11. Les bruits de Gorée (p.29)
Je ne sais plus s’il y avait des bruits, chez nous.
Ici, j’ai entendu, plus encore écouté
La respiration profonde de la mer
Lorsque les alizés l’agitent dans la nuit.
Les cloches du matin, le chant de la mosquée,
Qui fait courber les corps, se lever les esprits.
L’appel de la chaloupe, au rythme de l’horloge,
Etalant sur le quai un bouquet de sourires.
Le brouhaha confus des jeux et des palabres,
Qui recouvre le jour d’un long tapis sonore.
Le bêlement plaintif d’une chèvre aux abois,
La colère des chats, la détresse des chiens.
Le tam-tam quelquefois, déchirant l’air du soir
Pour que battent le sol les pieds d’une danseuse.
Le silence surtout, le silence ocre et rouge
12. La pierre noire (p.31-32)
Médecine traditionnelle, héritage des guérisseurs qui savent parler aux plantes ou médecine moderne, à base de chimico-thérapie ? D’après Mademoiselle Parès qui pense avoir cultivé le bacille de la lèpre, il faut unir les deux.
Avec beaucoup de patience et de respect, elle est parvenue à nouer des relations de confiance et de collaboration auprès de plusieurs guérisseurs du fond de la brousse. Depuis deux ans, elle a obtenu d’excellents résultats dans deux maisons de santé, ouvertes, dans les environs de Dakar, aux lépreux les plus déshérités.Contrairement, en effet, à ce qu’on dit, la lèpre n’est pas vaincue et les traitements chimico-thérapeutiques, devenant ineffficaces, ne réussissent trop souvent qu’à la renforcer. L’un de ces guérisseurs, extrêmement vieux, a promis à Mademoiselle Parès de l’autoriser, un jour, à livrer par écrit ses secrets.
Ses secrets ? Ils appartiennent sans doute aux plantes, mais peut-être aussi aux incantations qui permettent à ces plantes d’améliorer visiblement la santé des malades. Voilà une nouvelle mutation pour la médecine occidentale qui fait fausse route en rejetant a priori la sagesse des vieux guérisseurs. La nature est peuplée d’êtres vivants. Le guérisseur s’adresse à la plante comme à une personne, pour lui ravir avec douceur ce qu’elle peut bien donner. « Quand je coupe une plante, disait l’un d’eux, je l’entends pleurer. »
Faut-il être animiste pour intégrer les plantes dans notre art de guérir ? Qui sait ? Avec Teilhard de Chardin, nous savons que tout le créé a une âme et que bien des mystères nous échappent. Au moins pouvons-nous voir dans ces incantations qui ne devraient nous gêner en rien, une invitation au respect et à la douceur qui ne peuvent être que bénéfiques aux malades.Ces incantations, à la limite, seraient l’équivalent de la préparation psychologique dont s’entoure volontiers le médecin moderne.
Les pierres, elles aussi, sont des êtres vivants. J’ai, dans ma poche, une « pierre noire » qui possède, d’après le docteur Moussa Daffé, spécialiste en pharmacopée africaine, un pouvoir d’absorption contre les empoisonnements causés par les serpents, les araignées, les flèches, etc. Mais, d’après mon ami Gacou, on préfère, en pays sérère, porter des amulettes qui vont jusqu’à empêcher d’être mordu par un serpent. Ces amulettes contiennent des ingrédients fétichistes, mais souvent aussi des versets du Coran. Mystère de l’Afrique !
La solution n’est pas de choisir entre les médecins formés à l’occidentale et les tradipraticiens, comme on désigne à tort les guérisseurs, mais d’intégrer la médecine traditionnelle dans la médecine moderne, c’est-à-dire de mettre les remèdes de l’une et de l’autre à la portée des masses, à condition de rendre consommables les produits de la médecine traditionnelle qui sont, la plupart du temps, des breuvages dont la conservation est très limitée.
13. Revit Gorée toujours (p.33-35)
J’aime beaucoup cette devise inscrite au blason de l’île : elle évoque un art de vivre sur ce rocher de basalte où échouèrent jadis, pour y être soignés – c’est un souvenir parmi tant d’autres – les rescapés du radeau de la Méduse.
Pas de voitures, pas de trafic, pas de pollution, mais la mer, le soleil, le sable. Des familles de chèvres en promenade. Les chats de l’Espadon et les chiens du Boufflers. Les coqs qui vous réveillent le matin, avant le muezzin, et les cloches de Saint-Charles. Les éperviers tournoyant dans l’azur et les mouettes autour de la chaloupe. Les arbres – filaos, palmiers, baobabs – qui vous couvrent de leur ombre et les bougainvillées qui vous enivrent de leur parfum.
