15 août 2013

De la "modernité"



Le mot de « modernité » recouvre un ensemble
assez confus de comportements :
— une civilisation dominée par les sciences et les
techniques. Une raison pragmatique, liée à l'efficacité,
et devenue l'arbitre de la réalité : toutes les
questions auxquelles elle ne peut pas répondre sont
de fausses questions. Y compris les questions du bien
et du mal, déterminées dès lors par les rapports de
force.
— un monothéisme totalitaire du marché, c'est-à-dire
de l'argent. Un système où toutes les valeurs
sont réduites à des valeurs marchandes.
— un mode de vie « occidental » qui tend à
réduire l'homme à un producteur de plus en plus
efficace, un consommateur de plus en plus vorace en ses
plaisirs, mû par le seul intérêt individuel.
Urbanisme cancéreux des « promoteurs, mégalopoles,
pieuvre des supermarchés, barbarie informatisée
des modernes fossoyeurs, hypnose télévisuelle induisant
un somnambulisme de masse, la « modernité » seraitelle
la mort lente de l'art, de l'amour, de la foi, de tout
ce qui donne à la vie un sens et une responsabilité ?
Est moderne, dit le dictionnaire Robert, « ce qui
bénéficie des progrès récents de la technique et de la
science ».
Une science mythique, telle que le positivisme put la
croire reflet d'une réalité absolue et système achevé.
L'essor des sciences et des techniques, depuis le
20e siècle en particulier, semblait justifier cet optimisme
d'un productivisme déchaîné qui serait capable
de répondre à tous les besoins et de fabriquer le
bonheur.
La science considérée comme seule source de vérité et
seule dispensatrice d'espoir refoulait la religion comme
archaïsme. La sécularisation est aussi l 'un des critères
de la modernité. Cette rupture avec l'autorité de la
tradition conduisait à l'exaltation de l'individualisme
en rupture avec le passé.
L a notion de rupture est devenue la dominante de la
modernité. L'art moderne, en peinture par exemple,
s'est défini par une série de ruptures à l'égard des
canons du passé, de l'imitation de la nature, notamment
par la perspective et l'anatomie.
Briser la couleur, et c'est l'impressionnisme.
Briser l'espace et la forme, et c'est le cubisme.
Briser l'anecdote et la chose, et c'est l'abstraction.
Ce qu'il est convenu d'appeler le « nouveau roman »,
après les ruptures de Joyce et de Faulkner, systématisées
en France par Robbe-Grillet, c'est la rupture avec
le sujet, intrigue ou récit, le personnage et sa psychologie,
le temps linéaire ou l'espace structuré.
Cette notion de rupture est devenue tellement dominante,
obsessionnelle, que la « modernité » a fini par
être changement pour le changement, nouveauté à tout
prix. Fût-ce en puisant, par ignorance du passé ou par
défi conscient, dans la tradition.
Prenons par hasard, dans une revue « branchée »,
l'annonce d'un concert Rub à Dub : « A u moment où le
rock n'avait plus rien à raconter que son passé, voilà
que, comme par enchantement, se lèvent partout des
hordes de breakers, smurfers, rappers, scratchers, toasters,
qui démodent d'un coup tout le spectacle dominant,
qui renvoient à la case départ tous ceux qui
avaient eu tant de mal à se faire un petit nom dans la
culture rock. Tous ceux qui étaient " bien branchés ",
mais sur une prise où n'arrivait plus le courant. »
Cette fébrilité dans la recherche du nouveau pour le
nouveau, quels qu'en soient le sens et la valeur, est une
nouveauté qui se contente de nier ce qui la précède.
Peindre ses cheveux en vert ou en rose est une
manière de se désolidariser par défi, sans être pour
autant une originalité, moins encore une création.
L'avant-garde de n'importe quoi.
L'originalité n'est pas simplement la singularité de
l'extravagance et de l'arbitraire, mais la connaissance
profonde du passé et des exigences de son rejet pour
répondre à des problèmes inédits. Sans quoi le jamais
vu et la table rase se substituent à la création véritable,
qui est à la fois l'intégration organique des créations
antérieures et leur dépassement.
L'un des peintres les plus novateurs et les plus
subversifs du 20e siècle, Juan Gris, écrivait que « la
grandeur d'une création nouvelle se mesure à l a force
du passé qu'elle porte en elle, et non à son ignorance des
efforts antérieurs de création et de dépassement ».
Cette frénésie du rejet ignorant conduit à la désertification
de l'homme dans tous les domaines, de la vie
privée à la politique.
Un couple dit moderne est un couple pour qui les
rapports entre la sexualité et l'amour ne posent pas de
problèmes.
Une morale dite moderne est un comportement
permissif, qui ne s'est jamais interrogé sur le sens
qu'ont pu avoir les normes avant leur légitime rejet.
Une telle morale ne se situe pas « au-delà du bien et du
mal », mais en deçà.
Une société dite moderne est une démocratie occidentale
au sein de laquelle les lois du marché et de la
croissance sont les seuls régulateurs.
Dans la dernière période, cette défaite de l'homme,
victime de ses progrès techniques, a reçu une sinistre
confirmation dans les deux variantes, Est et Ouest, de
la « rationalité » occidentale.
L'une, celle de l'Ouest, a conduit à dix Hiroshima
dans la boucherie du Golfe.
L'autre, celle de l'Est, à l'implosion du système
soviétique, où l'on a cru qu'un essor illimité des sciences
et des techniques permettrait de « rattraper et de
dépasser » le capitalisme, s'intégrant ainsi au modèle
occidental de croissance, sans prendre conscience que
l'inégalité n'est pas une maladie du capitalisme mais
qu'elle fait partie de sa structure, car elle est la
condition même de la croissance.
Ce qui est fondamentalement en cause dans cette
conception de la « modernité », c'est le modèle de
rationalité occidentale.
Or, cette conception réductrice de la « raison », dont
Nietzsche avait souligné déjà qu'elle est « la marque
distinctive des Européens », est aujourd'hui mise en
cause par le développement même des sciences, qui fait
éclater les mythes du scientisme.

Roger Garaudy, Les fossoyeurs, Un nouvel appel aux vivants,
Editeur l’Archipel,  1992, pages 108 à 111