurait transcender.
-- La seconde, la philosophie de l'acte, repose, elle aussi, sur un postulat: celui du pouvoir de l'homme de transcender cette nature et de procéder au contraire à sa création continuée: l'homme n'a pas une nature, il a une histoire. Celle des créations de sa culture, qui le distingue de l'animal: les abeilles des Bucoliques de Virgile se comportent comme nos contemporaines, et, même à l'échelle paléontologique, l'évolution n'est pas une histoire: l'être biologique n'est pas son acteur.
Si l'homme avait, comme les animaux, une telle nature, il n'aurait même pas dépassé les limites que l'environnement impose à son entretien. Pour dépasser les quelques millions d'êtres humains qui ont peuplé la terre pendant des millions d'années, il a fallu que l'homme crée une agriculture pour son alimentation, une industrie pour la transformation de son milieu et pour sa protection, en un mot une culture qui déjà permette la multiplication de l'espèce.
Il a fallu pour cela qu'au delà des dérives immuables de son instinct, il ne se contente pas d'utiliser les matériaux dans cette autre nature qui l'entoure, le contient et le contraint, mais qu'un projet oriente son propre travail, en détermine l'organisation et celle de la société qu'il a constituée et à laquelle il assigne des fins et des structures qui ne sont pas inscrites dans les lois de l'instinct intérieur ou de l'environnement extérieur. Cette émergence du projet est ce qui sépare radicalement l'homme de l'animal.
Ainsi donc, tout empirisme organisateur, selon l'expression de Charles Maurras, le plus rigoureux théoricien du conservatisme, conduit à se conformer à l'ordre établi et à ses évolutions naturelles, linéaires, comme celles de la Providence de Bossuet, du Progrès de Condorcet et de la loi des trois états d'Auguste Comte, qui en sont des versions laïcisées.
Résignation ou révolte, collaboration ou résistance, dirions-nous selon une terminologie plus récente, tel est le choix vital, et toute philosophie qui ne nous aide pas à faire ce choix n'est qu'une idéologie de justification de ce qui est ou de ce qui devient sans nous, comme l'accroissement technique de la production et de la consommation.
Ce choix nous avons voulu le suggérer au cours de nos efforts d'interprétation des philosophies en fonction des exigences historiques des dominants ou des dominés. Les dominants justifiant leur domination au nom de l'empirisme ou d'une raison éternelle, les dominés ayant le choix entre l'acceptation de cette vision, et la révolte contre elle et du pari sur un avenir qui ne soit pas la simple résultante du passé, dessein d'une Providence ou dérives mécaniques d'un déterminisme laplacien.
Contre les capitulations du c'est ainsi, nous maintiendrons ce choix qui fut celui de Gracchus Babeuf lorsqu'à la veille de sa mort sur l'échafaud où l'avait envoyé le Directoire, le 28 mai 1797, il écrivait à son ami Felix Lepelletier: "Un jour, lorsque la persécution sera ralentie, lorsque peut être les hommes de bien respireront assez librement pour pouvoir jeter quelques fleurs sur notre tombe, lorsqu'on en sera venu à songer de nouveau aux moyens de procurer au genre humain le bonheur que nous lui proposions, tu pourras chercher, et présenter à tous, ces fragments qui contiennent tout ce que les corrompus d'aujourd'hui appellent mes rêves. "

Roger Garaudy, L'avenir mode d'emploi, Editions Vent du large, 1998