23 décembre 2011

Le journal d'un mutant, par Joseph Boly (3). La prière de Mamadou. Les larmes de Noël. La messe sur Gorée

8. La prière de Mamadou (p.23)

         J’attendais la chaloupe à l’embarcadère de Dakar. Mon ami nigérien, Mamadou, venait de débarquer pour une promenade en ville. Mais c’était l’heure de la prière. Je l’ai observé en silence. Il a demandé un tapis et des babouches. Il s’est déchaussé et a enlevé ses bas. Il a fait ses ablutions au robinet de l’embarcadère. Il a sorti son chapelet. Il a regardé le ciel, debout, les mains tendues comme les branches d’un arbre. Il s’est incliné profondément, couché comme une pierre. Il s’est tenu à genoux, comme un homme. C’est ainsi qu’est rythmée l’oraison musulmane, selon les trois ordres de la nature, en union avec le cosmos. Autour de lui, la vie continuait, bruyante. Personne n’y a fait attention.
            Sauf moi ! Le soir, dans l’isolement de ma chambre, j’ai redécouvert un chapelet trop longtemps délaissé. Je redécouvre la prière. La meilleure est celle qui m’échappe à tels moments de la journée ou de la nuit. C’est toujours une re-connaissance, une action de grâces, une adhésion à Jésus-Christ.
            J’éprouve du mal à faire prier mon corps, même si je l’apprécie chez autrui. Mais je me sens toujours enveloppé dans le corps de l’univers, en communion réelle avec la création. Je vis pleinement dans la communion des saints qui est une communion de saints et de pécheurs, de vivants et de morts. Je crois en la puissance de la prière, dans l’espace et même dans le temps. Il m’arrive de prier pour la conversion de Judas et pour d’autres qui nous ont quittés depuis longtemps.
            Je recherche, par contre, les lieux de la prière. Celle-ci n’est jamais si intense qu’à Pais, auprès de la Vierge de la rue du Bac ou du confessionnal de Saint-Sulpice, dans le silence abrupt de La Salette ou dans la solitude bienfaisante de Gorée, partout où l’éloignement de mes habitudes me rapproche de Dieu.

           
9. Les larmes de Noël (p.25)

La nuit de Noël, j’ai célébré la messe sur Gorée et j’ai demandé aux fidèles, à l’invitation du cardinal, de prier pour ls membres souffrants du corps du Christ.
A la sortie de l’office, alors que la foule se congratulait à la téranga, un homme est venu vers moi, en larmes. C’était un Français de Dakar qui avait perdu, peu de temps auparavant, une amie, jeune professeur, assidue de la messe de minuit de Gorée, emportée en quelques heures par une crise de paludisme.
Nous avons parlé longuement, dans la nuit, jusqu’à l’embarcadère. En un rien de temps, je savais tout d’elle, qu’elle était du Nord, comme moi, qu’elle avait été rapatriée à Lille…et jusqu’à son nom.
Ah ! qu’on est désarmé, sans voix, sans réponse, sans explication devant le mal et la souffrance des hommes : une disparition brutale, un tremblement de terre, une extermination par la faim.
Et cependant, il y a la mort du Christ, il y a la résurrection du Christ. Aucun scandale humain ne peut dépasser en horreur celui de la suprême innocence, anéantie sur la croix ! Aucune parole ne peut être plus réconfortante que celle de Jésus de Nazareth nous disant : « Je suis la voie, la vérité et la vie. Celui qui croit en moi vivra éternellement. »
Au mystère du mal et de la souffrance, on ne peut répondre que par un acte de foi, fondé sur la confiance illimitée qu’on peut avoir dans la personne de Jésus-Christ. Au temps du vieillard Job, on pouvait peut-être dire que Dieu permettait la souffrance. Au temps de Jésus-Christ, c’est-à-dire de l’Agneau égorgé dont il est parlé dans l’Apocalypse, on sait que Dieu souffre avec chacune de ses créatures, et certainement beaucoup plus, infiniment plus.

10. La messe sur Gorée (p.27)

Dans la vaste Chine, quand il n’avait ni pain ni vin à sa portée, Pierre Teilhard de Chardin célébrait la messe sur le monde. Pour lui,  le point Oméga qui commande l’évolution, du pas de la vie au pas de la réflexion, se confond avec le Christ révélé, ainsi qu’en témoigne saint Paul dans son Epître aux Colossiens : « Il est avant toutes choses et tout subsiste en Lui. » (I, 17) La présence du Christ-Oméga (Christ universel,Christ évoluteur) imprègne donc physiquement tout le créé comme une énergie divine au cœur de la matière. C’est le processus de christification qui, au niveau de la réflexion, c’est-à-dire de la liberté et de l’amour, dépend du bon vouloir de l’homme. Tout est physiquement christifié et tout peut l’être davantage, selon que nous voulons faire rayonnerle Christ universel en nous-mêmes et autour de nous.
Comment ? Par la conscience et par l’amour. L’eucharistie et les sacrements ne sont qu’un moment et un prolongement privilégiés de cette présence. Quand je tiens l’hostie dans mes mains, le Christ n’est pas seulement présent réellement dans un fragment de matière, localisée et extérieure, c’est l’univers entier que je soulève sur ma patène, cet univers que je suis chargé d’achever en y faisant irradier la présence mystique, dans le sens « hyper-physique » du mot, du Christ universel.
            Ainsi disparaît toute opposition entre science et foi, entre vie spirituelle et tâche temporelle. Nous passons d’une morale individuelle à une morale planétaire, celle-ci consistant à contribuer à la réussite du plan de Dieu sur le monde, à tous ls niveaux : au niveau des énergies incorporées (choisir les naissances), au niveau des énergies contrôlées (agir sur le cosmos et le préserver de la destruction), au niveau des énergies spiritualisées (produire une âme nouvelle aux dimensions du monde).

 J. BOLY, Le journal d’un mutant de l’île de Gorée, Bruxelles, CEC, 1987 p. 23 à 27

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