On raconte qu’une déesse tutélaire, Mame Coumba Castel, veille sur l’âme de Gorée et qu’elle a empêché les Français de jamais achever la digue qui devait rattacher l’île au continent. Une digue…Ce serait la fin de ce site ocre et rose qui doit son charme à son isolement. Noms de rues sauvegardés qui font le tour de l’Histoire : rue des Batteries, rue Saint-Germain, rue du Castel, rue du Chevalier de Boufflers, rue Saint-Charles, rue des Gourmets, rue Bambara…Vieilles bâtisses du XVIIIe siècle restaurées auxquelles on a donné un étage pour gagner de la place et une cour intérieure pour se protéger des vents. Magie indéfinissable, faite de couleurs, de bruits et d’odeurs, qui disparaîtrait aussitôt si, par malheur, un jour, Gorée cessait d’être une île. Et puis, plus attachants encore, au milieu de cette nature en fête, des hommes, des femmes, des enfants au type inoubliable.
Mam’ Louise est la doyenne de l’île. Elle veille sur le presbytère et elle trône, le dimanche, à la messe, dans sa parure de signare. Rien d’étonnant que François Truffaut l’ait choisie pour tenir, dans Adèle H, aux côtés d’Isabelle Adjani, le rôle de la vieille femme qui recueille la fille infortunée de Victor Hugo.
Joseph Ndiaye, le conservateur de la maison des esclaves, est assurément le Goréen le plus populaire. Il ne se contente pas, d’ailleurs, de la conserver, sa maison des esclaves, il la fait revivre en projetant dans chacune de ses salles le « son et lumière » le plus captivant qui soit au monde. Peu importe s’il lui arrive quelquefois de placer les Portugais au XVIIIe siècle, à la grande indignation du père D., historien. N’st-il pas là pour témoigner et prendre la place du dernier esclave de Gorée ?
Impossible de parcourir les ruelles de l’ïle, sans rencontrer au moins une fois son plus pittoresque clochard, Henri de Clermont, qui sort de ses interminables rêveries pour voguer d’un mur à l’autre, comme un navire en perdition. Il vous aborde avec une politesse raffinée d’aristocrate pour vous demander – je cite Christian Saglio, auteur de cette admirable « Petite Planète » sur le Sénégal – si, « en quelque sorte, Monsieur mon grand ami, c’est-à-dire mon cher camarade, étant donné que c’est dimanche, jour du Seigneur, vous n’auriez pas peut-être l’obligeance de bien vouloir quand même compléter les quelques piècettes encore insuffisantes pour m’offrir un petit peu de la liqueur convoitée »
Mussaba (Moïse), stature de toutcouleur, est le marchand attitré de l’Hostellerie du chevalier de Boufflers. Il se promène de table en table, les bras chargés de colliers et de bracelets. C’est un plaisir de traiter les petites affaires avec lui : « parce que tu es mon ami ! » dit-il. Il est parvenu à me fournir à un bon prix un magnifique tapis de prières importé du Maroc.
Il faudrait évoquer tous les autres, un petit monde qui se connaît et qui se salue en chemin ou sur la chaloupe : le sacristain Léopold, l’ancien conseiller municipal, le secrétaire d’Etat civil, le receveur desP.T.T. et son sympathique commis (Comment ça va ? Ça va bien ?), le combattant des Forces françaises libres, le groupe des Américaines, le commissaire de police, les garçons du Boufflers et de l’Espadon, les vendeuses de poupées, l’imâm du petit bazar, les vieilles marchandes de cacahuètes et de noix de cola, la « chérie » qui circule sur la chaloupe avec ses perles et son éternel sourire, les balayeurs du gouvernement, les enfants enfin, les innombrables enfants qui jouent, qui chantent, qui dansent, parce qu’ils sont l’avenir de l’île.
Ah ! j’oubliais, mais ce sont des tribus étrangères : les touristes qui n’hésitent pas à afficher, en pleine rue, leur triste nudité et les marins soviétiques qui, non contents d’écumer, au large, les eaux sénégalaises, viennent se dorer sur la plage, loin des insulaires, et repartent, plus rouges qu’avant, sans avoir dépensé un kopeck.
J. BOLY, Le journal d’un mutant de l’île de Gorée, Bruxelles, CEC, 1987, pages 29 à 35
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